Au-delà des différences, une semblance européenne - Intervention de Pascal LAMY

Louvain-La-Neuve

« Au-delà des différences, une semblance européenne »

Intervention de Pascal Lamy

Séminaire de formation continue de l’Ecole Nationale de Magistrature
Session intitulée « Y-a-t-il un esprit européen ? »

Paris, mardi 29 janvier 2019

Je me réjouis de participer à cette discussion placée sous le signe de l’esprit européen. Le mot « esprit » n’est pas seulement le nom d’une revue qui m’est chère, comme à un certain nombre d’entre nous ici, c’est également un terme qui a une double enveloppe : une enveloppe de raison et une enveloppe de passion. L’esprit est à la fois une idée et un souffle. C’est de cette dualité que je voudrais partir aujourd’hui pour réfléchir à la façon dont nous pouvons rendre sensible, intelligible, cet esprit européen qui reste trop souvent méconnu des Européens eux-mêmes.

On parle beaucoup du déficit démocratique européen. Or à mon sens, le problème fondamental qui se pose aujourd’hui à l’Europe n’est pas celui d’un déficit de cratos, mais d’une absence de démos européen. Les institutions de l’Union européenne correspondent aux canons démocratiques : nous avons un quasi-gouvernement (la Commission) contrôlé par un Sénat des états-membres (le Conseil des ministres) et par un Parlement qui peut renverser la Commission. Nous avons aussi une Cour suprême appelée la Cour de Justice : tout cela est contrôlé, articulé et responsable. L’Europe dispose donc de toutes les institutions nécessaires, mais ces institutions ne sont pas habitées, animées, par un sentiment d’appartenance commune. Pour le dire comme Elie Barnavi, qui a utilisé cette expression dans le titre d’un de ses livres, l’Europe reste désespérément « frigide ». L’Europe est frigide parce qu’il lui manque une infrastructure d’appartenance reconnue et ressentie. C’est dans cette absence de perception d’une identité commune que se situe à mon avis la source de notre mal démocratique. Ceci implique aussi que nous fassions la critique du rêve des Pères fondateurs de l’Europe, selon lequel de l’intégration économique naitrait l’intégration politique. Nous savons aujourd’hui qu’il ne suffit pas de travailler le plomb de l’économie pour accéder à l’or de la politique. Entre le consommateur, le travailleur, l’homo oeconomicus d’une part, et le citoyen, l’homo civicus, de l’autre, il y a une barrière des espèces que la construction européenne n’a pas encore franchie.

C’est à cette barrière des espèces qu’il faut s’intéresser – à cette articulation nécessaire entre un besoin irréductible d’identité, de communauté, et une exigence d’efficience économique dont nous comprenons qu’elle va de pair avec les économies d’échelles dans notre monde globalisé. L’Europe est le lieu où nous pouvons et devons réinventer cette articulation entre la voie rationnelle de l’intégration des marchés et la voie émotionnelle de l’appartenance. Nous ne pouvons pas continuer à investir dans le projet européen ce qui est de l’ordre de la raison uniquement, en expliquant, par exemple, qu’à partir du moment où 2 et 2 font 4, un marché de 500 millions de consommateurs est préférable à un marché de 50 millions de consommateurs. Cela est absolument exact mais, comme le disait Jacques Delors, « on ne tombe pas amoureux d’un grand marché ». Nous sommes arrivés à une jonction dans l’histoire du projet européen où nous ne pouvons plus nous satisfaire de cette espèce de dualisme qui sous-tend la construction européenne depuis ses origines, et qui pourrait se résumer ainsi : l’émotion et les passions du côté des nations et du pays vécu ; la raison et l’efficacité dans la réponse aux grands problèmes de la planète pour l’Europe. Ce dualisme entre passion nationale et raison européenne est politiquement dangereux. Si nous continuons à fonder la justification de la construction européenne seulement sur ce qui ressort du « front froid » de la raison technocratique et de l’efficacité économique, alors nous abandonnons du même coup le « front chaud » aux adversaires de la construction européenne. Or dans le monde d’aujourd’hui, avec cette incroyable animation du côté des réseaux sociaux, il est malheureusement facile de prédire l’issue de tout combat politique dans lequel vous avez la raison d’un côté et la passion de l’autre. La question fondamentale que nous devons résoudre est donc celle de l’appropriation émotionnelle de l’idée européenne – la construction d’un esprit européen au sens du souffle.

Comment faire ? Quelle démarche adopter pour que l’Europe devienne pour les Européens ce que Benedict Anderson a appelé « une communauté imaginée » ?

