En 2023-2024, l’UCLouvain accueillera comme artiste en résidence Louise Vanneste. Danseuse et chorégraphe, elle déjoue nos habitudes artistiques en élargissant les territoires de la danse et en explorant notamment le fonctionnement du végétal et les phénomènes géologiques à travers des enjeux chorégraphi- ques, sonores, scénographiques et littéraires. Tout au long de cette année, elle explorera avec nos étudiant·es les « territoires de l’imaginaire ».
Commment la danse est-elle devenue pour vous d’abord une passion puis un métier ? Quel a été le moment déclencheur ?
LV J’ai commencé la danse très tôt, à 4 ans, à l’académie de Court-Saint-Etienne. En 5e primaire, avec le soutien de mes parents, j’ai choisi de suivre pour mes études secondaires l’option « danse » au Lycée Martin V de Louvain-la-Neuve. Vouloir devenir danseuse a en fait été assez vite une évidence pour moi.
J’ai trouvé dans la danse à la fois un espace de solitude et de solitude peuplée qui me correspond bien. C’est une discipline dans laquelle on se retrouve souvent seule, par exemple pour les exercices à la barre, tout en étant constamment en interaction avec d’autres personnes. Et puis il y a cette exploration de l’intériorité et du langage du corps qui m’a tout de suite emportée.
Mon envie de chorégraphier et de mettre en scène est plutôt venue, quant à elle, de l’opéra. Très précisément d’une représentation de « La Traviata » que je suis allée voir à la Monnaie avec mes parents. Je devais avoir dix ans. La scénographie proposée était très contrastée : des décors riches et baroques dans la première partie, et un espace scénique presque vide à la fin, quand Violetta se retrouve seule et rend son dernier souffle. Ça m’a beaucoup touchée et profondément marquée. Ce fut vraiment pour moi un élément déclencheur.
Et quels sont les moments-clés de votre parcours professionnel ?
LV Il y en a eu plusieurs. Il y a bien sûr ma formation à P.A.R.T.S., l’école créée par Anne Teresa De Keersmaeker, qui m’a permis de progresser énormément. J’ai pu interpréter le répertoire de Anne Teresa, mais aussi de Trisha Brown, une chorégraphe américaine. La manière de danser que cette dernière a développée invite le corps du danseur ou de la danseuse à être moins soumis aux tensions musculaires habituellement de mise. Un peu comme si on changeait certains paramètres que nous avions acquis durant notre formation. Physiquement, ça m’a apporté énormément. J’ai obtenu une bourse pour séjourner à New York et suivre la formation de Trisha Brown. Pendant plusieurs mois, j’ai vécu seule, loin de ma famille. J’ai passé beaucoup de temps dans les parcs, les musées et les Starbucks. J’ai beaucoup écrit et réfléchi. Ce temps de réflexion a été un élément déclencheur par rapport au trajet de vie et au travail que je voulais poursuivre. C’est là que j’ai décidé de devenir chorégraphe plutôt que danseuse et interprète.
Et votre première création ?
LV C’était assez vite après cet épisode new-yorkais, en 2003 ou 2004. Sur la base d’un dossier que j’avais rédigé, le Centre culturel Jacques Franck, qui soutient les jeunes créateur·rices, a souhaité me programmer. J’avais 24 ans. Ce furent mes premiers pas de chorégraphe. Et la dimension d’interdisciplinarité a d’emblée été présente dans mon travail puisque j’ai collaboré pour cette première création avec un peintre et vidéaste.
Cette transdisciplinarité, peut-on dire que c’est un peu votre « marque de fabrique » ? LV Certainement. J’ai toujours été consciente que j’étais forgée, comme tout le monde, par une manière de penser, une histoire, une formation, une éducation, etc.,
"Je recherche les dynamiques et les sensations de ce monde à tous les endroits
possibles."
et que le fait de déplacer mon regard vers d’autres arts, d’autres cultures ou vers le monde végétal ou animal, ça redistribuait les cartes. Très curieuse des diverses formes de vie ou d’existence chez les êtres humains et dans l’univers, j’ai toujours cherché à intégrer ce déplacement dans mon travail chorégraphique.
De fait, vos créations se situent sans cesse au croisement des disciplines. Disciplines artistiques, mais aussi scientifiques. À la croisée des mondes aussi : végétal, minéral, animal…
LV Je cherche à ne pas rester dans une vérité personnelle et à ouvrir les champs au maximum afin que l’humain ne soit pas systématiquement au centre. Quand je me déplace vers un végétal ou vers un animal, j’accomplis un travail d’empathie qui me décentre et favorise un déplacement d’imaginaires et diverses spéculations. Au départ de ma démarche, il y a tout simple- ment une grande curiosité pour toutes les formes de vie et les manières de faire. Ainsi, j’aime me concentrer sur la manière dont on va investir une question scientifique, philosophique, artistique ou d’écriture chorégraphique. Je suis toujours frappée de voir à quel point mes collaborateur·rices et moi sommes extrêmement enrichi·es par d’autres manières de faire qui viennent nourrir, bousculer ou transformer une pratique déjà existante.
