Constantinople, nouvelle Rome

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Constantin, au lendemain de la bataille qui fit de lui le maître incontesté de l’Empire romain (324), décida de fonder une nouvelle capitale et choisit dans ce but le site l’ancienne ville de Byzance : il la dota d'une ligne de remparts qui en triplaient la superficie, il la réaménagea selon ses idées et il lui donna son nom : Constantinople est bien la ville de Constantin, qui y fit son entrée solennelle au printemps 330 et ne la quitta plus que pour de l’une ou l’autre campagne militaire sur la frontière danubienne ou pour de brefs séjours thérapeutiques aux eaux. La « perle de l’univers » – comme l’appellera Grégoire de Nazianze[1] – allait compter, au milieu du 5e siècle, trois cents cinquante mille habitants et devait rester, pendant un millénaire, la capitale de l’Empire romain en Orient.

Le choix du site obéissait à des considérations stratégiques : située sur le Bosphore et le détroit des Dardanelles, la cité portuaire contrôlait la route de la mer Noire à la mer Égée et à la Méditerranée. La tradition byzantine a préféré expliquer ce choix par une intervention divine : un siècle environ après la dédicace de la ville, l’historien Sozomène raconte que Constantin avait d’abord choisi le site de l’antique Troie, mais qu’une vision divine lui intima l’ordre d’arrêter les travaux sur ce site et d’adopter celui de Byzance[2]. Il fallait qu’un signe divin vienne indiquer au bâtisseur l’emplacement de la ville, comme un vol de vautours indiqua à Romulus sur quelle colline il devait tracer l’enceinte de Rome.

Eusèbe de Césarée, dans sa Vie de Constantin rédigée peu de temps après la mort de l’empereur le 22 mai 337, décrit Constantinople comme une capitale chrétienne, destinée à remplacer Rome, l'ancienne capitale païenne :

Constantin honora de façon exceptionnelle la ville qui porte son nom, en l'embellissant de très nombreux oratoires, de très grands martyria et d'édifices splendides, les uns dans les faubourgs, les autres dans la ville, par lesquels il honorait la mémoire des martyrs en même temps qu'il consacrait sa ville au Dieu des martyrs. Ne respirant que la sagesse de Dieu, il jugea bon de purifier de toute idolâtrie la ville qu'il avait décidé d'appeler de son nom, de sorte que l'on n'y vit nulle part des statues des prétendus dieux adorées dans des temples, ni des autels souillés par des effusions de sang, ni des victimes offertes en holocaustes, ni des fêtes célébrées en l'honneur des démons, ni aucun autre des rites de la superstition.

On pouvait voir sur les fontaines des places publiques les effigies du Bon Pasteur, bien connu de ceux qui prennent appui sur les saintes Écritures, et Daniel avec les lions, sculpté en bronze et étincelant d'un placage en or. Un si grand amour de Dieu s'était emparé de l'âme de l'empereur que, jusque dans les appartements du palais impérial, dans la salle la plus grandiose de toutes, il fit appliquer, au centre d'un très grand et vaste tableau juste au milieu du plafond à lambris dorés, le symbole de la Passion salvatrice, tout en or incrusté de diverses pierres précieuses. C'était comme un talisman que l'empereur aimé de Dieu avait procuré là pour l’empire lui-même.

Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin. Traduction M.-J. Rondeau (Sources chrétiennes, 559), Paris, Cerf, 2013, p. 413-415.

 

En fait, le projet de Constantin était beaucoup moins tranché que ne le dit Eusèbe. Pour autant qu’on puisse faire confiance à notre documentation littéraire, la fixation des limites de la ville, en 324, fut accompagnée d’un rituel païen. C’est seulement lors de la dédicace, six ans plus tard, que des rites chrétiens s’ajoutèrent au rituel de tradition païenne. Constantinople est née comme une cité païenne, avec les rites auguraux traditionnels. Les temples païens de l'antique Byzance sont restés ouverts durant tout le règne de Constantin, quoique privés de leurs revenus et de leurs trésors.

