Luca Giacomoni, le moment parfait, délicat et crucial

Artiste en résidence pour l'année 2020-2021, Luca avait depuis plusieurs mois proposé la thématique de l'imaginaire comme réponse à nos sociétés en crise. L'actualité lui donne puissamment raison.

Le moment parfait, délicat et crucial

Notes sur le changement de paradigme / 1

C’est rare de voir l’histoire de l’humanité en action. Le plus souvent nous avons l’impression qu’elle avance lentement, presque invisible, comme ces grandes mutations géologiques qui échappent à notre perception. Ou comme un végétal, qui pousse de manière non linéaire en cherchant silencieusement l’espace vide. Néanmoins, parfois l’histoire opère un mouvement brusque, sec, à grande échelle, et ce virage devient soudainement visible. La fracture est là, et nos certitudes sont secouées, nos idées emportées par le doute, les sens en alerte. C’est un spectacle étrange, effrayant même, car cela ne se produit jamais comme on l’avait imaginé.

Maintenant ce spectacle est sous nos yeux, et présente tous les signes d’une tragédie. On y retrouve la peste, la ville maudite qui est à l’origine de la pestilence, le retour violent d’un passé refoulé (dans notre cas, les crimes commis depuis des siècles contre la nature) et une énigme ancienne à résoudre. Un dilemme qui nous remet en question, et face auquel chaque choix comporte une perte. Comme dans une tragédie grecque, le désir de purification s’associe à la volonté irrationnelle de sacrifier un bouc émissaire. Sauf qu’au théâtre c’est le héros qui meurt ; dans la vie réelle, c’est le chœur.

Devant cette réalité un sentiment d’urgence s’impose et la nécessité d’agir efficacement va de pair avec le besoin de calme, de lucidité. Quoi faire ? Comment répondre à cette situation sans se laisser emporter par l’émotion du moment ? De toute évidence, les monologues de la politique n’offrent pas de réponses valables. Leur contenu est désormais réduit à l’affligeante fonction RP des rouages économiques, et leur narration n’est qu’un vide remaniement d’histoires déjà entendues. Pourtant, un changement de paradigme apparait inévitable.

La crise que nous traversons est avant tout l’effondrement d’un modèle de civilisation. Et une exhortation à revoir ce qui semblait être acquis, ce que nous appelions la “normalité”. Alors comment réinventer, concrètement et à notre échelle, le sens du mot “communauté” ?

Le rôle traditionnellement attribué aux artistes est d’ouvrir l’imaginaire, réactiver nos mémoires, indiquer l’ailleurs. C’est un rôle essentiel, vital. Une activité rarement estimée à sa juste valeur au sein d’une société qui comptabilise le temps, centrée sur le résultat, obsédée par le besoin de tout contrôler et tout comprendre. Mais le mythe est plus précis que la science, et le pouvoir de l’imaginaire dépasse largement la pertinence de nos calculs. Donc mettons-nous à l’œuvre et commençons par trouver une parole qui soit à la hauteur du moment présent. Avant de s’empresser dans l’analyse, prenons le temps de voir. Essayons de décrire l’horizon qui se dégage devant nous et, avec les moyens du bord, tâchons d’être de bons cartographes.

Par quoi commencer ? Par ce qui nous est le plus proche, ici et maintenant.

Par quoi commencer ? Par ce qui nous est le plus proche, ici et maintenant. Chacun de nous peut rétablir un dialogue avec ce qui lui est cher, prendre note de ce qui convient, ce qui ne convient pas. Chacun à partir de son périmètre, de sa propre sensibilité. Nos chemins personnels se fondent avec le destin des autres, et l’expérience unique de tout individu nous est précieuse.

Le sens étymologique du mot crise est “décider”, “faire un choix”. Nous avons l’occasion de faire le tri, de séparer l’utile de l’accessoire, de nous débarrasser une fois pour toute des objets qui nous encombrent. Le retour à l’essentiel n’est pas le privilège d’une classe, ni le temps de la réflexion un luxe (si je peux me permettre : méfions-nous des refrains affirmant le contraire). Alors comment être créatif à partir des conditions qui me sont données à vivre ? Voilà une question à laquelle tout le monde peut répondre.

Dans un article paru récemment, Bruno Latour a proposé de “décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaines que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre.” En ajoutant même que ce sera “d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue.” En effet répondre à la gravité de la situation est un devoir intime, avant d’être une responsabilité collective. Pour ma part, je parlerai de théâtre. Et je vais le faire par des notes éparses, à développer, car c’est ainsi que je conçois ce début de réflexion.