Je recherche les dynamiques et les sensations de ce monde à tous les endroits possibles. La dynamique d’une plante, celle d’un être humain en recherche, celle d’un mouvement ou d’une pensée philosophique… et les intensités que cela vient cristalliser, qu’elles soient liées aux émotions, aux croyances ou simplement aux énergies.
On a le sentiment, en tant que spectatrices et spectateurs, que vous cherchez sans cesse à élargir le territoire de la chorégraphie et à le relier à d’autres mondes : ceux du non-humain, du vivant, de la science, des savoirs…
LV Assez vite, je me suis rendue compte que, pour moi, chorégraphier, ce n’était pas que chorégraphier des corps humains. Dans ce monde où nous sommes sans cesse en interaction, nous évoluons dans un espace- temps, dans une atmosphère, avec des matières, avec d’autres êtres humains qui ont une autre matière de corps, etc. Et donc j’ai besoin, quand je chorégraphie, d’être consciente de cet environnement-là. Mon écriture veut inclure tout cela. C’est pourquoi les collaborateur·rices avec qui je travaille pour la scénographie, la lumière et le son, sont omniprésent·es dès le début dans le processus de création. Ils·elles vont venir influencer nos manières de danser. Ce n’est pas quelque chose qui vient s’ajouter à la fin en se disant : « Maintenant on va éclairer les corps ». De même, les danseurs et danseuses ont une place déterminante dans le processus. Je ne les dirige pas. Je les invite. Je leur propose quelque chose et puis on se met toutes et tous au travail autour de cette chose en respectant au maximum les manières de chacun et chacune.
Quelle est le rôle du public dans un spectacle de Louise Vanneste ?
Que cherchez-vous à susciter chez les spectateur·rices ?
LV Je n’ai pas envie que le public soit dans un contentement, assis dans un fauteuil en train de consommer quelque chose. Je ne cherche pas à le satisfaire tout de suite. Ce n’est pas ça qui m’intéresse dans le lien que j’ai envie de créer avec lui. J’ai plutôt envie de susciter une expérience, de partager avec la spectatrice ou le spectateur un univers qui garderait une certaine forme d’opacité ou de mystère, où l’invisible serait tout aussi important que le visible. Je pense que la réception sensible d’une création artistique dépend autant de la présentation de l’œuvre que de la démarche du public qui va vers le spectacle avec un passé, une mémoire, des souvenirs, des sources d’intérêt, un savoir, etc. Je cherche à stimuler cet espace-là, situé au plus intime du spectateur ou de la spectatrice, et à lui faire vivre une expérience. Après, le public peut ne pas aimer ou ne pas tout comprendre, mais je ne trouve pas ça si grave. Je préfère mettre l’accent sur l’expérience sensible et le partage, quitte à mettre en place un dispositif permettant d’échanger avant ou après le spectacle pour éclairer des zones trop opaques.
Quelles sont actuellement vos sources d’inspiration ? Quels sont vos projets ?
LV Depuis quelques années, je me suis beaucoup concentrée sur le végétal. Cela m’a conduite assez naturellement vers les phénomènes géologiques. Tout en étudiant les plantes, j’ai rencontré la question de l’érosion, des sols, de l’eau, des couches géologiques, etc., et comment tout cela interagissait avec le végétal. Ça m’a donné envie de travailler plus spécifiquement sur ces phénomènes géologiques qui, en fait, me parlent de relations, d’interactions, d’influences, de transformations, de liens, d’émotions aussi. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer en quoi ces phénomènes sont omniprésents dans nos vies. On en prend d’autant plus conscience aujourd’hui avec le changement climatique, mais c’est là tout le temps. Travailler sur ces phénomènes, c’est amener à notre conscience des choses qui existent, mais qui sont en partie invisibles. C’est également un prétexte pour parler des relations humaines : comment être en lien, comment s’influencer, partager nos émotions ?
Et puis, tous ces phénomènes géologiques, qui ont des temporalités tellement différentes de celles de nos vies humaines, viennent bousculer notre rapport au temps, nos échelles de valeurs, nos intensités de vie. C’est hyper intéressant.
Vous travaillez régulièrement avec des chercheuses et chercheurs. Voyez-vous des similitudes entre votre démarche et celle du ou de la scientifique ?
LV Je pense que, dans les deux cas, il y a au début du processus de création ou de la recherche une forme d’intuition qui nous conduit à avancer un peu à l’aveugle avec des éléments plus ou moins clairs et des choses plus spéculatives qui demandent un minimum d’imagination. Et puis il y a une forme de quête pour aller vers un espace ou une réalité qui n’est pas encore dévoilé·e. Et cette quête, elle est menée dans les deux cas avec une forme d’obsession passionnée, et j’aime cet état.
