« Ceci n’est pas une récidive… », M.-A. Beernaert

Par son arrêt n° 15/2018 du 7 février 2018, la Cour constitutionnelle vient d’apporter une dernière ( ?) touche à une jurisprudence initiée en décembre 2011, et consistant à remettre progressivement en cause le régime de la récidive correctionnelle.

La difficulté de départ, sur base de laquelle toute cette jurisprudence a été progressivement construite, tient à la combinaison de deux données juridiques :

- le fait que la récidive de crime sur délit n’existe pas dans le Code pénal[1], à la différence de la récidive de délit sur délit, prévue par l’article 56, alinéa 2, du même Code (dans le chef de celui qui commet un nouveau délit moins de cinq ans après avoir subi ou prescrit une première peine d’emprisonnement d’un an au moins) ;

- le fait que lorsqu’un crime est correctionnalisé (c’est-à-dire puni d’une peine correctionnelle en raison de l’admission de circonstances atténuantes ou, plus rarement, d’une cause d’excuse), il est assimilé à un délit et se voit donc appliquer le régime des délits, notamment en matière de récidive.

L’auteur d’un crime renvoyé au tribunal correctionnel pourrait ainsi se retrouver en situation de récidive légale alors même que, s’il avait été jugé en cour d’assises et condamné à une peine criminelle de réclusion, il n’aurait pas été considéré comme récidiviste. Or, la récidive est susceptible d’emporter plusieurs conséquences défavorables, que ce soit au niveau du taux de la peine susceptible d’être prononcée (1) ou de la date d’admissibilité à la libération conditionnelle (2). La Cour constitutionnelle a eu l’occasion de se prononcer sur ces deux aspects du régime de la récidive, au fil de cinq arrêts prononcés entre 2011 et 2018. D’autres questions pourraient toutefois lui être soumises encore, qui concernent cette fois le délai d’épreuve de la réhabilitation (3).

1. Prononcé de la peine : les arrêts 193/2011 et 199/2011

Lorsque les conditions de l’article 56, alinéa 2, du Code pénal sont réunies, l’état de récidive de délit (ou crime correctionnalisé) sur délit permet au juge correctionnel de prononcer une peine d’emprisonnement correspondant au double du maximum porté par la loi pour l’infraction commise. Paradoxalement, cette peine majorée pourrait alors être plus longue que la peine que le même auteur aurait encourue s’il avait été jugé en cour d’assises et condamné à la réclusion.

Cette situation a fait l’objet de questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle, qui y a vu une discrimination. Certes, l’emprisonnement (correctionnel) et la réclusion (criminelle) sont des peines de nature différente mais, à l’estime de la Cour, cette circonstance ne saurait être déterminante : les deux sanctions ayant en commun de priver le condamné de sa liberté, elles peuvent être comparées en termes de durée ; et il ne saurait être raisonnablement justifié que celui qui est jugé en correctionnelle puisse être condamné à une peine plus longue que s’il avait été renvoyé, pour le même fait, en assises.

Dans l’attente d’une intervention du législateur, remédiant à la discrimination constatée, la Cour a expressément invité les juges correctionnels à s’autocensurer, en veillant à ne pas condamner les justiciables, fussent-ils en état de récidive, à une peine privative de liberté plus longue que la peine de réclusion maximale qui aurait pu leur être imposée par la cour d’assises, après que celle-ci ait retenu des circonstances atténuantes.

Pour tenter de rencontrer cette jurisprudence, le législateur a ajouté un alinéa 3 à l’article 56 du Code pénal, lors du vote de la loi pot-pourri II du 5 février 2016, Aux termes de ce nouvel alinéa, il est désormais prévu qu’en cas de récidive de crime correctionnalisé sur délit, « la durée de la peine d’emprisonnement ne pourra excéder celle de la peine de réclusion maximale prévue par la loi pour ce crime ». Le problème n’est toutefois pas corrigé pour autant : il aurait en effet fallu viser comme plafond non pas la peine de réclusion maximale « prévue par la loi », mais bien la peine de réclusion maximale « susceptible d’être appliquée par la Cour d’assises pour le même crime, après admission de circonstances atténuantes ».

