Rencontre avec Adrien Grimmeau

 

Parler au corps avant de parler au cerveau

Rencontre avec Adrien Grimmeau, historien de l’art, Directeur de l’ISELP et commissaire de la 10e Triennale d’art contemporain Magma. Propos recueillis par Frédéric Blondeau

Adrien Grimmeau a consacré plusieurs livres aux questions d’art dans l’espace public, notamment le graffiti à Bruxelles. Son intérêt le porte vers les questions de décloisonnement et de réception des œuvres.

« Pour une identité fluide » est la thématique de cette édition. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

AG : Je dirais deux choses par rapport à cela. D’abord que le concept a été développé avec Muriel Andrin, qui est professeure de questions de genre à l’ULB, dont les recherches portent sur la notion  de  fluidité  appliquée  aux questions liées à l’identité sexuelle. Ensuite que cette idée de fluidité rejoint parfaitement notre conception de ce que doit être une exposition, à savoir une expérience dans laquelle on invite le spectateur à vivre une sorte de déplacement durant son parcours de visite. La question est : comment l’art peut nous accompagner dans ce déplacement de nous-mêmes ? Ce qui me semble particulièrement pertinent dans cette question de la fluidité, c’est qu’il s’agit d’accepter que l’on peut être multiple, que l’on peut passer de certaines zones de définition à d’autres, que notre identité est plurielle. C’est cette expérience-là qu’on veut faire vivre aux visiteurs.

L’aspect d’immersion est aussi important dans ce que nous proposons. Nous cherchons à construire une Triennale qui parle au corps avant de parler au cerveau. Nous avons sélectionné des œuvres pour lesquelles la question principale n’est pas de comprendre, mais de ressentir. Notamment au Musée L où le thème retenu est l’image fluide, c’est-à-dire une image qui nous échappe, dont on n’a pas toutes les clés de compréhension. Le déplacement, c’est aussi cela. Accepter d’être conduit ailleurs, ne pas chercher à rationnaliser. Un des problèmes qu’on identifie dans l’art contemporain, c’est le fait que les gens essaient toujours de comprendre et s’énervent quand ils ne comprennent pas. Ce n’est pas grave !

L’art actuel est perçu comme difficile d’accès et touche souvent un public assez restreint. Vous qui cherchez à toucher un public large et varié, n’avez-vous pas peur de cette difficulté ?

AG : Un curateur n’est pas l’autre. Chacun répondra à sa manière. Mais clairement, Muriel Andrin et moi souhaitons être très respectueux du public de deux manières. La première, c’est de nous assurer qu’en une journée les visiteurs pourront voir tous les lieux. Une Triennale ce n’est pas essayer de caser un maximum de choses, même avec un concept génial. Deuxièmement, nous ne nous adressons pas à un milieu spécifique. Nous cherchons à faire vivre une expérience à n’importe quel visiteur qui a envie de jouer le jeu. En ce qui me concerne, je m’intéresse beaucoup aux frottements entre l’art et la société et ça me plaît quand l’art sort de ses cases habituelles Ce n’est ni du nivellement par le bas ni de la démagogie. Il y a de très bonnes œuvres d’art à mon sens qui peuvent parler à tout le monde.

Quels conseils peut-on donner aux personnes qui participeront à cette Triennale ?

AG : Le premier conseil, c’est d’essayer de visiter tous les lieux qui sont à Ottignies et Louvain-la-Neuve parce que c’est une expérience complète que nous proposons, la plupart des artistes exposant dans plusieurs lieux. Le deuxième conseil, c’est de se laisser faire et de donner le temps aux œuvres. La liste des artistes qui participent à cette Triennale et les œuvres qu’ils·elles proposent est juste incroyable. Donc, laissez-vous faire. Prenez le temps de regarder les films, les peintures, les sculptures, les photos et de laisser émerger quelque chose.

Comment s’est opéré le choix des artistes ?

AG : On a resserré notre programmation sur des artistes belges pour encourager la création, particulièrement mise à mal ces derniers temps. L’objectif de départ était de parvenir à embrasser tous les thèmes ou sous-thèmes qui nous intéressaient, en allant chercher des artistes belges de générations différentes. Les artistes femmes sont majoritaires dans l’exposition. Il est vrai que le thème de la fluidité des identités se prête à aborder des questions liées au féminisme. Nous avions aussi des sous-thématiques. Ainsi, nous souhaitions creuser des questions de cinéma, faire des liens avec le théâtre, aller vers des matériaux souples, valoriser l’humour, l’échec ou la prise de risque. Petit à petit, quelque chose de cohérent s’est mis en place.

La fluidité, c’est casser les frontières

En fait, on ne choisit pas des œuvres. On choisit des artistes en qui on a confiance. En fonction des lieux, des discours, des dialogues, ils font des propositions. Et c’est enthousiasmant de voir leur investissement et ce qui en émerge. Et comme la fluidité c’est casser les frontières, nous avons souhaité inviter des gens qui ne sont pas habituellement présentés dans le circuit de l’art contemporain. Par exemple, nous avons dans le parcours d’exposition Kitty Crowther qui vient de l’illustration pour la jeunesse, Claudio Stellato, artiste circassien, ou Vincent Glowinski qui vient du graffiti…

En quoi est-ce important de donner la parole à des artistes sur des questions telles que la fluidité ?  Qu’ont-ils·elles à nous dire que d’autres ne disent pas ?

AG : C’est une question complexe. En tant que curateur ou visiteur d’exposition, je me méfie en général des expositions-discours. Je me souviens d’une Biennale où la commissaire avait dit très intelligemment : si les artistes ont vraiment un thème politique à développer, qu’ils écrivent un livre ou fassent du journalisme… Il y a bien sûr des artistes qui ont un discours et un regard très engagés et pertinents sur des sujets de société, mais ce n’est pas mon approche de l’art. Je pense que les artistes, sans grand discours, mais par les sens, les émotions et les actes, peuvent nous inciter à trouver une place plus juste au monde. Un thème comme la fluidité, qui renvoie à des questions identitaires, nous invite à d’abord nous changer nous-mêmes pour pouvoir ensuite changer la société. Du coup, il importe de faire ressentir avant de dire. Je crois que c’est extrêmement important et que ce n’est pas si fréquent dans notre société aujourd’hui. C’est un rôle qui est dévolu à l’art et que l’art doit prendre et assumer. En ce sens et plus largement, je crois que l’art a la même fonction initiale que la religion, sans les questions liées au divin : il s’agit de relier socialement les gens (religo). Oui, l’art a cette fonction-là aussi. Créer un contact avec quelque chose d’autre, un ailleurs, qui peut être notre corps, le corps social, des émotions, etc., et qui nous permet de mieux exister ensemble.

Que pensez-vous des projets dits de « recherche-création » situés à la frontière entre arts et sciences développés par l’UCLouvain ?

AG : D’abord, je trouve ça super intéressant et je suis ravi de voir que plusieurs projets de recherche-création ont pu être suscités par la Triennale. A titre personnel, je ne suis pas entièrement convaincu par les thèses de doctorat d’artistes. Par contre, je suis très enthousiaste par rapport à cette hybridation de la science par l’art et inversement. Et les projets qui ont déjà pu être menés par l’UCLouvain le montrent : ça élargit les horizons des deux parties. Les scientifiques abordent leurs questions autrement et les artistes enrichissent leur regard sur le monde. Il est primordial d’encourager ces échanges entre disciplines différentes.

Publié le 15 septembre 2021