Ce que j’apprécie beaucoup dans ce type de rencontre, c’est cet intérêt mutuel qui se manifeste très vite. Il y a un déploiement de questions en alternance qui se met en place et qui se révèle assez passionnant. Ce sont des savoirs qui viennent se mélanger et s’enrichir mutuellement.
« Vers les territoires de l’imaginaire ». Tel est le titre que vous avez donné à votre séminaire. Quels territoires allez-vous explorer avec les étudiant·es inscrit·es à votre cours ?
LV J’aimerais beaucoup travailler avec des étudiant·es qui se forment dans des disciplines universitaires variées afin qu’ils et elles puissent venir avec leur propre bagage partager aux autres ce qui les intéresse dans leur discipline, que ce soient les mathématiques, la philosophie, la littérature ou la biologie. Ce partage permettra aux étudiant·es de découvrir entre eux·elles à la fois des points de friction et des terrains communs. Ce sera une première étape extrêmement enrichissante.
Ensuite, nous ferons assemblée. La notion d’assemblée est très importante pour moi. Tout le contraire d’un assemblage. Dans un assemblage, je fixe ensemble des éléments et je réalise moi-même une construction. En créant une assemblée, on crée une dynamique de pensée. Et c’est cette assemblée qui va construire quelque chose. Tout en jouant le rôle de chef d’orchestre, je vais partager mon expérience au même titre que les étudiant·es. Ce partage d’expérience sera le terreau de ce qu’on va réaliser ensemble. . Après, comme artiste, je vais ouvrir un territoire d’imaginaires qui va les inviter à se déplacer un peu par rapport à leur discipline et l’intérêt qu’ils éprouvent pour elle. Chaque étudiant·e va pouvoir choisir un outil parmi plusieurs médiums possibles (la photo, le dessin, l’écriture, la vidéo, la danse, la musique…) qui puisse l’éclairer et éclairer les autres, de manière originale, poétique et créative, sur sa pratique universitaire.
Au terme de l’année, il y aura un partage public du travail réalisé. La notion de partage pour un tel cours est très importante. La question de la forme aussi. Nous allons expérimenter beaucoup de choses différentes durant cette année. Et nous nous interrogerons : que signifie donner une forme à ces expérimentations- là, à ce qui a été révélé ? Comment expose- t-on ? Comment partage-t-on ? Qu’est-ce qu’on dit ? Avec quels moyens ? Poser la question de la forme, c’est poser la question de l’esthétique avec à la clé des enjeux de choix et de communication.
Qu’attendez-vous de votre résidence au sein de l’université ?
LV Deux choses principales. La première, c’est la possibilité de pouvoir rencontrer des personnes de différentes disciplines. Ma référente académique étant la géologue Sophie Opfergelt, je suis pour l’instant plus particulièrement en relation avec des chercheur·ses du Earth and Life Institute, mais je pense aussi à l’anthropologie, la littérature, etc. Je suis là pour éveiller encore davantage ma curiosité. Par ailleurs, je pense qu’il y a peut-être aussi différents lieux, au sens d’espaces physiques, à découvrir dans cette grande université complète et que l’on pourrait investir artistiquement. C’est en tout cas quelque chose qui me tenterait.
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Après une formation en danse classique, Louise Vanneste se dirige vers la danse contemporaine et entre à P.A.R.T.S. dont elle est diplômée. Une bourse de la Fondation SPES lui permet ensuite de poursuivre sa formation à New-York, notamment au sein de la Trisha Brown Dance Company.
Au sein de sa compagnie Rising Horses, elle développe un travail chorégraphique en étroite collaboration avec des artistes issu·es d’autres disciplines que la danse. Ses œuvres ont été présentées en Belgique et à l’étranger : Kunstenfestivaldesarts, Charleroi danse, Les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-saint-Denis, Théâtre de Liège, Halles de Schaerbeek, Roma Europa, CDC Roubaix, l’ADC Genève… Outre ses projets sur scène et in situ, elle développe un travail d’installations vidéo.
En parallèle à son travail chorégraphique, Louise Vanneste est engagée dans la pédagogie et la transmission depuis une dizaine d’années.
En 2021, elle crée Earths, un quatuor à la biennale de Charleroi danse. En juillet 2022, elle présente Metakutse, une pièce pour l’extérieur, dont la première a eu lieu au festival « La Grande Confluence » en Aveyron dans le cadre du «Programme Nomade» du réseau « Nos lieux communs ».
Lauréate du FRArt 2021 (Fonds de Recherche en Art), elle dédie en 2022 un temps spéci- fique pour sa recherche – PANGÉE, vers les territoires de l’imaginaire et des pratiques hybrides –, autour de l’inclusion du non-humain dans les enjeux artistiques et de l’hybridation des pratiques et des savoirs.
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Propos recueillis par Frédéric BlONDEAU
Copyright : Stanislav Dobák