Puisque l’intervention du législateur n’a donc pas (encore) suffi à remédier à la discrimination constatée[2], il nous parait que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle doit continuer d’être prise en compte et primer sur le libellé du nouvel article 56, alinéa 3, du Code pénal.

2. Exécution de la peine : les arrêts 185/2014, 102/2017 et 15/2018

La constatation de l’état de récidive légale n’a pas qu’une incidence sur le taux de la peine maximale qui peut être prononcée. Elle entre aussi en ligne de compte pour calculer la date d’admissibilité à la libération conditionnelle[3], et par référence à celle-ci, à la plupart des autres modalités relevant du statut juridique externe des condamnés à des peines privatives de liberté de plus de trois ans, puisque cette date pivot détermine à son tour les moments à partir desquels un condamné pourra bénéficier de permissions de sortie périodiques[4], de congés pénitentiaires[5], ou encore d’une surveillance électronique ou d’une détention limitée[6].

L’article 25, § 2 de loi du 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution de la peine (ci-après, « loi relative au statut juridique externe ») réserve en effet un sort sensiblement moins avantageux aux détenus condamnés en état de récidive qu’aux condamnés primaires : les premiers ne seront, en principe, admissibles à la libération conditionnelle qu’aux deux tiers de leurs peines prononcées en état de récidive au lieu du tiers pour les premiers[7].

En 2014 et 2017, la Cour constitutionnelle avait déjà vu une discrimination dans le fait que l’auteur d’un crime punissable avant correctionnalisation d’une peine de réclusion de vingt à trente ans (arrêt 185/2014) ou de quinze à vingt ans (arrêt 102/2017) pourrait, s’il a commis le crime moins de cinq ans après avoir subi ou prescrit une peine d’emprisonnement d’un an au moins, se retrouver ainsi exclu plus longtemps de la possibilité d’une libération conditionnelle s’il est condamné à une peine d’emprisonnement au tribunal correctionnel plutôt qu’à une peine de réclusion en cour d’assises.

En toute logique, il devait en aller de même pour les crimes correctionnalisés initialement punissables de dix à quinze ans de réclusion. Pour les crimes punis avant leur correctionnalisation de la réclusion de cinq à dix ans, les choses étaient par contre plus complexes, dans la mesure où l’état de récidive légale prévu par l’article 56, alinéa 2, du Code pénal leur est applicable qu’ils soient jugés en assises ou en correctionnelle, la peine maximale après admission de circonstances atténuantes étant, dans les deux cas, de cinq ans d’emprisonnement (art. 25, al. 2, et 80, dernier al., C. pén.). Pour autant, n’aurait-il pas été discriminatoire d’admettre que le seuil des deux tiers soit retenu à l’encontre de celui qui est condamné pour des faits moins lourdement sanctionnés par la loi, alors que c’est un seuil d’un tiers qui est applicable, d’après les arrêts 185/2014 et 102/2017, en cas de correctionnalisation de crimes plus sévèrement punis ?

Et le même raisonnement ne devait-il pas aussi, et même a fortiori, être tenu à l’égard de l’auteur condamné en état de récidive pour un délit (et non plus un crime correctionnalisé) commis dans les cinq ans de l’exécution ou de la prescription d’une précédente peine d’emprisonnement d’un an au moins ? Ne serait-il également discriminatoire de lui appliquer le seuil des deux tiers, là où un condamné pour crime (fût-il correctionnalisé et générateur, à ce titre, d’un même état de récidive) serait admissible à la libération conditionnelle au tiers de sa peine ?

Ce sont ces deux dernières situations qui ont été portées à l’appréciation de la Cour constitutionnelle à la suite d’une question préjudicielle posée par la Cour de cassation[8] et qui ont donné lieu à l’arrêt 15/2018 du 7 février 2018.