Il y a les voies classiques, dont il faut bien dire qu’elles n’ont pas très bien marché. L’une d’entre elles consiste à proclamer la substance de l’esprit européen en l’inscrivant dans une constitution avec frontispice. C’est ce que nous avons dans les textes qui nous servent de constitution européenne. Selon ces textes, l’esprit européen peut être caractérisé comme un équilibre spécifique entre une dynamique économique qui est celle du capitalisme de marché, une exigence d’égalité plus forte et par conséquent des dispositifs de protection sociale beaucoup plus sophistiqués que dans les autres continents, une sensibilité écologique plus précoce (si l’on laisse de côté les anciennes civilisations animistes, qui subsistent à l’état résiduel dans quelques régions du monde), un attachement au sécularisme et à la liberté de conscience, ainsi qu’une volonté d’un accès à la culture mieux réparti qu’ailleurs. Ces grands traits fondent ce qu’on pourrait appeler le modèle européen de la « démocratie sociale de marché ». Ce sont ces traits qui définissent la spécificité de l’Europe aux yeux des non-Européens. Il y a d’ailleurs là une contradiction sur laquelle je me suis beaucoup interrogé lorsque je suis sorti de mes quinze années d’institutions européennes – d’abord auprès de Jacques Delors, puis comme Commissaire européen – et que je me suis mis à parcourir le monde en tant que DG de l’OMC pendant quasiment dix ans : cette question de l’identité européenne, qui est un puits de complexité pour les Européens, apparait beaucoup plus simple aux non-Européens. L’exercice de définition des grands traits du modèle européen de société est certes intéressant car il permet de saisir notre différence par rapport à l’extérieur. Cependant, pas plus que les arguments rationnels sur la « communauté d’intérêts » européenne dans la mondialisation, cette démarche de définition objective ne résout le problème de déficit émotionnel. On reste dans une stratégie de proclamation et d’invocation, or comme chacun sait – c’est le cas dans toutes les religions, qu’elles soient civiques ou spirituelles – une invocation reste sans effet si elle n’est enracinée dans une structure de représentations et d’émotions partagées.

Une deuxième déclinaison de la voie « classique » consiste à conférer à l’Union européenne les attributs du patriotisme national. L’Union a ainsi été dotée d’un hymne commun, l’Ode à la joie, qui est le dernier mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven mais dépourvu du texte du poème de Schiller, dont une table ronde de la Commission européenne en 1972 a estimé qu’il « ne présentait pas un caractère spécifiquement européen ». Nous avons aussi un drapeau européen, qui a été emprunté subrepticement au Conseil de l’Europe, et qui est un symbole marial dans toute sa splendeur avec ses étoiles d’or sur fond bleu. Et depuis le milieu des années 1980, nous avons même un passeport européen, de couleur grenat et de format unique. Or il me semble absurde d’escompter qu’un drapeau, un passeport et un hymne puissent contribuer de façon décisive à enraciner un sentiment d’appartenance à l’Europe chez les citoyens. La réalité est inverse : il faut d’abord un sentiment d’identité commune, qui peut ensuite être projeté dans un drapeau et dans un hymne.

Il faut donc essayer autre chose pour atteindre ce nœud du déficit d’investissement émotionnel dont souffre le projet européen. Le problème central est qu’en Europe, le chemin vers la reconnaissance de notre semblance est obstrué par une perception hypertrophiée de nos différences, et ceci d’autant plus que ces différences sont minimes. Selon un principe assez universellement partagé, c’est dans la différentiation par rapport au voisin le plus proche que l’identité du groupe est affirmée. Tout ce qui nourrit les représentations communes – tout ce que les Européens assimilent depuis le plus jeune âge à travers la littérature, les arts, l’apprentissage de l’histoire, les chansons, les comptines – est d’abord pétri de différences avec les voisins. Ma conviction personnelle est qu’il nous faut en passer par une exploration active et résolue de ces différences qui brouillent si souvent nos conversations transnationales entre Européens, qui sont un obstacle à la construction du consensus au niveau européen, pour arriver, dans un second temps, à une reconnaissance de ce qui nous rassemble. Ce sont donc ces systèmes qui forgent nos représentations qu’il s’agit de retravailler, et notamment l’enseignement de l’histoire, parce qu’il joue un rôle fondamental dans ce bâti émotionnel. Cela prendra du temps. Il y a eu quelques tentatives dans le passé. Au début des années 2000, à l’occasion du 40e anniversaire du Traité de l’Elysée, un projet de manuel d’histoire commun franco-allemand a été mis sur la table et a fini par voir le jour. Avant cela, dans les années 1980, j’avais participé avec Jacques Delors à la genèse d’un manuel franco-allemand à destination des classes préparatoires. Dans les deux cas, bien que circonscrites au franco-allemand et portées à très haut niveau sur le plan politique, ces initiatives ont été compliquées à mettre en œuvre. Il faut bien sûr persister dans cette direction, mais aussi explorer toutes les autres voies qui remuent les imaginaires, les émotions, les récits et la manière dont les Européens voient leurs voisins.

