Vous avez dit recherche-création?

 ©A. di Crollalanza

On parle beaucoup, à l’UCLouvain, depuis quelques mois, de « recherche-création ». Ce « label » développé en particulier en France et au Canada vise à encourager les rencontres et les croisements entre arts et sciences. Pour nous aider à mieux saisir de quoi il s’agit et quels sont les enjeux en présence, nous avons rencontré Yves Citton, chercheur, philosophe et essayiste, professeur de littérature et media à l’Université Paris 8 et docteur honoris causa de l’Institut des Civilisations, Arts et Lettres de l’UCLouvain.

Quelle serait votre définition de la recherche-création ?

YC: Je trouve qu’il est très précieux que la recherche-création ne se laisse pas enfermer dans une définition unique. Sa principale valeur n’est pas de catégoriser un nouveau type d’activités, qu’on pourrait étiqueter et mettre dans le tiroir approprié de la bureaucratie universitaire. Sa valeur consiste au contraire à permettre d’ouvrir des terrains, forcément temporaires, mouvants et fragiles, où puissent être accueillis des projets pour lesquels les tiroirs préexistants sont trop étroits ou trop compartimentés. J’aimerais donc me limiter à une définition négative, qui reconnaisse le caractère constitutivement fuyant de la recherche-création. Relèveraient alors de la recherche-création des pratiques d’expérimentation qui s’aident de gestes artistiques pour étendre nos enquêtes universitaires en les faisant excéder leurs attendus et leurs critères d’évaluation préétablis. C’est ce que développent bien Erin Manning et Brian Massumi dans Pensée en acte1.

Où, quand et comment est apparue cette dynamique de recherche-création qui associe des artistes à des programmes d’enseignement et de recherche ?

YC: Deux réponses sont possibles, en fonction de deux empans temporels et institutionnels très différents. D’une part, on peut dire que la recherche-création a été à l’origine commune des sciences et des arts, avant que la distinction entre eux ne s’ossifie et ne se rigidifie, essentiellement au cours du XIXe siècle. En ce sens, Brunelleschi, Rameau, Diderot faisaient de la recherche-création dans le domaine de l’architecture, de la musique et de la philosophie. D’une façon plus restreinte, qui présuppose que la recherche-création soit une réaction contre cette rigidification de la distinction institutionnelle entre arts et sciences, on peut lire le beau livre de Sandra Delacourt, L’artiste chercheur : un rêve américain au prisme de Donald Judd (B42, 2019), pour voir à quel point, tout au long du XXe siècle, différentes instances gouvernementales ont cru devoir placer des artistes aux côtés des chercheurs dans les universités américaines. En faisant remonter la recherche-création aux années 1970 à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint Denis, ou en évoquant son institutionnalisation au Canada dans la première décennie du XXIe siècle, on croit souvent que la recherche-création vient « du bas », de chercheur·es et d’artistes qui ont réussi à imposer une liberté de pratiques hétérodoxes contre les normes imposées de haut par les détenteurs d’autorité. C’est sans doute vrai dans de très nombreux cas. Mais l’étude de Sandra Delacourt montre que, dans de nombreux cas aussi – aux USA, il y a des décennies, comme en Europe peut-être maintenant – certains agendas gouvernementaux ont pu trouver utile d’introduire des artistes garants d’humanisme et de moralité auprès d’universitaires dont les prétentions au savoir devenaient trop critiques…

Depuis 20 ans, en France, la recherche-création est instrumentalisée depuis le haut d’une autre manière, symétrique : elle sert parfois de cheval de Troie visant à infiltrer des modes d’administration et d’autorité universitaires au sein des écoles d’art, restreignant l’autonomie de ces dernières. Il faudrait au contraire se servir de la recherche-création pour critiquer le modèle dominant du travail universitaire, qui est tout sauf un modèle idéal, dans ses implémentations actuelles.

Brunelleschi, Rameau, Diderot faisaient de la recherche-création

En quoi l’enseignement et la recherche universitaires gagnent-ils à s’hybrider avec la création artistique ? Quel est l’enjeu de ce croisement entre art et science ?

YC: À mes yeux, mais je viens de l’université et je suis certainement très minoritaire à penser ainsi, l’enjeu le plus intéressant de la recherche-création est de permettre une double critique s’adressant à la fois à la notion de « recherche » et à celle d’« enseignement ». Je trouve très stimulantes les réflexions que mènent Fred Moten et Stefano Harney autour de la notion de (black) study, dans leur ouvrage The Undercommons (2013) par exemple. La notion même de « recherche » est aujourd’hui largement informée par un modèle importé de certaines sciences dures. Les pratiques d’« enseignement » (encore basées sur les cours ex cathedra, les examens, les notes et, avec la « massification » des études supérieures, sur une industrialisation des procédures) sont un héritage de ce que le XXe siècle a eu de pire à nous léguer.
Revendiquer que l’on fasse des études à l’université, que ces études soient autant le fait des « étudiant·es » que des professeur·es, que tout le défi est de créer des situations où les deux puissent étudier ensemble, en partageant leurs incomplétudes complémentaires – voilà ce vers quoi pourraient nous orienter les dynamiques de recherche-création, si on sait les pousser au-delà d’elles-mêmes. Je renvoie pour plus de détails à la page web que nous venons de créer dans l’École Universitaire de Recherche ArTeC pour rassembler quelques contributions sur ces questions : https://eur-artec.fr/articles_archipel/etudes-studieset-recherche-creation.

Quelles seraient les similitudes et les différences entre la démarche scientifique et la démarche artistique ? Peut-on affirmer que l’acte de recherche posé par l’artiste est proche de celui posé par le scientifique ?

YC: Il faudrait des heures et des volumes pour bien répondre à cette question, donc je ne peux que faire une petite précision, qui me semble toutefois importante. Sciences et arts sont distingués bien davantage par nos catégorisations institutionnelles, qui les font relever de canaux de financements, de modalités d’évaluation, de dispositifs d’autorisation séparés et largement étanches entre eux. Si l’on en reste aux gestes d’enquêtes, aux partages d’études, aux improvisations collectives, aux bricolages ingénieux, aux tâtonnements hasardeux, aux intuitions obstinées, aux vérifications empiriques menées dans les ateliers artistiques comme dans les laboratoires scientifiques, les pratiques de recherche et de création sont souvent très proches, très anciennes, et relèvent bien ensemble de ce que l’on redécouvre naïvement comme une nouveauté, sous l’étiquette toujours faussement émergente de la « recherchecréation»…

1Erin Manning & Brian Massumi, Pensée en acte. Vingt propositions pour la recherche-création, éd. Yves Citton, trad. Armelle Chrétien, Dijon : Les presses du réel, 2018.

Publié le 27 août 2021