La création d’une banque de données ADN « intervenants »… difficultés et effets de la chasse aux contaminations, B. Renard et P. Praile

Depuis près de 30 ans, la justice pénale recourt à la génétique afin de parvenir à l'identification de personnes impliquées dans une infraction. Cet usage a été encadré par la loi du 22 mars 1999 relative à la procédure d'identification par analyse ADN en matière pénale (ci-après « Loi ADN »)[1]. Bien que leur utilité ne soit plus à démontrer, les données génétiques ont toujours un caractère sensible en ce qui concerne leur utilisation, notre sujet sur l’instauration d’une banque de données d’intervenants en témoigne.

Fonctionnement

L’exploitation judiciaire de l’ADN repose sur un principe de comparaison de profils génétiques établis à partir de deux types d’échantillons. Il s’agit d’une part d’un profil de « trace » lorsque l’analyse génétique est menée sur un échantillon de cellules humaines prélevées lors d’un relevé de traces litigieuses (sang, sperme, cheveux,…) découvertes sur les lieux d'une infraction. Le second type d'échantillon est l'échantillon de cellules humaines prélevées sur une personne identifiée (e.g., un suspect, un témoin, un condamné), qui permet d'établir ce qu'il y a lieu d'appeler le profil de « référence ». La correspondance entre un profil de trace et un profil de référence permet d’inférer avec une certaine probabilité que le donneur du profil de référence est également le donneur du profil de la trace[2].

La loi ADN a mis en place plusieurs Banques Nationales de Données Génétiques (BNDG) dont la gestion centralisée et monopolistique est confiée à l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie (ci-après « INCC »). Les deux principales BNDG sont la banque de données ADN « criminalistique » (article 4 §1er de la loi ADN) et de la banque de données ADN « condamnés » (article 5 §1er de la loi ADN), ci-après, respectivement BNDG criminalistique et BNDG condamnés. La BNDG criminalistique contient les profils ADN de traces obtenus dans les enquêtes. La BNDG condamnés contient les profils génétiques de chaque personne condamnée à l’une des infractions énumérées à l’alinéa 3 de l’article 5 §1er de la loi ADN. Plus récemment, une BNDG contenant les traces relatives aux enquêtes sur les personnes disparues a été créée.

Problème des contaminations

L’évolution des connaissances et surtout les progrès dans les techniques d’analyse permettent d’obtenir un profil ADN à partir de traces de plus en plus infimes (de l’ordre de quelques cellules)[3]. Cela signifie que la probabilité de trouver l’ADN d’un intervenant venant sur les lieux (policier primo-intervenant, ambulanciers, médecin légiste,…) sur une trace ADN est augmentée[4]. L’intérêt de lutter contre de telles contaminations est donc avéré. Plusieurs recherches[5][6] soulignent diverses conséquences que les contaminations peuvent avoir sur les enquêtes comme les erreurs d’enquête, les affaires non-élucidées, des coûts importants en matière d’analyse génétique et le manque de confiance du public en la justice. Au cours du procès, les contaminations peuvent également être vues comme un problème dans la qualité du travail des intervenants au point d’altérer la valeur d’une preuve. Autant d’éléments qui plaident pour la mise en place d’une banque de données ADN « intervenants » (ou elimination database).

Nouveau cadre légal

Le 17 mai 2017, la loi relative à l’instauration d’une banque de données ADN « intervenants » (ci-après BNDG INV) a été promulguée dans notre pays[7].

L’objectif principal de cette loi est de déceler les contaminations afin que celles-ci n’altèrent pas l’enquête et que les intervenants ne soient injustement liés à des traces criminalistiques. Dans cette optique légale, cet objectif est donc double puisqu’il est présenté tant pour permettre à la justice en général de faire preuve d’efficacité que pour écarter l’intervenant de tout lien avec une enquête pénale.

C’est le nouvel article 5quinquies de la Loi ADN qui énonce les caractéristiques essentielles de la banque de données intervenants. Le procureur fédéral peut ordonner le prélèvement d’un échantillon ADN d’un intervenant. Une fois analysé, le profil ADN de l’intervenant sera envoyé au service de l’INCC chargé de gérer les BNDG où il sera enregistré dans la BNDG INV et systématiquement comparé aux profils des BNDG « personnes disparues » et « criminalistique » pour établir les contaminations directes ou indirectes. Les profils ADN des intervenants sont clairement distingués des autres profils puisqu’ils sont enregistrés sous un numéro de code ADN avec la mention « INV ». Si un lien positif est établi, celui-ci sera enregistré. Pour l’effacement des données, les profils sont effacés sur ordre du ministère public, soit d’office, soit à la demande de l’intervenant lorsque le profil ADN n’est plus utile. Le laps de temps maximal durant lequel le profil ADN est conservé dans la BNDG INV est de 50 ans.

