A la recherche du souffle qui nous anime

Retour d'expérience du campus "Artiste en résidence" animé par la chorégraphe Emmanuelle Vincent

TOUT a commencé par un regard profond et soutenu de cinq minutes… Lors du premier cours, Emmanuelle nous invite, Chloé, Valentine, Lila, Elisa, Gabrielle et moi à former des binômes, nous asseoir confortablement et nous regarder dans les yeux. Sans un mot. L’exercice semble simple, il ne l’est pas. Bien vite les plissements de paupières, les esquisses de sourires ou de fous rires nous déconcentrent. Pas facile de s’exposer de cette façon, surtout lorsqu’on ne se connait que depuis dix minutes ! Néanmoins, au fil des secondes, quelque chose se passe. Se révèle une impression de l’ordre de l’intime, empreinte de tendresse, envers ce visage longuement regardé. Nous sortons émues de l’exercice, et curieuses de mieux nous connaître.

Car au cours de ce séminaire d’Emmanuelle, nous le comprenons dès le premier cours, il ne s’agira pas uniquement de danse. Ou, plutôt, la danse sera le moyen utilisé pour parvenir à autre chose. Durant quatre heures, le vendredi matin, nous nous autoriserons à laisser de côté les conventions sociales qui rythment nos semaines. Nous vivrons l’expérience d’une proximité originelle, naturelle, animale. Nous partagerons nos souffles, toucherons les corps des autres sans gêne, laisserons nos corps se mouvoir sans aucune contrainte. Et puis, nous ne resterons pas dans la salle de danse. Nous irons aussi nous balader en forêt, observer, caresser les arbres, humer l’humus, écouter les oiseaux… 

Un manifeste

Après ces premiers exercices d’apprivoisement de l’autre, Emmanuelle nous propose d’écrire notre manifeste. Une sorte de « texte-mantra » qui définirait ce qui nous pousse à nous lever. Riches de nombreuses références partagées (films, documentaires, essais, musiques, podcasts sur le vivant, le rapport aux animaux, l’éthologie…), nous prenons un temps d’introspection. Chacune s’isole et écrit quelques lignes. 
— Je me lève pour continuer à tomber, parce que c’est comme ça que j’apprends. 
— Je me lève pour jouer et vivre insouciante. 
— Je me lève pour vivre, observer ce qui m’entoure, être admirative et reconnaissante pour ce que la vie m’apporte.
— Mes gestes viennent du fond des âges et s’élancent vers demain ; je me lève pour que la vie ne connaisse pas de fin.
— Je me lève aujourd’hui pour toutes ces mères, ces filles, ces guerrières et gardiennes de notre terre mère qu’elles nourrissent. Nous ne formons ensemble, qu’une seule et même meute.
— J’aimerais me lever pour montrer la révolte et l’espoir qui me secoue ; ce n’est pas seulement un manifeste que je compose, c’est un pan de mon moi qui se dévoile.
— Je me lève pour ne plus jamais me rasseoir…

Lors du moment de partage de nos textes, nous découvrons des similitudes saisis-santes : écologie, féminisme, paix, résilience… Malgré nos différences d’âges, de forma-tions ou de caractères, nos combats sont les mêmes, nos utopies convergent… Emma-nuelle jubile. En voilà une belle meute !Habitées par nos mots et ceux des autres, nous sommes invitées à explorer ceux-ci à travers nos corps, nos sensations, nos gestes dansés.  D’abord seules, dans notre bulle, ensuite en groupe. 

Que signifie concrètement, dans nos jambes, nos ventres et nos bras, la sensation d’avoir peur, d’être en colère, de tomber, de se relever, de tenir debout, de s’éveiller, de s’émerveiller ? Quels gestes adopterait un petit animal qui sort de sa cachette après l’hiver, hume le printemps, vérifie si la voie est libre, s’élance dans la nature ? Comment réagirait-il s’il rencontrait d’autres animaux ? Les flairerait-il ? S’éloigne-rait-il ? 

