La fondation de Rome vue par saint Augustin
Commentaire du professeur Jean-Marie Auwers
Le 24 août 410, Rome, la ville que l’on disait éternelle, tombait aux mains des Wisigoths d'Alaric. Cet événement eut des répercussions bouleversantes : Rome prise et pillée par les barbares, c'était, pour les habitants de l’Empire, la fin du monde. Avec le recul, nous pouvons dire que c'était la fin d'un monde, mais eux n'en connaissaient pas d'autre. Il fallait donner du sens à l’Histoire pour la rendre supportable. Les païens voyaient dans cette catastrophe la conséquence de l’abandon du culte des dieux qui avaient fait la grandeur de Rome et étaient les protecteurs attitrés de l’Empire : tant que ses divinités tutélaires avaient été honorées, Rome avait tenu bon. À cela, les chrétiens ne savaient que répondre, car ils avaient eux-mêmes cherché à accréditer l’idée que la conversion au christianisme donnerait un nouveau souffle à l’Empire. Dès 410, Augustin déclare à ses ouailles : « Vous vous étonnez que le monde périsse : autant vous étonner que le monde vieillisse ! Le monde est comme l’homme : il naît, il grandit, il vieillit »[1]. La réponse était un peu courte, tant pour répliquer aux païens que pour réconforter les chrétiens : il fallait aller au fond des choses. C’est alors qu’Augustin, proche de la soixantaine, entreprend la rédaction de La Cité de Dieu contre les païens. Ce projet allait le conduire beaucoup plus loin qu’il ne l’avait pensé, car le traité ne serait achevé que treize ans plus tard (en 413) et deviendrait alors la plus étendue de ses œuvres (vingt-deux livres).
À vrai dire, il n’est pas sûr que La Cité de Dieu soit une traduction adéquate pour De civitate Dei ; en effet, si l’évêque d’Hippone emploie parfois le mot civitas comme un synonyme de urbs (« ville »), il donne du mot une définition plus institutionnelle : « la civitas n’est rien d’autre qu’une multitude d’hommes rassemblés par un lien social »[2]. Le mot désigne donc plutôt le fait d’appartenir à une communauté de citoyens ayant son organisation politique et juridique, sa culture, ses valeurs morales, sa religion (dans l’Antiquité, on ne pouvait concevoir une cité sans culte), autrement dit la citoyenneté ou le droit de cité.
Augustin reprend, pour le développer longuement, un schéma déjà présent dans La première catéchèse (404) : « Deux cités, celle des impies et celle des saints, s’avancent depuis l’origine du genre humain jusqu’à la fin du monde : à présent mêlées quant à leurs corps, mais séparées par leurs volontés, au jour du jugement elles seront aussi séparées de corps »[3]. Ce qui distingue les deux cités, c’est la polarisation de leurs ressortissants respectifs : d’un côté, la promotion exclusive de soi-même, l’orgueil en lutte contre Dieu – « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu » ; de l’autre, l’humble soumission à Dieu et la disposition à servir le prochain avec désintéressement – « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi »[4]. Ces deux cités ont commencé d’exister avec les anges et elles étaient incluses en l’unique humanité d’Adam. Leur antagonisme apparaît pour la première fois sous sa forme typique lorsque Caïn tue son frère et rèvele par là son instinct de domination, bien avant que Rome ne soit fondée à son tour sur un meutre : Romulus et Rémus répètent l’histoire de Caïn et d’Abel, avec cette différence que leur division provient d’un égal égoïsme, car les méchants, qui luttent contre les bons, luttent aussi entre eux. Ce fratricide sur lequel est fondée la Rome païenne fait de celle-ci, aux yeux d’Augustin, l’exemple par excellence de la cité terrestre.
Le premier fondateur d'une cité terrestre fut un fratricide. En effet, vaincu par la jalousie, il tua son frère, citoyen de la cité éternelle, étranger sur notre terre. On ne doit donc pas s'étonner si longtemps après, lors de la fondation de la cité destinée à être la capitale de cette cité terrestre dont nous parlons et souveraine de tant de peuples, se soit reproduite une sorte d'image, répétant ce premier exemple ou « archétype », comme disent les Grecs. En effet, là aussi, comme l'a rappelé un de leurs poètes : « Le sang fraternel aspergea les premières murailles »[5]. Rome fut fondée au moment où Remus fut assassiné par son frère Romulus, ainsi que l'atteste l'histoire romaine ; mais, dans ce cas, les deux frères étaient citoyens de la cité terrestre. Tous deux recherchaient la gloire de fonder l'État romain; mais, à eux deux, ils ne pouvaient obtenir une gloire aussi grande qu’elle pouvait l'être pour un seul. En effet, celui qui voulait se glorifier de la domination aurait eu de toute façon une puissance inférieure, si celle-ci était affaiblie par le partage avec un compagnon vivant. Donc, pour avoir seul toute la domination, Romulus fit disparaître son frère. Et, par son crime, il augmenta en l'empirant ce qui, par l'innocence, serait resté moindre, mais meilleur.
Or les frères Caïn et Abel n'avaient pas entre eux deux une rivalité comparable pour les choses terrestres. Le premier, le fratricide, ne jalousa pas l'autre par crainte que sa domination fût réduite s'il la partageait avec son frère (car Abel ne désirait pas l'hégémonie sur cette cité fondée par son frère), mais il fut poussé par cette envie diabolique qui pousse les méchants à jalouser les bons, sans autre cause qu'ils sont bons et eux méchants. En effet, la possession de la bonté ne diminue pas par l'arrivée ou la présence perrmanente d'un compagnon ; bien plus, cette possession s’étend d'autant plus que la charité individuelle des compagnons resserre leur union. En un mot, il ne possédera pas cette bonté, celui qui ne veut pas la partager ; et il en trouvera une encore plus grande, celui qui pourra aimer davange son compagnon.