Ces dispositions ne sont actuellement pas encore entrées en vigueur vu les nombreuses questions que la mise en œuvre d’une telle banque de données pose encore. Un groupe de travail constitué au sein du SPF Justice est actuellement chargé de rédiger les dispositions d’application de la loi.

Questionnements

Nous souhaitons présenter ici quelques réflexions qui reflètent des difficultés face auxquelles les personnes chargées de la mise en œuvre de cette nouvelle BNDG INV sont confrontées.

I. La notion de contrôle est inhérente à la mise en place d’une telle banque de données ADN et ce, sous deux différentes formes.

Tout d’abord, une nouvelle forme de contrôle de la qualité du travail des intervenants est instaurée par ce dispositif. La loi prévoit en effet que lorsqu’un match est établi, le lien positif entre la trace et l’intervenant est enregistré. L’enregistrement de toutes les contaminations établies permet de repérer lorsqu’un intervenant contamine beaucoup de traces ADN. La loi ne précise cependant rien quant à la poursuite d’une telle finalité et aux décisions qui pourraient être prise à l’égard d’un tel intervenant.

Ensuite, nous pouvons également évoquer la notion de contrôle social. En étant répertorié dans une banque de données ADN, un intervenant sera plus facilement démasqué s’il est impliqué dans la commission d’un fait criminel pour lequel l’ADN a été analysé. La loi crée donc une nouvelle catégorie particulière de population sur laquelle règne désormais un contrôle accru (au même titre qu’une personne enregistrée du fait de sa condamnation). Il est clair que cela reste purement hypothétique dès lors que la loi de 2017 ne précise aucunement quelle décision doit entraîner une correspondance entre un profil de trace et un profil d’un intervenant. Deux hypothèses sont envisageables :

  1. Soit une telle correspondance implique automatiquement l’exclusion de cette trace en présumant qu’il s’agit nécessairement d’une contamination. Ce premier cas de figure tendrait à rendre l’elimination database comme source d’une « criminal immunity »[8]. Rien ne permet pourtant de prétendre qu’être un intervenant permette d’être immunisé de toute poursuite.
  2. Soit une telle correspondance peut entraîner la mise en cause de l’intervenant. Mais à quel titre soumettre à un contrôle social plus strict cette catégorie de population ?

On comprend donc bien que si la solution doit nécessairement se trouver dans un juste milieu entre ces deux extrémités (la BNDG INV ne peut provoquer ni la stigmatisation des intervenants ni leur immunité), toute forme de contrôle devrait être légalement encadrée afin d’éviter les abus en la matière. Dans le protocole de l’elimination database en Angleterre[9], un travail d’enquête est réalisé lorsqu’un match est établi entre un intervenant et une trace. On peut considérer que c’est une manière de protéger l’intervenant de toute stigmatisation ou de « criminal immunity » puisque les causes de la contamination seront démontrées de manière la plus objective possible et versées au dossier. Il est remarquable que ces choix indispensables (qui enquête ? qui décide ? selon quelle procédure ?) n’ont fait pourtant l’objet d’aucune forme de débat politique à ce jour dans notre pays.

II. En Belgique comme ailleurs[10], l’objectif déclaré d’une telle banque de données ADN est d’exclure les contaminations vu les conséquences néfastes qu’elles ont sur l’enquête. Cependant, selon certains premiers résultats de recherche[11], l’enthousiasme des intervenants de voir leur profil enregistré n’est pas unanime. Cela semble révéler soit la crainte d’objectifs cachés à l’égard des intervenants (tels que, comme évoqué, un contrôle de la qualité de leur travail, ou un contrôle social accru), soit un manque d’information des intervenants sur le sujet. Cela révèle à tout le moins un manque de précision dans la formulation de l’objectif de cette législation ?

