Penser avec les objets : une autre performance de la recherche

« Penser avec les objets », l’un des projets financés par le fonds pour la recherche-création de l’UCLouvain en 21-22, a connu son point d’orgue en mai dernier, lors d’une soirée mémorable au Musée L. Cet accomplissement a été pour l’artiste Isabelle Dumont et les huit chercheur·ses embarqué·es dans l’aventure l’occasion de revenir sur l’expérience, sur ce qu’elle avait concrètement fait à leurs recherches et aussi de réfléchir aux enjeux de ce type de dispositif.

Par Anne Reverseau (SSH/FIAL/INCAL)

« Penser avec les objets » se proposait d’accompagner une poignée de chercheurs et de chercheuses dans la constitution de leurs « cabinets de curiosité » tout au long d’une année, et de leur permettre de les « performer », de les présenter sous forme scénique à un public le plus large possible. Il s’agissait donc là d’une forme de « vulgarisation créative », un pan de ce qui est appelé aujourd’hui la recherche création dont la principale valeur, selon Yves Citton, n’est pas de catégoriser un nouveau type d’activités qu’on pourrait étiqueter et mettre dans le tiroir approprié de la bureaucratie universitaire. Sa valeur consiste au contraire à permettre d’ouvrir des terrains, forcément temporaires, mouvants et fragiles, où puissent être accueillis des projets pour lesquels les tiroirs préexistants sont trop étroits ou trop compartimentés. 

L’artiste choisie pour accompagner ce groupe de chercheur·ses du secteur des sciences humaines et des sciences et technologies, Isabelle Dumont, est elle-même dans une démarche de recherche création, de partage d’un « gai savoir » sous une forme scénique puisqu’elle performe sur scène divers cabinets de curiosité consacrés aux végétaux, aux minéraux ou encore à l’histoire du genre. Ce projet a montré, comme le dit l’une des participantes, Marta Sábado Novau, qu’il est possible, au sein de l’université, de réfléchir à nos objets d’étude en dehors des dispositifs du type journée d’étude, colloque, article, livre, etc. Et de faire quand même de la recherche. 

Ce projet a permis un genre d’« estrangement » cher à Montaigne en obligeant les chercheur·ses à travailler avec les objets et non plus seulement sur des objets, comme le propose l’historien de l’art Ralph Dekoninck au début de sa performance. Il a opéré un véritable renversement entre sujet et objet des recherches. 

Une soirée au musée

A 19h, le 5 mai 2022, une centaine de personnes a assisté à la performance des huit chercheur·ses encadré·es par Isabelle Dumont. Après une courte présentation, quatre groupes sont partis en déambulation guidée dans le musée, à la découverte de 8 mini-spectacles de 15 minutes. Près de 2h20 plus tard, l’enthousiasme est palpable : les rires ont fusé, tout comme les questions. Le public, qui regrette de ne pas avoir pu davantage manipuler les objets présentés, en redemande, conquis. L’ancrage du projet dans le musée est remarquable : la forte identité du lieu et la diversité de ses espaces ont permis d’adapter chaque « représentation » à une scène spécifique, quand bien même cette scène n’était qu’un coin. Jean-François Rees, qui travaille sur la biologie marine, s’était installé près des animaux empaillés, et Ralph Dekoninck, spécialiste de l’imagerie religieuse, près des collections d’art populaire. En vidéo, Anne Reverseau jouait avec ses difficultés à ranger les objets d’études dans les compartiments de sa boîte à coutures, face à Caroline Heering qui tirait le fil de sa passion pour l’ornement dans son histoire tant familiale qu’institutionnelle, entourée de volutes et angelots baroques. Pauline Basso attisait la curiosité du public en déroulant l’un après l’autre de larges panneaux illustrés où s’incarnait sa propre curiosité, tandis que Corentin Lahouste revêtait la blouse du Docteur Frankenstein pour insuffler la vie au « corps littérature » composé de ses lectures de cœur, en grande partie des auteurs belges. Marta Sábado Novau se glissait dans la peau (ou plutôt dans les pantoufles) de Jean-Pierre Richard, critique littéraire suisse objet de sa thèse, tandis qu’Agnès Guiderdoni nous dévoilait le contenu du tiroir de son bureau, objets hétéroclites où se cristallise la magie et la puissance de l’analogie.

Lors de cette soirée pendant laquelle chacun·e a présenté son cabinet quatre fois de suite devant une vingtaine de personnes, le chercheur devient acteur, estime Jean-François Rees. La surprise de la déambulation, la découverte nocturne des espaces du Musée L et son cadre majestueux ne furent pas pour rien dans la réussite de la soirée. Comme Ralph Dekoninck le dit lui-même, le musée a permis de trouver un espace-temps hors du temps académique.