Il y en avait trois sur l’acropole, deux sur le forum, dont l’un abritait la statue de la Fortune de Rome, et l’autre la statue de Cybèle, divinité protectrice de la ville. L’hippodrome avait aussi son temple, consacré aux Dioscures, dont les statues, dressées sur les portiques, étaient encore visibles vers 500[3]. Il est fort possible que ce soit Constantin (plutôt que Julien l’Apostat) qui ait fait construire le Capitole (temple en l’honneur de Jupiter, Junon et Minerve), symbole de la romanité dont Constantin voulait investir sa nouvelle capitale[4]. La ville était ornée d’un grand nombre de statues classiques, arrachées en grande majorité aux sanctuaires païens. Avec ses statues de dieux, demi-dieux, personnages mythologiques et portraits d’hommes célèbres, la décoration des bains publics, qui semble bien remonter globalement à l’époque de Constantin, justifiait le rôle d’une nouvelle capitale destinée à abriter une élite qui se définissait avant tout par l’éducation classique puisée chez les auteurs anciens[5]. Un chrétien comme Eusèbe trouvait cela difficilement acceptable, mais Constantin ne faisait que se comporter à la manière d’un empereur décorant une nouvelle fondation. En fait, aux yeux de l’empereur, Constantinople était « sa » Rome, la capitale politique de sa dynastie (d’où la création d’un sénat, où l’empereur appela quelques aristocrates occidentaux et surtout l’élite des curies orientales, qui jouissaient des mêmes honneurs et des mêmes privilèges que les sénateurs de Rome) – non une ville sainte, comme Jérusalem. Constantin a cherché (et réussi) à récupérer à son profit l’essentiel du paganisme de l’antique Byzance.

Les fondations chrétiennes qui remontent au règne de Constantin furent peu nombreuses et assez modestes : l’église Sainte-Irène, qui était l’église épiscopale de Byzance, que Constantin fit agrandir ; l’église des Saints-Apôtres, conçue pour accueillir la dépouille de l’empereur après sa mort (mais certains historiens pensent que l’édifice construit par Constantin n’était qu’un mausolée funèbre et que l’église elle-même fut bâtie par son fils Constance qui y fit déposer les reliques de l’Apôtre André et des saints Luc et Timothée)[6] ; peut-être aussi l’un ou l’autre martyrium (sanctuaire en l’honneur d’un ou plusieurs martyrs), qui abonderont par la suite – mais on ne peut en dater aucun avec certitude avant 337, date de la mort de Constantin. Les dieux olympiens étaient beaucoup plus en vue à Constantinople que ne l’étaient le Christ et ses Apôtres…

À s’en tenir aux informations fournies par Eusèbe, le « décor » chrétien de Constantinople restait modeste. Que le Palais ait porté des symboles chrétiens n’est guère étonnant de la part d’un empereur qui se disait ouvertement chrétien, mais Constantin savait aussi utiliser le christianisme à des fins dynastiques : la croix en or, incrustée de pierreries, bien visible à la salle la plus sacrée du palais, servait d’amulette protégeant la royauté : « C'était comme un talisman que l'empereur aimé de Dieu avait procuré là pour l’empire lui-même ».

Pareillement, le fait que Constantin ait voulu que son tombeau soit entouré de six urnes vides à droite et six à gauche, représentant chacune le sarcophage d’un des Apôtres « pour que son corps, après sa mort, reçoive sa part des prières qui seraient dites là en l’honneur des Apôtres[7] » est une incongruité qui mêle culte impérial et culte chrétien.

