La pratique du Squat aujourd’hui pénalisée en Belgique. Retour sur un débat parlementaire, Marie-Sophie Devresse

Introduction

Jusqu’il y a peu en Belgique, à l’instar de ce qui se passe en Suisse, les personnes squattant des immeubles inhabités ne tombaient pas sous le coup de la loi pénale. En d’autres termes, occuper un bâtiment inhabité n’était pas constitutif d’une infraction au sens strict. C’est sur la base de procédures civiles qu’une évacuation des lieux souhaitée par un propriétaire, voire son dédommagement en cas de dégâts, pouvait avoir lieu. Pour des dégradations importantes ou des vols, le recours au droit pénal était par ailleurs possible sur la base de la législation générale, sans qu’il soit prévu de particulariser ces atteintes au regard du contexte d’occupation immobilière. Une loi adoptée récemment vient cependant de modifier radicalement cette situation en criminalisant le « squattage » d’immeuble et en prévoyant que des peines d’amende et de prison puissent être prononcées à l’encontre des personnes occupant le bien d’autrui hors des cas où la loi les y autorise. La Chambre des représentants a en effet approuvé le 5 octobre 2017 une proposition de loi qui rend pénalement répréhensible l'occupation d'un immeuble sans l'accord du propriétaire[1]. Cette proposition, déposée par plusieurs parlementaires de la droite flamande, a été soutenue par la majorité MR, Open VLD, CD&V, N-VA tandis que le PS, le cdH, DéFI et le PTB se sont opposés. Le sp.a s'est abstenu ainsi qu'Ecolo-Groen, à l'exception de deux députés qui ont également voté contre[2].

Prévoir une nouvelle incrimination n’est jamais un acte anodin dans une démocratie. Même si le procédé est fréquent, il y a toujours de quoi s’interroger lorsque l’on prévoit que le règlement d’un problème se fera sous la menace d’une sanction, c’est-à-dire d’une mesure de contrainte qui comporte une dimension afflictive et qui nécessite l’activation de la lourde machine répressive. Revenons dès lors sur le choix de cette formule particulière et les débats qui l’ont accompagnée au sein du parlement fédéral.

Origine et termes de la loi  

L’adoption de cette loi représente un bel exemple de criminalisation primaire, ce concept qui désigne « l’ensemble des processus et des actes sociaux qui conduisent à la pénalisation, par la loi, de certains actes ou comportements »[3]. Dans l’aboutissement de ce processus, comme le souligne P. Hebberecht, « le taux de sanction détermine l’intensité de la criminalisation » [4], et dans le cas qui nous intéresse ici, ce taux de sanction, variable, a une intensité significative. Relativement sévères si l’immeuble est habité (15 jours à 2 ans d’emprisonnement et/ou 26 à 300 euros d’amende)[5], les peines sont moins rudes lorsque le bâtiment occupé est inhabité (8 jours à 1 mois d’emprisonnement et/ou 26 à 100 euros d’amende)[6]. Cela étant, dans cette seconde occurrence, l’emprisonnement peut tout de même aller jusqu’à 1 an et l’amende jusqu’à 200 euros s’il n’est pas donné suite par l’occupant illégal à une ordonnance d’évacuation ou d’expulsion[7]. Il y a donc bien quelque chose qui se dit, dans cette intensité, à propos des intérêts que la loi cherche à protéger et le processus qui a conduit à ce choix politique mérite que l’on s’y attarde.

C’est que, d’évidence, la loi qui criminalise l’occupation de lieux par des squatters ne s’inscrit pas dans le vide. Non seulement la question est débattue depuis des années dans de nombreux pays[8], mais, en Belgique, plusieurs propositions de loi avaient déjà été déposées dans ce sens depuis plus de dix ans au Sénat[9] comme à la Chambre[10]. Un vif débat public accompagne donc depuis très longtemps la pratique du squattage en Belgique, pratique qui convoque une pluralité d’acteurs publics et privés : propriétaires et promoteurs immobiliers (constitués ou non en associations et syndicats), occupants irréguliers (rassemblés ou non en collectifs militants), associations de droit au logement, avocats, mandataires publics locaux, voisins de quartier etc. Nombre de questions politiques et sociales sont concernées par cette pratique : politique de la ville, spéculation immobilière, accès au logement, pauvreté et précarité, morphologie des quartiers, rapports de proximité, sécurité etc. Dès lors, on le devine aisément, il n’y a pas de discours unifié sur le sujet et c’est dans le conflit et la pluralité de voix que la pratique du squat a soudain été envisagée comme un « problème social » tout d’abord, un problème social « inacceptable » ensuite, pour enfin devenir une infraction à part entière. D. Cefai rappelle en effet la formule qui veut que « les conditions objectives ne suffisent pas à désigner un problème social : si les membres d'une société n'énoncent pas de jugements de valeur sur une situation qui leur semble insupportable ou indésirable, alors il n'y a pas de problème social »[11]. Or, ce qui est intéressant dans la question du squat, c’est précisément que ces jugements de valeur et cette « insupportabilité » se sont clairement déployés dans nos débats parlementaires à plusieurs niveaux qu’il importe de bien distinguer.