L’une des pistes que je me suis attaché à poursuivre depuis quelques années est celle du développement d’une anthropologie de la construction européenne. Je crois en effet que nous avons trop fait d’économie, de droit, de science politique, et pas assez de sciences sociales. Pour le dire autrement, nous avons beaucoup théorisé sur l’architecture institutionnelle de l’UE, son marché commun et sa législation, et nous n’avons pas assez mené de recherches empiriques sur les Européens, leurs imaginaires et de leurs vies quotidiennes. Or l’approche anthropologique me semble fondamentale précisément en ce qu’elle prend à bras le corps l’imbrication des éléments économiques et politiques mais aussi culturels, mémoriels et symboliques qui conditionne les rapports à l’Europe dans les différents pays membres. Or sur bien des sujets, sous la surface des invocations à l’unité et à la communauté de valeurs, l’hétérogénéité des pratiques et des représentations apparaît en pleine lumière dès qu’on confronte les observations de terrain. C’est bien dans cette direction qu’il faut travailler : en nous efforçant de cerner tout ce qui se trame à l’échelle humaine en Europe aujourd’hui ; en apprenant à mieux comprendre nos différences, mais aussi à discerner tous ces « communs » européens qui se constituent au jour le jour, au-delà des différences perçues, et en-deçà de toute proclamation des normes et principes qui fondent le projet politique européen.

On a prêté à Jean Monnet une formule qui est assez juste : « si c’était à recommencer, je commencerais par la culture ». Jean Monnet n’a jamais prononcé ces mots, ce n’était pas du tout sa forme d’esprit. La culture au sens large, au sens anthropologique du terme, et non au sens de la politique culturelle émanant du Ministère de la rue de Valois, est la matière première qui a été trop longtemps négligée par le projet d’intégration européenne. J’ai bien conscience de l’objection soulevée par Lucien Jaume ce matin, pour qui la question de l’identité européenne serait une mauvaise question car elle nous place du côté d’un fixisme, d’une opposition à un autre, qui mène inexorablement à la guerre. C’est une vision que j’ai pu partager par le passé, mais j’ai changé d’avis. Aujourd’hui je pense au contraire que nous ne pouvons pas continuer à construire l’Europe en nous désintéressant du besoin émotionnel d’appartenance à une communauté. C’est ce que soulignait Pierre Hassner en 1991 déjà, dans un article publié par la revue Esprit, dans lequel il écrivait, je cite, que « les aspirations qui ont conduit au nationalisme et au socialisme, la recherche de la communauté et de l’identité d’une part, et la recherche de l’égalité et de la solidarité d’autre part, reparaîtront toujours, comme elles le font déjà. » C’est cela la réalité. Je reconnais volontiers la générosité de l’approche intellectuelle qui préconise de déconnecter la construction européenne de la question identitaire – parce que l’identité contiendrait un risque intrinsèque d’exclusivisme et d’antagonisme. Mais il n’y a pas de nécessité à ce qu’identité rime avec rejet de l’autre. Et mon expérience au plan politique me dit que ces demandes d’identité et de communauté sont là, et que nous ne pouvons pas – parce que ce serait mieux – construire un homme européen débarrassé de ce besoin d’appartenance. Ce serait un homme extrêmement rétréci que cet homme-là. Il faut au contraire réfléchir aux façons d’accommoder ce besoin d’appartenance, mais à l’intérieur d’une démarche qui prenne au sérieux les différences et qui permette, par leur compréhension, d’accéder à une reconnaissance de ce qui nous rassemble en tant qu’Européens. Nous devons opposer aux hérauts de l’Europe de Saint Etienne, Viktor Orbán en tête, une autre vision de l’identité et de la culture européennes.

Pour toutes ces raisons, et après mûre réflexion, notamment avec l’anthropologue Marc Abélès, nous avons lancé l’idée d’un réseau de Chaires d’anthropologie de l’Europe contemporaine. Vous me direz, c’est prendre les choses par la face nord. C’est vrai – cela est moins aisé que de prendre les choses par la face sud, qui est celle de l’intégration économique. Mais la conscience de cette difficulté ne doit pas nous empêcher de nous attaquer à cette face un peu plus escarpée, car je pense profondément que si nous avions commencé à gravir cette face il y a trente ou quarante ans, l’idée européenne ne connaîtrait pas un tel désamour aujourd’hui. Comme toutes les choses que nous n’avons pas faites, et devant lesquelles nous avons d’autant plus tendance à renâcler que nous nous y prenons trop tard, je crois que la conclusion rationnelle c’est qu’il vaut mieux commencer dès maintenant. Nous avons donc ouvert une première Chaire d’anthropologie européenne à l’Université catholique de Louvain il y a un an et demi. Une deuxième Chaire est actuellement en constitution à la Hertie School à Berlin, dont le titulaire sera l’anthropologue d’origine indienne Arjun Appadurai. Une troisième est en train de poindre à Cork, en Irlande ; et une quatrième est déjà en fonction à l’Université de Montréal car je crois important que des non-Européens soient associés à cette démarche. L’idée est de constituer un réseau qui, petit à petit, nous apportera les éléments d’un discours politique renouvelé sur l’Europe et les Européens.

