"Cette période de confinement est l’occasion de reconsidérer notre rapport au temps, en se rappelant certaines vérités d’ordinaire occultées par nos modes de vie consuméristes."
Par Hélène L’Heuillet, philosophe et psychanalyste
Article paru dans Libération le 27 mars 2020
Cela remet les pendules à l’heure» : telle est la phrase que j’ai entendue le plus fréquemment lors de mes dernières séances de psychanalyse en présentiel. Phrase étonnante si l’on songe que nous nous mettons tous, au niveau mondial, en retard. Phrase pourtant très juste à bien des niveaux. La crise sanitaire que nous traversons nous rappelle en effet plusieurs vérités que nous méconnaissons ordinairement.
La première concerne la précarité de la vie. Nos sociétés de confort ont oublié que la vie est une perturbation permanente, que nos corps et ceux des autres organismes vivants produisent et reçoivent des bactéries et des virus, que vie et mort, santé et maladie, bonheur et misère s’entrelacent sans que jamais la victoire des premières soit définitive sur les secondes. Réapprendre à vivre avec cette vérité peut « remettre la pendule à l’heure » en invitant au rendez-vous avec soi-même. Le retour à soi est la meilleure sortie de crise que l’on puisse espérer. Il ne se confond ni avec l’égoïsme dont nous avons vu des exemples ni avec l’individualisme. Il est un souci de soi qui ouvre sur la « solidarité des ébranlés », pour reprendre l’expression du philosophe Jan Patocka. Ebranlés, nous le serons tous, à divers titres et pour diverses raisons, « après », ne serait-ce que parce que nous sommes atteints au niveau du lien à l’autre, du contact avec lui.
Pensées magiques de l’enfance
La deuxième concerne les «sentiments négatifs». A l’encontre de l’injonction à «rester positif», nous devons aujourd’hui accepter de nous laisser traverser par l’inquiétude, la tristesse ou le chagrin, l’anxiété. Comment en effet ne pas être anxieux en entendant la course hurlante des véhicules de secours s’acheminant vers un hôpital ? «Ce n’est peut-être pas "ça", mais peut-être si», se dit-on alors. Il n’est pas plus souhaitable de chasser l’anxiété que de se laisser envahir par elle. «Ni hystérie, ni déni» doit être notre devise en ces temps difficiles. Cette maxime est une sorte de traduction moderne du précepte que les anciens Stoïciens, les philosophes des temps durs, nommaient «tranquillité». La vraie tranquillité n’est pas comportementale mais repose sur la différence entre ce qui ne dépend pas de nous et ce qui en dépend.
Quand nous n’avons aucun pouvoir sur une situation, comme c’est le cas aujourd’hui, il nous reste le pouvoir de ne pas nous laisser entièrement aliéner par celle-ci et de garder une forme d’indépendance, au moins dans la pensée. Au contraire, quand on cultive l’anxiété en considérant qu’il est de notre devoir d’épouser ainsi l’esprit du temps, on revient sans le savoir aux pensées magiques de l’enfance, du type : «Si j’y pense très fort, ce que je redoute ne va pas se produire.» Or, que je sois anxieux ou «tranquille», au sens stoïcien du terme, ne changera rien à l’ordre des choses. Nos pensées n’agissent pas sur les événements. La rhétorique culpabilisante en vogue ces temps-ci provient aussi de cette illusion de toute-puissance. Le complotisme et le discours moralisant reposent sur la même croyance en la toute-puissance. Il faut prendre garde à ne pas trop manier l’arme de la culpabilité, sauf à devoir affronter des crises d’angoisse collectives. Se rend-on compte de l’effet que produit sur de nombreuses personnes la possibilité de tuer par inadvertance et sans le savoir ? C’est assez douloureux pour qu’il soit inutile d’en rajouter. La vraie prudence se passe d’une culpabilisation au nom du civisme ou de la discipline. La vraie prudence trouve son assise dans la tranquillité stoïcienne. Celle-ci ne va certes pas de soi et requiert un exercice mental, celui même que les Anciens appelaient «ascèse». Puisque nous sommes obligés, au moins momentanément, de renoncer au faux hédonisme consumériste, pourquoi ne pas nous tourner vers des exercices de pensée ? Par exemple en pensant à la temporalité.
Une épreuve et une chance de vérité
Car telle est bien la troisième vérité que la crise sanitaire peut nous permettre de redécouvrir : le temps n’est pas notre ennemi. C’est pourtant ce que l’on pourrait croire en lisant et écoutant les multiples recettes données pour «l’occuper», le «passer», voire de le «tuer». Tout autant que la mort, ce qui paraît redoutable en ces temps de confinement, c’est l’ennui. Or, l’ennui est une haine du temps. Quand nous nous ennuyons, le temps est comme un vide qui nous serre la gorge, un gouffre dans lequel il nous semble que nous allons tomber. Pourtant, l’ennui fait partie de la condition humaine. Il n’est pas une fin en soi, puisque c’est une forme de haine, mais il faut apprendre à le traverser. L’enfance est le temps où, en principe, on apprend à supporter l’ennui et à transformer la haine du temps en installation dans un temps subjectif.
Un enfant qui n’a pas appris à s’ennuyer s’ennuiera dans sa vie d’adulte, pourtant beaucoup plus longue. Il n’y a certes pas à se réjouir de l’ennui qui guette les enfants dont les parents télétravaillent. On n’a jamais à se réjouir de ce qui est odieux. Mais il faut se réjouir de ce que les parents ne s’en sentent pas coupables. Car si les enfants sont aujourd’hui privés de l’expérience de l’ennui, c’est parce que les parents se sentent obligés de les «occuper» tout le temps. Le confinement interdit la danse, les cours de guitare, le foot, et tout ce qui transforme les emplois du temps des enfants en agendas ministériels. Il y a une grande différence entre structurer le temps et le combler. Structurer son temps est fort utile dans la période de confinement que nous vivons. Ponctuer son temps n’est pas le remplir, mais au contraire laisser s’insinuer des intervalles de vide pendant lesquels on peut se retrouver soi-même. Au lieu de se scotcher à des impératifs aliénants ou à des écrans, ou se demande que faire de cette plage de temps qui nous est offerte. La question est déjà en soi salutaire ! La structure du temps est essentielle quand cohabitent dans un même espace parfois exigu plusieurs personnes qui réalisent à quel point un peu de solitude, un peu d’intimité, un peu de compagnie de soi-même sont vitaux. Le partage de l’espace est aussi un partage du temps. La période que nous vivons est pour chacune et chacun d’entre nous une épreuve et une chance de vérité. Quand le réel nous tombe dessus, les voiles se déchirent un peu. La vie peut cesser de se dérouler sur le mode automatique de l’accélération et de la hantise du retard dont nous nous contentons souvent en oubliant l’essentiel : le sentiment de vivre dans le temps.