La même Vie de Constantin décrit un autre symbole chrétien qui se trouvait à l’entrée du Palais : une peinture à l’encaustique où on voyait Constantin, la tête surmontée du « trophée du salut » (sans doute une croix en forme de monogramme), fouler aux pieds avec ses fils un dragon symbolisant l’ennemi de l’Église, transpercé d’une lance et roulant vers les abîmes de la mer[8]. Cette représentation reprend sans aucun doute, en le christianisant, le thème plastique du cavalier grec terrassant l'ennemi. Du coup, le monstre que transperce la lance en forme de croix n’est peut-être que le « tyran » Licinius, dernier adversaire de Constantin et persécuteur des chrétiens, et le gouffre marin, la Mer de Marmara sur le littoral de laquelle il a été battu. C’est donc par une image triomphale et essentiellement politique que le christianisme trouvait sa place à l’entrée du palais impérial.

La présence chrétienne à Constantinople s’accrut à mesure que la ville elle-même prenait de l’importance. Les églises se multiplièrent petit à petit, ainsi que les établissements monastiques. Le concile convoqué par Théodose à Constantinople en 381 (connu comme le deuxième concile œcuménique) attribua au titulaire du siège de la capitale la primauté d'honneur après l'évêque de Rome «parce que Constantinople est la nouvelle Rome» (canon 3). L’empereur Théodose fit d’ailleurs pression sur le Pape Damase pour qu’il cède à Constantinople une part des reliques corporelles de Pierre et Paul – de manière à donner a posteriori une autorité apostolique à la nouvelle capitale de l’Empire – ce que le pape refusa de manière catégorique. Il fut alors décidé de transférer à Constantinople les reliques de saint Étienne, qui étaient conservées à Jérusalem, lieu de son martyre. C’était une autre manière de donner à Constantinople des lettres de noblesse apostolique.

La préséance reconnue à Constantinople sur toutes les Églises d'Orient fut confirmée par le Concile de Chalcédoine (451), qui stipula en outre que le siège de Constantinople devait avoir les mêmes prérogatives que celui de Rome, parce que Rome était capitale de l'Empire et que Constantinople l'était devenue également (canon 28). Ce canon suscita l'opposition du Pape, qui le rejeta en soulignant que la position privilégiée de Rome lui venait du séjour des Apôtres Pierre et Paul, ce qu'on ne pouvait dire de Constantinople. Le canon litigieux ne fut pas inséré dans le recueil du droit canon oriental, mais Constantinople n'en continua pas moins, de facto, à user des droits de juridiction que le concile avait accordés à ses évêques. Il y a là le germe d'une rivalité entre Rome et Constantinople, rivalité qui aboutira au schisme de 1054.

 

Prof. Jean-Marie Auwers
 

 

Pour aller plus loin :

Alfödi A., « On the Foundation of Constantinople : a few Notes », dans Journal of Roman Studies 37 (1947), p. 10-16.

Barsanti C., « Costantinopoli : testimonianze archeologiche di età costantiniana », dans Costantino il Grande dall’antichità all’umanesimo, éd. par G. Bonamente et F. Fusco, vol. 1, Macerata, Univ. degli studi di Macerata, 1992, p. 115-150.

Bassett S., The Urban Image of Late Antique Constantinople, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

Dagron G., Naissance d’une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à 451 (Bibliothèque byzantine. Études, 7), Paris, PUF, 1974.

Mango C., Le développement urbain de Constantinople (ive-vie siècles), Paris, De Boccard, 1990.

Maraval P., Constantin le Grand, Paris, Tallandier, 2011.

Puech V., Constantin, le premier empereur chrétien, Paris, Ellipses, 2011. 

 

Notes


[1] Grégoire de Nazianze, Discours 42, 10.

[2] Sozomène, Histoire ecclésiastique, II, 3, 3.

[3] Zosime, Histoire nouvelle, II, 31.

[4] Cf. C. Mango, Le développement urbain de Constantinople, p. 30.

[5] Cf. V. Puech, Constantin, le premier empereur chrétien, p. 269-270.

[6] Cf. C. Mango, Le développement urbain de Constantinople, p. 27.

[7] Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, IV, 60.

[8] Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, III, 3. Pour l’interprétation, cf. G. Dagron, Naissance d’une capitale, p. 390-391.

Publié le 26 décembre 2016