III. Les catégories d’intervenants confrontées aux traces ADN peuvent être très nombreuses. Une liste d’intervenants a été établie en Belgique par le groupe de travail en la matière[12] sur base de critères qui se rapportent essentiellement à la possibilité de contact entre l’intervenant et une trace ADN. Cela nous semble insuffisant dès lors qu’outre les intervenants de première ligne et le personnel des laboratoires d’analyse des traces, cela concerne également le personnel de fabrication des supports, le personnel des pompes funèbres et certains professionnels de la santé par exemple. Il s’avère donc utile de repréciser les critères établis. Compte tenu du fait que le nombre d’intervenants concernés peut être très important, un critère lié à la fréquence de contacts pouvant contaminer les traces ADN pourrait rendre l’approche plus réaliste. Cela semble d’autant plus nécessaire que le coût tant humain que financier peut être important. Pour être concrètement mise en œuvre, cette banque de données ADN doit donc être évaluée sur le plan de la faisabilité autant que de l’efficacité.

IV. La loi belge prévoit que le procureur fédéral puisse ordonner un prélèvement ADN sur les intervenants concernés. Cependant, elle ne prévoit rien en cas de refus de prélèvement d’un intervenant. Une option pourrait être que ce prélèvement ADN soit une partie inhérente au contrat de travail des intervenants dont la fonction implique un contact régulier avec les traces ADN[13]. Cependant, qu’en est-il des intervenants déjà en fonction ? A ce sujet, une autre forme d’elimination database possible relèverait davantage d’une participation volontaire des intervenants quant au prélèvement de leur ADN[14], ce qui ne garantirait évidemment pas l’identification de toute contamination.

V. Sur la question de la durée de conservation des données, la loi ADN prévoit une suppression automatique après une durée maximale de 50 ans, sans pour autant prévoir de durée minimale. En Angleterre, le Forensic Science Regulator[15] a proposé un protocole dans lequel les durées seraient calculées selon la fin d’exercice de la fonction ainsi que le type fonction de l’intervenant. Les données seraient ensuite archivées pendant 30 ans. Cela nécessite bien évidemment un travail de suivi et contrôle de données plus important qu’une suppression automatique.

VI. Une préoccupation très présente lorsqu’on évoque les données génétiques est la protection de la vie privée. Il s’agit donc ici de s’interroger sur la cohérence des mesures adoptées dans un souci de vie privée avec les options possibles visant la mise en œuvre concrète d’une telle banque de données. En Belgique, la loi ADN de 2017 semble assurer aux intervenants la protection de leur vie privée en confiant la gestion des enregistrements des données personnelles des intervenants concernés à la cellule nationale ADN placée sous la responsabilité du Procureur fédéral. Par ailleurs, comme pour les autres BNDG, une gestion codée est prévue afin d’éviter l’identification des profils en dehors du procureur fédéral. Elle ne précise cependant aucunement quel contrôle quant à la protection de ces données devrait être établi sur ce mode de gestion. Il reste que certaines recherches montrent d’une part que les intervenants auraient peur d’être stigmatisés suite à ce que leur ADN est susceptible de révéler d’eux[16], mais que d’autre part l’adoption d’une loi suffisamment précise pourrait contrer toute forme d’abus en matière d’utilisation des profils ADN[17].

VII. La loi ADN ne prévoit pas d’échange international en matière de banque de données ADN « intervenants ». Pourtant, si l’on considère que les catégories d’intervenants visées comprennent par exemple le personnel de fabrication des supports de prélèvement, cet échange international peut être essentiel à l’identification de contamination[18] . Par ailleurs, dans un contexte de terrorisme ou de trafic de stupéfiants, il y a lieu de tenir compte de la criminalité transfrontière[19] qui pourrait demander, à terme, la création d’une elimination database internationale compte tenu de la nature des enquêtes. On peut s’étonner là encore que cela n’ait pas du tout été envisagé.

Conclusion

L’ajout d’une BNDG INV par la loi du 17 mai 2017 dans le paysage de l’identification par analyse ADN part certainement d’une intention politique louable, celle d’améliorer la qualité et la pertinence des résultats ADN utilisés dans les enquêtes pénales. D’initiative parlementaire, cette loi précipite cependant l’adoption de cet outil de lutte contre les contaminations avec un manque évident de maturité. La nature et l’importance des sept réflexions évoquées rapidement dans ce premier commentaire démontrent que les difficultés sont nombreuses avant la mise en œuvre concrète de cette nouvelle banque de données ADN. Il y a fort à parier que les travaux de notre recherche en cours démontrent qu’une modification de la loi elle-même se révèle indispensable à dépasser les obstacles identifiés.