Discussion sur le droit de propriété

Le premier niveau de débat a renvoyé tout naturellement à la défense du principe qui veut que l’on n’occupe pas le bien d’autrui. A cet égard, on retiendra l’importance jouée par la survenance d’un fait divers en Flandres début 2017. Un couple de Gantois qui séjournait à l’étranger pendant plusieurs mois avait retrouvé sa maison occupée par une famille venue de Slovaquie, famille elle-même abusée par un compatriote qui leur avait illégalement loué ce logement dont il avait pris possession par effraction[12]. Le problème des propriétaires fut renforcé par le fait que les occupants étant de bonne foi, ils ne purent réintégrer immédiatement leur logement. Ce fait divers relayé massivement par les médias flamands sera d’ailleurs plusieurs fois évoqué lors des débats parlementaires où l’incapacité du Bourgmestre de Gand à avoir pu apporter une réponse immédiate à des propriétaires dans leur droit fut déplorée à maintes reprises. On relèvera toutefois que les problèmes soulevés par cet incident ne concernent pas directement ce qu’il est généralement convenu d’appeler un « squat » dont l’acception commune renvoie plutôt à l’occupation collective de logements désaffectés, par des personnes qui savent très bien ce qu’elles font. Nous y reviendrons.

La valeur accordée à la propriété représenta donc l’un des premiers arguments mobilisé dans le débat politique préalable à l’adoption de la loi. L’un des co-auteurs de la proposition introduisit d’ailleurs l’une des discussions menée à la Chambre avant le vote en avançant d’emblée que « l’occupation des immeubles vides par des squatteurs, qui violent ainsi le droit de propriété et minent de la sorte les fondements d’une cohabitation harmonieuse, est un problème récurrent dans notre société ».[13] Cette réaffirmation du droit de propriété ne pouvait cependant suffire à convaincre. Le problème est bien sûr qu’aucun droit ne peut s’envisager abstraitement, indépendamment du contexte social dans lequel il s’exerce et sans considération des autres droits avec lesquels il doit nécessairement coexister. C’est d’ailleurs bien de cela dont il fut question dans l’affaire gantoise et qui contribua à retarder la résolution du problème.

Le débat parlementaire sur la défense d’un droit de propriété évolua par conséquent vers une discussion sur la pondération, le besoin d’articulation et d’équilibre, voire sur la nécessité d’opérer une hiérarchisation des droits entre eux : à côté du droit de propriété existe aussi un droit au logement, des droits conférés aux autorités pour la gestion des affaires publiques, des principes d’inviolabilité du domicile, des références à « l’état de nécessité » etc. A certaines conditions, l’exercice du droit de propriété peut donc souffrir de limitations qu’il s’agit d’identifier, de définir et donc de discuter à nouveau et sur ce sujet, les parlementaires semblaient plutôt d’accord. Les arguments du débat furent ensuite, non seulement cadrés par les normes juridiques existantes, mais également par les interprétations qui y furent données et, plus fondamentalement, par les valeurs qui animent chacun au regard, notamment, de son appartenance politique. « Pénaliser l’occupation d’un immeuble revient à sanctionner le droit au logement et celui de vivre dans la dignité »[14] avancera par exemple une parlementaire de l’opposition suite au premier exposé des motifs.