Le théâtre est mon champ d’action, et ce qui m’est cher. Ce minuscule fragment du réel sera donc mon point départ. Un lieu de confinement de la pensée, choisi à titre d’exemple. J’aurais pu être aide-soignant, professeur universitaire, agent de police ou boulanger : l’exercice aurait été le même. Dans ce contexte, n’importe quel terrain de jeu est propice à la remise en cause de nos habitudes.

Le théâtre est un objet étrange, presque hors du temps. C’est une suspension de la vie ordinaire : avec un ordre interne, des règles, une tension et une beauté qui lui sont propres. Un concentré de vie, pour ainsi dire, une sorte de vie élevée au carré. Par conséquent, il est alternativement mort et vivant, écrasé sous le poids des lieux communs ou vibrant de justesse. En tant que jeu de société (rappelons-le en passant) le théâtre est une activité nécessaire aux humains comme se nourrir ou se soigner.

Le théâtre est un objet hors du temps, je disais, mais il est aussi un outil étonnamment approprié pour prendre le pouls d’une époque. On peut y ausculter ses arythmies, surveiller les symptômes de son dysfonctionnement. Si on peut juger une civilisation à travers les histoires qu’elle produit, le théâtre est un miroir assez fidèle des lignes de tensions qui traversent la nôtre.

Parmi ces lignes de tension, prenons comme élément de comparaison la question de la justice sociale. Il est évident que notre société est marquée par des inégalités grotesques. Pas besoin d’en dire beaucoup plus sur cette situation absurde et révoltante. Mais regardons ce qui se passe au théâtre : quelle est la distribution des outils de création ? Est-il vraiment possible de parler d’équité, d’une juste répartition des moyens, de justice sociale ?

Regardons un instant la vocation, le contenu des créations ou des programmations des grandes institutions : combien de pièces de théâtre (mais aussi de ballets, de concerts, d’opéras ou d’expositions d’art) ne sont finalement que l’auto-célébration d’une élite qui se complaît dans sa supposée supériorité intellectuelle ? Et combien d’efforts sont déployés, de la part des artistes, pour être admis dans ces cercles dorés ? Il serait peut-être temps d’assumer cette narration, chiffrer les moyens employés pour alimenter ces dispositifs d’exclusion, et nommer l’hypocrisie d’un discours qui nie ce rituel en tant que tel. Non, le milieu de l’art vivant n’est pas exempt de la frénésie de la réussite et de la boulimie des nouveautés.

D’ailleurs, je nomme ici une tendance que j’ai pu expérimenter dans ma pratique, sans nommer les exemples et les contre-exemples (l’Opéra de Paris n’est pas la MC93) mais en travaillant comme un cartographe qui dessinerait une forêt sur une carte, sans s’arrêter à distinguer les différentes espèces d’arbres.

Même les pièces soi-disant engagées semblent être bien souvent un divertissement provocateur ou moralisateur, destiné à tenir en vie une apparence de débat dans un entre-soi quasi unanime sur les modes à suivre. Rien de vraiment déstabilisant dans un récit qui ne remet pas en question le cadre. À quoi servent ces fictions (c’est le cas de le dire) qui semblent “pointer du doigt” et “dénoncer” mais qui ne modifient en rien l’accès aux ressources et les formes de production ? En synthèse : si une œuvre d’art n’a aucun effet sur notre vie, quel est son but ?

Un théâtre qui n’accueille pas celles et ceux qui vivent en marge, les êtres humains exclus et oubliés, souvent considérés comme superflus dans le système de production dominant, les “fous” et les “pauvres” (osons ces mots si démodés), ne mérite pas de s’appeler théâtre. Et encore : les accueillir ne suffit pas. Il serait temps de leur laisser la place dans les choix des programmations, la direction artistique des lieux, les différentes étapes du processus de création. Leurs voix se font trop rarement entendre.

Aussi, combien d’argent est dépensé par des décors qui ne répondent, finalement, qu’à la volonté de créer des effets spectaculaires ? La plupart du temps, ces derniers sont utilisés quelques mois puis détruits. Comment faire entrer l’économie circulaire dans les nouvelles pratiques du théâtre ? Quelques exemples : Jérôme Bel évite de prendre l’avion pour ses tournées, le Théâtre du Radeau utilise depuis des années les mêmes praticables pour ses spectacles, et sous la direction de Milo Rau, le volume total des scénographies du NTGent ne dépasse pas les 20 mètres cubes (pour ne citer que les cas plus célèbres).

Barbara Métais-Chastanier a posé ces questions il y a un an, dans sa tribune “La culture comme pétrole” : “N’y a-t-il pas urgence dès lors à penser collectivement le coût écologique des œuvres, des festivals et des saisons ? […] N’y a-t-il pas urgence à abandonner la dépense somptuaire qui vaut signature pour s’engager vers une esthétique pensée comme éthique dans un monde dégradé ?”. Nous pouvons d’ores et déjà répondre à ces interrogations individuellement, et faire des choix en conséquence, sans attendre les directives d’un Ministère.

