Une donation exceptionnelle

Par Matthieu Guy Michel Somon, assistant de recherche à l’Institut de recherche Religions, spiritualités, cultures, sociétés de l’UCLouvain

Hubert Descamps a choisi de faire donation d’une exceptionnelle Pietà peinte sur panneau à la Fondation Sedes Sapientiæ, étroitement liée à l’UCLouvain et sa faculté de théologie. C’est en hommage à son grand-père, le baron Édouard Descamps (1847-1933), professeur de droit à l’UCLouvain, juriste international, ministre des Sciences et des Arts, vice-président du Sénat, et à son père, le baron Pierre-Hubert Descamps (1884-1970), collectionneur illustre et membre du comité d’acquisition des Musées royaux, que Hubert Descamps, lui-même juriste formé à l’UCLouvain, a fait ce geste généreux qui permettra aux membres de la communauté universitaire de découvrir une belle peinture de l’école colonaise de la fin du XVe siècle, remarquable par sa facture. L’œuvre provient de la collection du duc de Valombre à Paris et a été acquise par Pierre-Hubert Descamps en vente publique en 1936.

Ce panneau de chêne peint à l’huile est un témoin important de la transition de l’icône médiévale, à fond uniforme et anhistorique, au tableau de dévotion qui associe aux figures célestes de Marie et de Jésus des personnages historiques modernes – en l’espèce, un chanoine et un laïque. Le fond doré propre à l’icône se perpétue dans le panneau sous la forme d’un fond rouge à base de vermillon, qui a jadis été rehaussé du Christogramme (nom du Christ en grec résumé par les trois lettres « ihs ») et du monogramme de la Vierge Marie (« M »), inscrits à la feuille d’argent et répartis en ligne horizontale et en alternance. Il subsiste quelques traces foncées de ces inscriptions oxydées avec le temps.

Un témoin important de la transition de l’icône médiévale au tableau de dévotion

Sur ce fond rouge se détachent la Vierge Marie assise, et le Christ qu’elle soutient sur ses genoux, vêtu seulement d’un perizonium (pagne) blanc et couronné d’épines. Tous deux sont dotés d’un nimbe doré de type bague-relief formé de quatre cercles concentriques à bourrelets, et celui du Christ est agrémenté de trois fleurs de lys rouges. Marie lui tient le bras gauche et maintient son buste avec la main droite, placée sous son aisselle. Leurs visages sont inclinés vers le coin inférieur gauche du panneau, qu’occupe un personnage miniature de chanoine (l’aumusse dont il est revêtu permet de l’identifier comme tel). Cet homme implore la Vierge, ainsi que l’indique un phylactère (une sorte de banderole aux extrémités enroulées) avec l’inscription O mater dei, memento mei (« Ô mère de Dieu, souviens-toi de moi »), tandis que dans le coin inférieur droit, un conventuel (peut-être un franciscain ?), lui aussi miniaturisé, profère la formule suivante : O Ihesu fili dei miserere mei (« Ô Jésus, fils de Dieu, prends pitié de moi »).

Le thème iconographique, une Pietà, c’est-à-dire un face-à-face poignant entre Marie et son Fils mourant, se trouve ici actualisé en une Déploration, moyennant l’insertion de ces deux figures de chrétiens de l’âge de la première modernité dont l’implication et la supplique témoignent de l’efficacité durable du sacrifice du Christ et de l’intercession de la Vierge pour le salut des fidèles, selon une méditation salvifique en accord avec les conventions de l’époque. En habillant la Vierge d’un ample drapé blanc qui fait aussi office de suaire pour le Christ, le peintre a fait preuve d’une innovation iconographique qui suggère la pureté de la Vierge – les Révélations de la mystique Brigitte de Suède (1303-1373) semblent à l’origine de la tradition iconographique qui consiste à pourvoir la Vierge d’un manteau blanc dès la Nativité – et rappelle un élément central de la Passion : le linceul ou suaire dont on a enveloppé le corps mort du Christ supplicié. On trouve d’ailleurs à l’entour du Christ, peint les yeux entrouverts et en vie, quelques arma Christi (instruments de la Passion), comme la croix, l’échelle qui a servi à décrocher son corps (le tracé de ces deux instruments a été incisé dans le bois et suggère l’emploi d’une latte), le flagrum avec lequel Jésus a été fustigé, les clous, les tenailles, la lance de Longin qui lui a transpercé le flanc droit, et une branche d’hysope qui a pu servir à lui faire boire le vinaigre dont on avait imbibé une éponge, selon les évangiles.

Ce panneau visait à susciter la compassion des fidèles et à mettre en œuvre la fonction rédemptrice de la Vierge Marie et de Jésus

L’insertion de ces éléments permettait aux spectateurs du panneau de se remémorer les grandes étapes du récit de la Passion et de méditer sur les souffrances endurées par le Christ, dont les plaies sont minutieusement peintes aux pieds, aux mains et au flanc, où l’on aperçoit des coulures de sang qui courent jusqu’aux cuisses. En matérialisant la douleur de la Vierge et du Christ par l’inclinaison mélancolique de leurs visages vers le bas et leur droite, et en figurant tantôt des larmes, tantôt du sang sur leurs figures, ce panneau visait à susciter la compassion des fidèles. Il mettait aussi en œuvre la fonction rédemptrice de la Vierge Marie et de Jésus, d’autant que ses commanditaires ou destinataires vraisemblables, placés dans la composition au plus près de ces deux figures, ont mobilisé des matériaux coûteux (emploi d’or dans les nimbes, et d’azurite dans le vêtement bleu de la Vierge peint sous son manteau blanc) pour sa réalisation. De fait, si l’on suit les phylactères figurés près de leur visage et censés être les ventriloques de leurs intentions et pensées, la création d’un tel panneau pouvait participer à leur salut personnel. On a donc pu user de ce panneau comme d’un support de dévotion participative et de méditation qui magnifie la portée salutaire de la Passion et de l’intercession mariale, ne serait-ce qu’au vu du régime d’échelle, de disposition et de figuration des personnages peints.

Ce beau panneau n’a pas livré tous ses secrets, et son entrée à l’UCLouvain permettra peut-être aux chercheurs de découvrir l’identité des deux personnages miniatures qui le cantonnent, et celle de son auteur – selon toute vraisemblance, un artiste actif à Cologne dans la seconde moitié du XVe siècle.

Article publié en février 2023 dans TRACES, le magazine de l'actualité culturelle à l'UCLouvain. Lire la suite 

Publié le 16 février 2023