Discussion sur la transgression légitime

Le second niveau de débat a renvoyé quant à lui à l’interprétation donnée à la transgression de la norme, à ce que la déviance dit de l’interdit lui-même et du contexte qui l’accueille. L’occupation illégale de bâtiments fut mise en relation par quelques parlementaires avec la dénonciation d’autres problèmes, à savoir le manque de logements à bas prix, la précarité, la spéculation ou l’inoccupation prolongée d’immeubles. Dans beaucoup de cas, soulignèrent certains, l’état de délabrement et d’abandon des lieux conduit à ce que cette occupation déviante soit envisagée comme un acte, sinon protestataire et politique en lui-même, à tout le moins comme une forme de réparation de l’injustice sociale. D’un débat sur des valeurs en opposition qu’il faudrait concilier, on se dirigea alors vers une réflexion sur la visée politique de la transgression et de la contestation du droit, ce qui déboucha immanquablement sur l’argument de la proportionnalité. Ainsi, une députée de l’opposition Ecole-Groen avança que « Dénoncer certains choix politiques en squattant (…)  [des] immeubles [délabrés et inoccupés depuis longtemps] est une attitude qui n’est pas toujours dénuée d’éthique ou de décence »[15]. Le thème des valeurs, présent à beaucoup d’égards dans la discussion, fut donc ici mobilisé par l’entremise d’une référence à l’éthique pour légitimer la violation de la loi et pour justifier une protection du transgresseur.

Notons au passage que les parlementaires défendant ce point de vue s’alignent implicitement sur une conception de la transgression de la loi héritée de la criminologie critique radicale[16]. Dans cette perspective, la désobéissance à certaines lois ne constitue pas véritablement un crime, une violation du bien commun ou une rupture du contrat social. Elle représente plutôt les signes d’une lutte contre un ordre établi qui favorise les possédants et un acte volontaire de rééquilibrage de cette inégalité. Ce type de point de vue, importé ici dans le débat belge, contribue dès lors à soutenir l’idée que la problématique du squat est avant tout une question politique qu’il y a lieu de traiter comme telle, avec les égards qu’il convient en démocratie.

Si ces deux niveaux du débat mené à la Chambre sont intéressants, on relèvera tout de même que les arguments échangés et les enjeux soulevés, bien que sérieusement instruits et documentés (des auditions d’experts avaient été menées précédemment en Commission de la justice) ne produisirent rien de vraiment novateur par rapport à tout ce qui a pu être dit, écrit, revendiqué et discuté à propos du squat depuis des dizaines d’années dans les arènes politiques, militantes et académiques en Europe. Rien de neuf n’émergea de la discussion et aucune créativité politique fulgurante, aucune véritable innovation dans la contradiction ne permit de dépasser les controverses déjà anciennes dont les coordonnées étaient connues d’avance. Le débat est resté binaire, coincé dans l’alternative résultant de la proposition de loi : punir ou non, et s’il y a lieu de le faire, déterminer qui sera visé et dans quelles circonstances.

La peine comme possible « plus-value »

Pourtant, le projet d’introduire dans le système belge une dimension pénale à un problème qui était resté cantonné jusque-là dans la sphère civile aurait dû permettre d’atteindre un troisième niveau de réflexion s’articulant autour, non pas seulement de l’opportunité de la peine, mais de sa signification, de son objectif et de ses effets, sujets seulement effleurés dans les débats dont nous avons pris connaissance. Ainsi, pour le peu qu’il en fut dit, la pénalisation semblait représenter une évidence pour tout le monde lorsque que le droit de propriété devait être protégé dans le cadre d’un lieu habité. Le mode de résolution des cas comme celui survenu à Gand ne fit donc pas vraiment débat. La pénalisation fut moins consensuelle dès lors que le lieu est inoccupé : « on va trop loin si on aborde cette problématique sous l’angle pénal »[17] avance un parlementaire de l’opposition. Un autre, dira que dans ce cas, « l’incrimination pénale d’un squat d’immeuble abandonné n’est pas utile, d’autant que les propriétaires d’immeubles inoccupés ne sont, eux, pas poursuivis (…) alors que la loi le prévoit. (…) En effet, l’incrimination pénale [disent les experts] n’apporte aucune plus-value »[18].