Un atelier au long cours, l’année académique comme aventure collective

L’atelier de recherche création ne se réduit pas à une soirée puisque cet espace-temps s’est développé tout au long de l’année académique. Dès la première rencontre en septembre 2021 jusqu’au debriefing en juin 2022, « Penser avec les objets » a d’emblée été réflexif.

L’objectif affiché était en effet d’expérimenter une pensée en acte, de comprendre ce que les cabinets de curiosité font à la pensée et ce que les objets font à la recherche. Pour certain·es, la réflexion s’est concentrée sur l’importance de l’hétéroclite ou de l’analogie, au sujet de laquelle Agnès Guiderdoni citait Aristote – Bien métaphoriser c’est voir le semblable dans le dissemblable – pour d’autres sur la frontière entre matérialisation ou dématéralisation des objets de la recherche aujourd’hui. Ils et elles ont réfléchi à l’agentivité des objets qui font la médiation (Agnès Guiderdoni) et au rôle possiblement prescriptif des chercheur·ses en sciences humaines, notamment pour ce qui est de la littérature. C’est ainsi que Corentin Lahouste, qui cherchait à donner corps à la littérature au sens propre, avait eu la bonne idée de fournir au public qui le désirait une bibliographie des ouvrages évoqués dans sa performance, dont il avait lu des extraits.

Pour une majorité des chercheur·ses concerné·es par le projet, « Penser avec les objets » a aussi été l’occasion de ressaisir un parcours (Corentin Lahouste), de rassembler les pièces du puzzle (Anne Reverseau), de révéler la cohérence 
(Caroline Heering) de recherches parfois éparpillées au gré des financements, des publications et des rencontres qui émaillent une vie de chercheur·se. 

Perspectives et prospectives : importance de l’incarnation

De cette expérience, mais aussi des discussions formelles et plus informelles suscitées par l’expérience, sont apparues des constantes très fortes, des points d’attention, et presque des revendications de la part de chercheurs et de chercheuses de disciplines très différentes et d’âges divers. Si l’on essaie d’en faire le bilan, on se rend compte que « Penser avec les objets » a pu être perçu comme une manière d’affirmer l’importance de la subjectivité, du temps long mais aussi du collectif… 

Ce cabinet est fort lié à ce que je suis (on sait que les objets de recherche s’enracinent dans ce qui nous parle) témoigne Agnès Guiderdoni, tandis que Corentin Lahouste insiste sur l’importance de passer par un temps long pour arriver à convertir la théorie en pratique, à opérer une translation par rapport au périmètre habituel de notre travail. Le projet est apparu à toutes et tous comme un territoire de liberté permettant de donner une réalité sensible à la recherche, quelque chose de chaud par rapport au froid de la recherche (Corentin Lahouste). « Penser avec les objets » a pu aussi être perçu comme une forme de résistance au formatage de la recherche puisque comme le disait Anne Reverseau, ce cabinet compte pour rien dans notre bibliométrie mais ce n’est pas du temps perdu, c’est aussi de la recherche, ou encore, Ce que j’ai présenté n’avait pas moins de valeur du point de vue de la connaissance qu’un article, ajoutait Agnès Guiderdoni. 

« Penser avec les objets » a aussi fait apparaître l’importance de la matérialité, celle des objets, mais aussi et surtout celle des corps, des chercheur·ses comme du public. Dans ce projet, la rencontre a été palpable avec un public en chair et en os. Les huit chercheur·ses-performeur·ses se sont confronté·es à cette dimension trop peu présente dans leurs vies professionnelles, à cette incarnation pleine et entière de la recherche comme le dit Corentin Lahouste. Ce qui permet ce basculement, explique quant à elle Agnès Guiderdoni, c’est le fait d’intégrer des corps étrangers dans la recherche, qui obligent à s’ancrer dans une réalité sensible où le corps est engagé. Cela nous amène à quelque chose de plus personnel, de plus subjectif qui nous sort de la fiction de l’objectivité. 

Si la dimension ludique était bien présente dans ce projet, et surtout lors de la soirée du 5 mai, le « jeu » était aussi sérieux. Comme l’avance Marta Sábado Novau, il s’agissait de pouvoir «jouer» dans tous les sens du terme, c’est-à-dire d’assumer ouvertement la subjectivité et la créativité de toute recherche, fût-elle académique. Mais, pour pouvoir jouer, il faut être plusieurs, et il faut, a minima, un public, d’où l’importance de montrer ce travail en atelier, de le montrer en vidéo, grâce aux captations de chacun des 8 cabinets de curiosité, permettant de les diffuser auprès de publics plus vastes et plus divers, mais surtout de le montrer en « live », de s’en servir comme d’un élément de dialogue et d’échange avec un public.

Publié le 19 septembre 2022