Bertrand RENARD                                                        Pauline PRAILE
Professeur temporaire (UCL/CRID&P)                           Chercheuse à la DO Criminologie de l'INCC
et chef de projet à la DO Criminologie de l'INCC

Pour citer cet article : B. Renard et P. Praile, "La création d’une banque de données ADN « intervenants »… difficultés et effets de la chasse aux contaminations", Cahiers du CRID&P, mars 2018.

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[1] Ce cadre a fait l’objet d’une profonde réforme par l’adoption de la loi du 7 novembre 2011 modifiant le code d’instruction criminelle et la loi du 22 mars 1999 relative à la procédure d’identification par analyse ADN en matière pénale (publiée au Moniteur belge du 30 novembre 2011). D’autres modifications ont été apportées entretemps, telle que la création d’une banque de données de personnes disparues.
[2] Renard, B., Duboccage L., Jeuniaux P. et Vanvooren V., Les banques nationales de données génétiques en Belgique. Un premier bilan de 10 ans d’activité, Revue de droit pénal et de criminologie, Chronique de Criminologie, novembre 2013, 11, 927-961.
[3] M. Lapointe et al., « Leading-Edge Forensic DNA Analyses and the Necessity of Including Crime Scene Investigators, Police Officers and Technicians in a DNA Elimination Database », Forensic Science International: Genetics, novembre 2015, 19, pp. 50-55, https://doi.org/10.1016/j.fsigen.2015.06.002.
[4] A. Fonneløp et al., « Contamination during Criminal Investigation: Detecting Police Contamination and Secondary DNA Transfer from Evidence Bags », Forensic Science International: Genetics, juillet 2016, 23, pp. 121-29, https://doi.org/10.1016/j.fsigen.2016.04.003.
[5] P. Basset et V. Castella, « Lessons from a Study of DNA Contaminations from Police Services and Forensic Laboratories in Switzerland », Forensic Science International: Genetics, mars 2018, 33, pp. 147-154, https://doi.org/10.1016/j.fsigen.2017.12.012.
[6] M. Lapointe et al., op. cit.
[7] Loi du 17 mai 2017 modifiant le Code d’instruction criminelle et la loi du 22 mars 1999 relative à la procédure d’identification par analyse ADN en matière pénale, en vue de créer une banque de données ADN “Intervenants”, M.B. 31 mai 2017.
[8] M. Lapointe et al., op. cit.
[9] Forensic Science Regulator, Protocol: DNA contamination detection - The management and use of staff elimination DNA databases.
[10] A. Amankwaa & C. McCartney, « The UK National DNA Database: Implementation of the Protection of Freedoms Act 2012 », Forensic Science International, janvier 2018, https://doi.org/10.1016/j.forsciint.2017.12.041; P. Basset & V. Castella, op. cit.; A. Fonneløp et al., op. cit.
[11] Recherche Be-Gen (Understanding the operational, strategic, and political implications of the National Genetic Database) actuellement en cours (2014-2018) au sein de l’INCC, financement par Belspo dans le cadre du programme Brain - http://nicc.fgov.be/Be-Gen.
[12] GT BD INV, « Compte-rendu de la réunion du 31-03-2017 », 31 mars 2017.
[13] Forensic Science Regulator, « Protocol: DNA contamination detection - The management and use of staff elimination DNA databases », FSR-P-302 Codes of Practice and Conduct, 2014; Nathan Scudder et David Hamer, « Exclusionary DNA of forensic workers and Australian forensic procedures legislation », Current Issues in Criminal Justice 18, 2006, n°1, pp. 125‑146.
[14] M. Lapointe et al., op. cit.
[15] Forensic Science Regulator, « Protocol: DNA contamination detection - The management and use of staff elimination DNA databases».
[16] M. Lapointe et al., op. cit.
[17] Scudder et Hamer, op. cit.
[18] Une situation très plausible comme l’a démontré la fameuse affaire du « Phantom von Heilbronn » qui a tenu en haleine des enquêteurs durant 16 ans dans une enquête touchant à 40 traces provenant de la contamination des supports de prélèvement par une employée de l’entreprise de fabrication : cf. http://www.spiegel.de/panorama/justiz/polizistenmord-phantom-von-heilbronn-existiert-moeglicherweise-gar-nicht-a-615507.html; https://www.stern.de/panorama/stern-crime/polizistenmord-von-heilbronn-raetsel-um--phantom--geloest--3424112.html.
[19] Scudder et Hamer, op. cit.

 

Publié le 27 mars 2018