La Cour y relève une nouvelle discrimination : à son estime, il est contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution qu’une personne condamnée par une juridiction correctionnelle, en état de récidive légale, à une peine d’emprisonnement du chef d’un délit ou d’un crime correctionnalisé initialement punissable, avant sa correctionnalisation, de la peine de réclusion de cinq à dix ans, soit admissible à la libération conditionnelle après avoir subi deux tiers de sa peine, alors qu’une personne condamnée par une juridiction correctionnelle, en état de récidive légale, à une peine d’emprisonnement du chef d’un crime correctionnalisé initialement punissable, avant sa correctionnalisation, d’une autre peine de réclusion est admissible à la libération conditionnelle après avoir subi un tiers de cette peine. Une telle différence de traitement est en effet dépourvue de justification raisonnable, dès lors qu’elle remet en cause l’échelle des peines au stade de leur exécution, les condamnés en état de récidive légale à une peine d’emprisonnement pour un fait puni plus sévèrement par la loi étant susceptibles d’être admissibles à la libération conditionnelle plus tôt que les condamnés en état de récidive légale à une peine d’emprisonnement pour un fait puni moins sévèrement par la loi.

3. Délai d’épreuve de la réhabilitation

Il reste une dernière question qui n’a, à ce jour, pas encore été soumise à la Cour constitutionnelle. Elle concerne le délai d’épreuve en vue de réhabilitation qui, aux termes de l’article 626 du Code d’instruction criminelle, est également plus long lorsque l’auteur est condamné en état de récidive légale : pour les peines correctionnelles jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, il passe ainsi de trois à six ans, tandis que pour les peines correctionnelles de plus de cinq ans et les peines criminelles, il passe de cinq à dix ans.

Il nous paraît qu’il y a lieu, ici aussi, de tirer les conséquences de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle : si l’état de récidive n’existe qu’en raison de la correctionnalisation du crime, il ne saurait, nous semble-t-il, être retenu aux fins de l’application de l’article 626 sans générer de discrimination.

Mais ici encore, la question rebondit aussitôt: car si la récidive est neutralisée pour les crimes correctionnalisés, il semble qu’il faudra aussi, dans la foulée et à peine de créer une discrimination en cascade, en faire de même pour les simples délits…

Marie-Aude BEERNAERT
Professeure ordinaire (UCL-CRID&P)

Pour citer cet article : M.-A. Beernaert, « Ceci n’est pas une récidive… », Cahiers du CRID&P, mars 2018.

 

[1] Il s’agit d’un choix délibéré du législateur, qui a considéré que les peines criminelles étaient déjà suffisamment sévères pour sanctionner les nouveaux faits commis.
[2] Dans le même sens, voy. D. Vandermeersch, « L’effet papillon de la généralisation de la correctionnalisation », in M. Cadelli et T. Moreau (dir.), La loi pot-pourri II : un recul de civilisation, Limal, Anthémis, 2016, pp. 96-97 et C. Noirhomme, « La récidive légale et la correctionnalisation : suite et fin ? », J.T., 2017, p. 141.
[3] Ou à la mise en liberté provisoire en vue de l’éloignement du territoire ou de la remise (art. 26 de la loi relative au statut juridique externe).
[4] Deux ans avant l’admissibilité à la libération conditionnelle (art. 4, § 3, de la loi relative au statut juridique externe).
[5] Un an avant l’admissibilité à la libération conditionnelle (art. 7, 1°, de la loi relative au statut juridique externe).
[6] Six mois avant l’admissibilité à la libération conditionnelle (art. 23, § 1er, 1°, de la loi relative au statut juridique externe).
[7] Notons que depuis l’entrée en vigueur de la loi du 17 mars 2013, ces seuils ne concernent plus que les condamnés à des peines privatives de liberté de moins de trente ans ; pour les condamnations à trente ans ou à perpétuité (passées en force de chose jugée après l’entrée en vigueur de la loi nouvelle), des seuils spécifiques de quinze, dix-neuf et vingt-trois ans sont en effet instaurés, en fonction des antécédents de l’auteur, mais sans plus faire référence à un état de récidive légal.
[8] Cass., 31 mai 2017, RG P.17.0545.F, concl. avocat général M. Nolet de Brauwere.

Publié le 27 mars 2018