Un ami m’a dit récemment : tous ceux qui se lancent dans des prédictions sur l’avenir ne font que peindre un joli autoportrait. Juste. Évitons de tomber dans le narcissisme des prophéties, et limitons-nous à souligner les premières évidences au regard de ce que nous avons déjà traversé. Alors voici quelques notes dont le désordre n’est qu’apparent.

  1. L’ancien paradigme n’est pas à simplement ajuster, ou à corriger : il est à laisser. Il ne s’agit pas de trouver le moyen de remettre en marche la même machine, car elle est obsolète, dépassée. Il nous faut juste passer à autre chose.
  2. Les fantasmes d’un monde nouveau viennent le plus souvent des milieux progressistes, avec parfois des discours très radicaux. Et pourtant, ce sont souvent ces mêmes personnes qui tentent désespérément de réparer la déchirure, et de colmater les brèches des modèles du passé. Des festivals d’été sont annulés, des salles de spectacles sont fermées, et pourtant la première réponse apparaissant à l’horizon est de reporter même partiellement ces festivals, reprogrammer ces mêmes productions, et donc relancer la machine telle qu’elle était avant. Cela manifeste un évident effet de strabisme : on regarde vers l’avant avec un œil, et vers l’arrière avec l’autre. Les acteurs culturels veulent-ils réellement se réinventer ou simplement survivre à un modèle qui s’effondre ?
  3. Actuellement les intellectuels s’accordent sur une critique du discours officiel, en criant haut et fort que cette crise est une occasion pour changer de direction. Très bien. Mais en vérité, les premiers réflexes des acteurs culturels sont de rebondir le plus vite possible pour retrouver les pratiques d’antan. Comme s’il y avait un propos fort et valable en théorie, mais une stagnation tacite dans la pratique. Or, si le théâtre n’est qu’une énième manière de reproduire les mêmes logiques politiques, économiques et sociétales à l’échelle de la culture, nous avons un sérieux problème. Car, au contraire, l’acte théâtral devrait être le tremblement de terre qui déstabilise précisément ces logiques-là.
  4. Un changement de paradigme n’est jamais à coût zéro. Mais le coût le plus élevé est émotionnel et psychologique. C’est un choc. Faire le deuil de l’ancien monde nécessite un temps de digestion organique, un temps qui n’a rien à voir avec le temps de la raison ou de la volonté. Cela veut dire : accepter de vivre avec ses morts (et il ne s’agit pas que d’une métaphore).
  5. Ecouter le sens des mots est toujours un exercice édifiant. Prenons par exemple les termes formation, école, travail, spectacle ou conservatoire : pourrions-nous prendre un instant pour réfléchir au sens de ces mots ? Un conservatoire peut-il permettre à une culture de renaître, de se renouveler en s’enracinant dans le présent ? Comment dans “un lieu de conservation” peut-on espérer que de nouveaux paradigmes apparaissent ? Pourquoi dans les écoles d’art dramatique ne parle-t-on pas de finance, de sociologie, d’immigration, ou de psychologie ? Cela ne concerne-t-il pas notre métier ? Un acteur n’a donc t-il pas besoin d’accéder à la complexité de la pensée et du vivant ?
  6. Un objectif déclaré de l’économie néolibérale est de nous fragmenter : aucun individu ne peut consacrer la totalité de son temps à un emploi constant, l’artisanat doit disparaître. L’impact d’une telle logique est que l’exigence de création se dissout souvent dans une infinité de tâches de surface. Nous devons être multitasking, flexibles, rapides, efficaces. Et les spectacles multimédias qui remplissent nos scènes ne sont que le reflet de cette fragmentation du réel, mais la dénoncent trop rarement.
  7. Les premières invitations à ralentir, à programmer moins, ou à mettre en avant l’activité locale répondent malheureusement plus à des impératifs économiques qu’à une nouvelle vision du métier. Alors que nous avons besoin de repenser radicalement notre rapport au temps, de retrouver le sens de l’artisanat, du soin et la valeur d’une pratique qui s’étale sur le très long terme, au-delà même de l’échelle d’une vie humaine. Mettons-nous à l’œuvre comme des jardiniers, ou comme des agriculteurs, pas comme des industriels.

Un changement de paradigme est l’occasion idéale pour oser, penser out of the box, affronter des risques. Poser notre grain de sable sur le bon côté de la balance. Comment s’y prendre ? Dans les prochains épisodes on jettera un œil aux grand pivots de l’histoire, aux mutations du passé, en cherchant inspiration auprès de Caravaggio, Jerzy Grotowski et Niels Bohr.