Ce qui est arrivé à Remus et à Romulus témoigne donc de quelle façon la cité terrestre se divise contre elle-même. Mais ce qui s'est passé entre Caïn et Abel démontre les haines qui opposent les deux cités elles-mêmes, celle de Dieu et celle des hommes. Donc il y a lutte entre méchants et méchants, de même qu'il y a lutte entre méchants et bons ; mais les bons ne peuvent combattre contre les bons s’ils ont atteint la perfection. Ceux qui sont dans la voie du progrès sans être encore parfaits peuvent en arriver au point qu'un bon lutte contre un autre de la façon dont il lutte aussi contre lui-même. Et de fait, dans un même homme, « la chair s'oppose dans ses désirs à l'esprit et l'esprit à la chair » (Ga 5,17). Donc le désir spirituel peut combattre contre le désir charnel de l’autre, la concupiscence charnelle affronter le désir spirituel d’un autre, comme se battent entre eux les bons et les méchants. Du moins les désirs charnels mêmes de deux hommes bons, mais non encore parfaits, peuvent-ils combattre entre eux, comme luttent bons et méchants, jusqu’à la guérison et la santé dans l’ultime victoire.
Saint Augustin, La Cité de Dieu, XV, 5.
Traduction de Catherine Salles dans Saint Augustin, Œuvres. II. La Cité de Dieu, sous la direction de Lucien Jerphagnon (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 2000, p. 599-601.
À y regarder de près, la négativité de Rome n’est pas celle de la Ville, mais celle de la condition humaine depuis Adam. La cité terrestre est moins une société historique – l’empire romain – que l’impérialisme, romain ou non ; c’est, dans le monde tel qu'il va au fil du temps corrupteur, avec ses institutions, son histoire, ses gouvernants, ses joies et ses drames, la libido dominandi. Dès lors, l’histoire de la cité terrestre est moins celle des Empires qui se succèdent, que celle des réponses variables que les hommes donnent à la proposition du salut. L’appartenance à deux cités se trouve ainsi ramenée à la réalité concrète d’un choix entre deux citoyennetés possibles – choix qui n’est jamais définitif, ni même pleinement sûr, mais qui doit être réassumé à tout instant. La Cité de Dieu ne sera vraiment constituée comme telle qu’à la fin des temps ; pour l’heure, dans la fragile temporalité des existences individuelles autant que collectives, les deux cités sont « enchevêtrées l’une dans l’autre ». Comme le rappelle Augustin, ce sont les mêmes foules qui remplissent les églises les jours des fêtes chrétiennes et les théâtres les jours des fêtes païennes[6].
Le Moyen Âge a fait de La Cité de Dieu son livre de chevet, mais les querelles entre l’Église et l’État ont conduit à une lecture biaisée de l’ouvrage, où on a voulu voir une dépréciation diabolique de la puissance de l’État et une sacralisation du pouvoir de l’Église, plus précisément de la puissance pontificale. C’est confondre l’État avec l’ambition politique, la volonté de puissance et l’amour de la renommée. C’est oublier aussi que, dans la pensée d’Augustin, la Cité de Dieu ne s’identifie pas avec « l’Église qui existe maintenant » : d’authentiques citoyens de la Cité de Dieu peuvent être placés hors de l’Église officielle, tandis qu’Augustin n’hésite pas à inviter les chrétiens à adopter les valeurs authentiques de la romanité : les vertus des Vieux-Romains qui ont fait la vraie force de l’Empire. Augustin apprend patiemment à « rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », mettant en garde l’Église comme l’État contre la tentation d’empiéter sur le domaine de l’autre, par la théocratie ou par le totalitarisme.
Jésus a prêché le Royaume de Dieu. Mais, dans la grande fresque historique que brosse l’évêque d’Hippone, beaucoup de rois se sont révélés être des despotes. Aussi Augustin fait-il de Dieu le maître, non d’un royaume, mais d’une cité. Car Dieu ne peut être un tyran.
Prof. Jean-Marie Auwers
Pour aller plus loin :
A. Lauras – H. Rondet, « Le thème des deux cités dans l’œuvre de saint Augustin », dans H. Rondet, M. Le Landais, A. Lauras, C. Couturier, Études augustiniennes, Paris, 1953, p. 99-160.
J. Fontaine, « Augustin, penseur chrétien du temps », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, mars 1988, p. 53-71.
I. Bochet, Introduction à Saint Augustin, La Cité de Dieu. Livres I-X (Nouvelle bibliothèque augustinienne, 3), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1993, p. 9-58.
H. Inglebert, Les Romains chrétiens face à l’histoire de Rome. Histoire, christianisme et romanités en Occident dans l’Antiquité tardive (iiie-ve siècles) (Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité, 145), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1996, p. 395-500.
Notes
[1] Saint Augustin, Sermon 81, 8.
[2] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XV, 8.
[3] Saint Augustin, La première catéchèse (De catechizandis rudibus), 19,31. Trad. G. Madec (Bibliothèque augustinienne, 11/1), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1991, p. 157.
[4] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIV, 28.
[5] Lucain, La Pharsale, I, 95.
[6] Saint Augustin, La Cité de Dieu, I, 35.