Cette démarche peut nous permettre de comprendre différemment des phénomènes qui semblent à première vue relever de la pure rationalité économique. Par exemple nous pouvons nous demander dans quelle mesure les représentations culturelles de la dépense et de la dette en Allemagne et en Grèce sont réconciliables. Il a souvent été fait état de l’humiliation imposée aux Grecs et à leurs représentants par l’Eurogroupe à l’issue du fameux sommet-marathon de juillet 2015. Mais pour saisir toute la portée de cette situation, ne faut-il pas prendre la mesure de ce que signifie « humiliation » dans des sociétés méditerranéennes où l’opposition honneur/honte a un rôle structurant ? Et se souvenir que le mot allemand Schuld, ne signifie pas seulement « dette », mais aussi « faute », « culpabilité » ? Nous avons bien affaire à des composantes anthropologiques profondes qui peuvent favoriser ou, à l’inverse, bloquer l’élaboration du consensus dans des domaines essentiels en matière de construction européenne. Mais il s’agit aussi de comprendre des choses très concrètes, qui touchent à la vie quotidienne et aux mœurs des Européens, par exemple : pourquoi les Espagnols vont-ils au foot en famille et les Italiens entre amis ; ou bien pourquoi les Allemands célèbrent-ils leur anniversaire de manière aussi pompeuse à partir de l’âge de 60 ans ? Un autre cas intéressant, qui a fait l’objet d’un colloque à Louvain, touche aux figures tutélaires de l’hiver européen, de Saint Nicolas à Santa Claus en passant par la Befana italienne ou encore le Krampus en Europe centrale. Quand vous vous penchez sur ces figures, vous vous apercevez qu’elles englobent une collection bariolée de personnages, dont certains sont des saints bienveillants, d’autres, tel le Père fouettard, des figures qui font peur aux enfants. Et si vous faites la généalogie du Père Noël, vous entrez sur un terrain où se greffent aussi bien des produits de l’histoire récente – les mœurs de l’Angleterre victorienne, l’influence des GIs sur le sol européen à la fin de la Seconde Guerre mondiale – que des festivités hivernales très anciennes. De fait, certaines ramifications de ces cycles festifs communs à tous les Européens nous renvoient à des racines pré-chrétiennes, notamment d’origine romaine. Par exemple les Calendes ou les Saturnales seraient à l’origine de ce que l’anthropologue Arnold Van Gennep a appelé « le cycle des douze jours » des festivités qui vont de Noël à l’Epiphanie – période de tous les dangers, entre la fin et le renouveau, pendant laquelle les mondes des vivants et des morts se côtoient. Ces « figures du froid européen » sont par ailleurs prises dans une série de controverses qui témoignent des affres identitaires de l’Europe d’aujourd’hui et de la vigueur des critiques féministe et post-coloniale, illustrée par la polémique autour des traits africains du Swarte Piet flamand. Tout cela pour dire qu’en s’intéressant à ce genre d’objet, nous touchons à la fois à des spécificités associées à des espaces locaux et particuliers mais aussi à des marqueurs qui sont partagés à travers toute l’Europe, et à des évolutions qui dénotent la transformation des sociétés européennes contemporaines.

Pour conclure, je crois que le temps est venu de cesser de nous focaliser comme nous l’avons fait pendant des années – moi y compris – sur ce qui est de l’ordre de l’économique et du supra-politique en Europe, pour aller chercher dans ce qui est infra-politique les éléments d’un nouveau récit commun. On le voit très bien quand on examine ce qu’il faut mettre ensemble du point de vue des mentalités collectives pour bâtir, par exemple, une politique de défense et de sécurité commune. Vous ne pouvez pas construire une politique européenne de défense et de sécurité si vous ne mettez pas aussi en commun des rêves et des cauchemars. Harmoniser des rêves et des cauchemars, cela est extraordinairement difficile. Et pourtant nous devons en passer par là si nous ne voulons pas laisser la passion aux mains de ceux qui la manipulent pour détruire le projet européen.

Publié le 21 février 2019