Les fresques bruxelloises : violence ou ignorance ? — Samedi 21 janvier, une fresque représentant une main s’apprêtant à égorger un homme en train de crier était découverte sur les bords du Canal près de la Porte de Flandre à Bruxelles. Deux jours après, c’était l’image d’un homme pendu et mutilé qui s’étalait sur un mur aveugle de la rue des Brigittines. Les réactions indignées ne se firent pas attendre, tant dans les journaux que sur le net, poussant même le bourgmestre Mayeur à annoncer que la Commune allait les faire disparaître. Il faut dire que certains comparaient ces actes violents aux fameuses vidéos de décapitation de Daesh.
Mais bientôt, on identifia la source des images. L’égorgement était issu d’un tableau du Caravage des années 1600, Le Sacrifice d’Isaac, tandis que le pendu provenait d’un tableau attribué à Jan de Baen, intitulé Les Cadavres des frères De Witt, peint vers 1675. Une seconde vague de réactions fleurirent alors sur Internet : de beaux esprits moquèrent cette populace inculte prompte à s’émouvoir incapable de saisir qu’on se trouvait devant une référence culturelle. Et de proclamer qu’il fallait évidemment conserver cet hommage fait à l’art du xviie siècle.
On se gardera de prendre part au débat, mais on fera observer que les fresques de Bruxelles illustrent avec éclat ce dont les artistes s’étaient aperçus voici exactement un siècle : tout autant que le sujet ou la technique employée, c’est le contexte de présentation qui fait l’œuvre d’art. Lorsque Marcel Duchamps tente de faire exposer à la Société des artistes indépendants de New York en 1917 un urinoir acheté chez J. L. Mott Iron Works puis qu’il le présente dans la galerie d’Alfred Stieglitz, il démontre que c’est l’institution des musées et des galeries qui confèrent la valeur artistique à un objet par ailleurs standardisé (ready made), signé par un pseudonyme (« R. Mutt ») et, ajoutera-t-on, plutôt absent de la tradition occidentale de Giotto à Monet. La présentation sur des cimaises, l’ambiance feutrée, et peut-être le snobisme de celui qui sent qu’il appartient à l’aristocratie des habitués des musées change le regard et permet d’accueillir ce qui scandaliserait ou repousserait ailleurs. Le visiteur des Offices de Florence est-il indigné par l’image du Caravage ? Celui du Rijkmuseum va-t-il demander au conservateur de décrocher le tableau de De Baen ? C’est parce qu’elles sont transplantées en dehors du cadre habituel de l’art que les fresques bruxelloises troublent. Elles ne profitent pas de cet état de grâce, de cette suspension temporaire et partielle du jugement qui accompagne les œuvres institutionnalisées.
Une autre considération peut aussi expliquer les réactions horrifiées après la découverte des fresques : ces dernières ne sont que des citations des œuvres d’art. L’œuvre entière n’est pas présentée, mais seulement un détail. Et le choix de ces détails change totalement le sens de ce qui est dit dans l’image originelle.
Comme le fait remarquer André Wénin dans ses commentaires du sacrifice d’Abraham (La Bible ou la violence surmontée, Paris, Desclée de Brouwer, 2008 ; Isaac ou l’épreuve d’Abraham. Approche narrative de Genèse 22, Bruxelles, Lessius, 1999), le cœur de l’épisode n’est pas le sacrifice lui-même, mais l’abandon d’Abraham à la volonté de Dieu qui lui demande de laisser aller ce qu’il a de plus cher, son propre fils. Le patriarche devient ainsi le modèle de tous les parents qui doivent accepter de ne pas mettre la main sur leurs enfants pour les laisser vivre. Ce qui compte dans le sacrifice d’Isaac, c’est précisément qu’Isaac ne soit pas sacrifié : l’ange du Seigneur arrête le geste meurtrier et détourne le regard du patriarche vers un bélier qui sera sacrifié à la place de l’enfant. Or l’ange, qu’évidemment Caravage a représenté, est absent dans la fresque (même si on voit sa main que le fresquiste a conservée). Celle-ci se transforme alors en une promesse de l’horrible boucherie que souligne la bouche d’Isaac ouverte dans un cri terrifié. Au lieu d’être l’appel au renoncement à la violence que le texte et son iconographie promouvaient, la fresque n’est plus que représentation de cette violence.
Il en va de même avec la seconde fresque. Celle-ci reprend un événement que la mémoire néerlandaise a toujours considéré comme une tache dans l’histoire des Pays-Bas (au point que lorsque Pim Fortuyn fut assassiné en 2002, on fit référence à l’épisode) : le meurtre des frères De Witt, Johan le Grand Pensionnaire des Provinces-Unies et Cornelis en 1672 à La Haye. Deux siècles après, Alexandre Dumas, dans La Tulipe noire en dit toute l’horreur :
Alors chacun de ces misérables voulut décharger son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d’épée ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau d’habits. Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds. Alors arrivèrent les plus lâches, qui n’ayant pas osé frapper la chair vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s’en allèrent vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix sous la pièce. (La Tulipe noire, Bruxelles, Muquardt, 1850, p. 52)
Contrairement à Dumas, Jan de Baen entend plus créer de l’indignation que de l’horreur face à toute cette violence. Et pour ce faire, il la met à distance. Et pour ce faire, il peint un premier plan. Un homme tenant une torche fait un geste épouvanté. Il est notre relais dans le tableau ; il nous permet de faire retrait face à l’horreur. Ce ne sont pas les faits bruts qui nous montrés, mais ce qu’un spectateur en voit. Nous sommes comme au théâtre : la scène est éclairée à la torche et l’échafaud du Groene Zoodje de La Haye est séparé du personnage par une barrière – du coup le phénomène de distanciation peut avoir lieu. D’autres détails nous aident à résister à l’envoûtement de la violence en nous faisant comprendre qu’il convient de prendre du recul. La position du cadavre du Grand Pensionnaire qui nous fait face est très travaillée et culturellement codée : c’est celle du Pendu, qui vient de l’Antiquité et qu’on retrouve sur le 12e arcane majeur du tarot. De même, le cadavre du chat, lui aussi mis à mort, qui se trouve au bas de la scène, donne une dimension symbolique à ce qui est représenté.
Dépouillé de l’habileté du peintre à parler à notre intelligence et pas seulement à nos émotions, le cadavre de Johan de Witt reproduit sur les murs de Bruxelles nous renvoie à la brutalité d’une scène de torture. En supprimant les médiations, le mystérieux fresquiste nous invite à réfléchir sur le rapport que nous entretenons avec la violence. Alors que les époques qui produisirent ces images baignaient dans la violence – Caravage n’était-il pas poursuivi pour meurtre, De Baen n’avait-il pas été le spectateur du meurtre des frères De Witt qu’il n’avait cessé de représenter du temps de leur splendeur ? – et cherchaient à s’en distancier, notre époque qui, à tout prendre l’est beaucoup moins, mais se complaît dans son spectacle. Belle illustration du paradoxe de Tocqueville : moins une société est confrontée à la violence, plus elle s’émeut de ses traces résiduelles.
Régis Burnet
Professeur d'exégèse du Nouveau Testament
Une analyse publiée dans le cadre de notre dispositif de vulgarisation de la recherche "Les commentaires de l'Institut RSCS"