Et nous voilà toutes les six à quatre pattes, sur le dos, recroquevillées ou sautillant, en train de nous frôler, nous respirer, nous observer. Nous nous lançons dans des « pogos », nous nous affrontons lors de « battles » de meutes, nous portons l’autre à bout de bras, nous nous laissons tomber en confiance dans les siens… Bref, nous nous apprivoisons progressivement, en même temps que nous découvrons en nous-même une attitude nouvelle, plus libre, plus authentique, décomplexée.

Un travail de recherche minutieux

Vers le quatrième cours, nous commençons à construire le solo que nous présenterons le soir du spectacle du 23 mars au Musée L. Il s’agit ici de mener un véritable travail de recherche, minutieux et fouillé. L’idée est d’observer de façon inédite le comporte-ment de certains animaux, dont nous nous sentons proches à la suite des exercices proposés en amont. 

Pour Chloé, ce sera la crevette rose, la larve de moustique et le têtard.  Elle nous explique, enthousiaste, comment la nymphe du moustique passe d’une vie aquatique à une vie aérienne en 24 à 48h. Quand la maturation est atteinte, la nymphe s’ouvre, se gonfle d’air et le moustique en sort pour prendre son envol. C’est une espèce de mue. La mue, connue techniquement sous le nom “ecdysis”, est littéralement une période de croissance pour les insectes.  Ceux-ci subissent une métamorphose qui se décline en deux étapes : une dégénérescence des organes (histolyse), puis la fabrication de nouveaux tissus (histogenèse).  Chez l’humain, une analogie peut être établie avec cette période de transfor-mation personnelle qui commence par la perte de son ancien soi pour voir l’émergence d’une personne nouvelle et améliorée.  Lorsque Chloé nous proposera son solo dansé, nous aurons véritablement l’impression de nous trouver en présence d’une larve de moustique en pleine éclosion…

Pour Gabrielle, après avoir visionné sur You tube quantité de vidéos sur ces deux animaux, il y a hésitation entre le lapin et le crocodile. Pour Valentine, entre la tortue et l’orang-outan. Pour Elisa, c’est une évidence, ce sera la girafe... mais une girafe d’eau ! Lila, elle, choisit un animal enseveli … peut-être une taupe ?  En tous cas un animal qui sort de l’hibernation. Pour ma part je choisirai la vache… mais une vache avec des ailes.

Un nouveau challenge

Nous en sommes là dans notre bestiaire fantasmagorique lorsque Emmanuelle nous propose un nouveau challenge. Nous devons imaginer notre solo comme un acte performatif. Nous enduire le corps de boue, tisser un fil, peindre, disposer des objets… Le champ d’investigation est large mais la consigne est claire : cet acte concret doit matérialiser notre intention de base. 
Parallèlement, nous sommes invitées à choisir une musique instrumentale qui entre en résonnance avec notre solo. Nous cherchons activement toute la semaine pour revenir le vendredi matin avec une proposition incluant ces consignes. Chacune à notre tour, nous présentons notre petit bout de chorégraphie sous le regard encourageant des autres.  C’est émouvant et inspirant d’assister au processus de construction de chacune, et particulièrement apaisant d’être regardée avec tant de bienveillance. 

Prochaine étape : nous allons visiter le Musée L, et particulièrement l’exposition Fossiles et fictions, qui sera l’écrin dans lequel nous présenterons notre spectacle. Forcément, tout nous parle… Du buisson du vivant aux empreintes fossiles de coquil-lages, en passant par le champ de fouille du futur ou la performance vidéo d’Emma-nuelle qui se met dans la peau d’une crevette. Les différentes pièces de l’exposi-tion font sens et résonnent chez nous d’une façon particulière. En vue de sa perfor-mance, chacune a l’occasion de choisir son espace de prédilection. Son terrier, son aquarium, sa hutte ou sa tanière… 

Finalement, ce campus « Artiste en résidence » se rapproche bien plus d’une expérience personnelle et collective que d’un simple cours. Nous serions très honorées de vous accueillir au Musée L, le jeudi 23 mars pour vous présenter l’aboutis-sement de cette aventure assez peu « académique », mais tellement humaine.

Lorsque Chloé nous proposera son solo dansé, nous aurons véritablement l’impression  de nous trouver en présence d’une larve de moustique en pleine éclosion.

Tout a commencé par un regard profond et soutenu de cinq minutes.

Publié le 14 mars 2023