Cette idée de plus-value est intéressante et aurait pu ouvrir un questionnement plus fondamental : la peine peut-elle constituer une « plus-value » à la défense d’un droit ? La question ne fut pas posée dans ces termes et la réponse pas davantage apportée. Mais la loi ayant été adoptée, on peut se demander aujourd’hui si ses défenseurs ont pu donner, par l’adjonction de sanctions pénales au règlement des affaires de squat déjà traitées en matière civile, une « plus-value » à celui-ci ? Mais ce qui est clair, c’est que les opposants à cette proposition ont de leur côté échoué à convaincre de l’absence d’une telle plus-value. L’impression générale que l’on retient du débat, notamment au regard de la teneur plutôt convenue de la confrontation de majorité contre opposition sur les atteintes à la propriété immobilière, est que la loi a été votée, non pas parce que certains arguments l’ont emporté, mais parce que la fin était déjà écrite par les partis au pouvoir: il fallait prévoir une peine, une sanction, une punition pour ceux qui portent atteinte au droit de propriété et dont la conduite est ressentie comme intolérable. Ainsi, pour les parlementaires qui ont voté la loi, soutenir un interdit sans l’assortir d’une sanction n’avait pas de sens ou ne protégeait pas suffisamment les propriétaires. Et paradoxalement, pour celles et ceux qui leur faisaient face, le manque de discussion sur la signification des peines et sur leur (in)utilité dans le cas d’espèce a finalement déforcé leur position. Le refus de la sanction permet rarement à lui seul de convaincre, surtout lorsqu’elle est promue pour protéger un droit. Bref, l’on ne sait toujours pas bien en quoi la peine représente une plus-value à la résolution des situations problématiques évoquées dans les débats car personne ne s’est vraiment prononcé sur le sujet malgré le désir forcené des uns de prévoir des sanctions et le refus catégorique des autres de procéder de la sorte. Il nous semble donc que, dans la majorité comme dans l’opposition, enlisés dans les discussions juridiques sur le droit de propriété et ses atteintes légitimes ou illégitimes, les parlementaires ont oublié de se pencher véritablement sur le cœur du problème, à savoir le sens et les effets réels que suppose le fait de sanctionner des individus pour résoudre les problèmes posés par le squat. En ce sens, même si les enjeux sont différents, ce débat parlementaire rappelle les discussions (certes bien plus consensuelles) qui ont précédé l’adoption de la loi dite « loi burqa ».[19] Dans ces discussions, la protection de principes fondamentaux tels que la liberté et l’égalité ou les préoccupations sécuritaires ont complètement occulté la réflexion sur ce que représentait et allait entrainer l’emprisonnement ou la sanction pécuniaire de femmes portant cet habit, déjà marginalisées socialement et soudain prises en otage de l’affirmation des valeurs démocratiques.

Certes, l’opposition a pu introduire un ensemble d’amendements à la proposition initiale et quelques compromis furent opérés, conduisant à distinguer le « bon » du « mauvais » squatteur et à organiser une procédure par paliers afin de traiter les affaires en crescendo et reporter la peine en bout de course. Mais au final, l’idée qu’un interdit ne peut avoir d’effectivité sans être assorti d’une punition l’a emporté alors que jusqu’ici on avait pu s’en passer sans trop de débordements. La loi désormais désignée comme la « loi anti-squat » par les militants[20] représente donc une nième réaffirmation du pouvoir politique quant à sa volonté de gestion des désordres par l’exercice de la force. Le choix posé est de sanctionner, là où l’on aurait pu faire valoir une toute autre détermination, par exemple en cherchant à inciter davantage la Région dont c’est la compétence, ainsi que les communes, à améliorer leur politique de gestion de l’espace urbain, de redistribution ou de réappropriation des logements inoccupés et de dépannage des propriétaires lésés.

Réflexions conclusives

Nous terminerons ce bref retour sur le processus de criminalisation de l’occupation illégitime du bien d’autrui par deux constats issus de notre lecture des travaux parlementaires.

Le premier est que la Belgique n’a pas fait exception dans la manière d’avoir posé le débat au sein de l’arène politique par rapport à ce qui s’est passé dans d’autres pays d’Europe. D. Dadusc et E. Dee soulignent ainsi, à propos des Pays-Bas, de l’Angleterre et du Pays de Galles, qu’un même glissement vers la criminalisation du squat s’est opéré dans ces pays au départ de la construction de formes de « paniques morales » autour d’événements particuliers[21]. La panique morale, notion développé par S. Cohen en 1972, désigne un phénomène par lequel « une situation, un événement, une personne ou un groupe de personnes sont soudain définis comme porteurs de menace pour les valeurs et les intérêts d'une société ».[22] Ce phénomène a comme singularité de mobiliser de manière disproportionnée la peur et l’émotion et de se traduire par une réaction collective d’hostilité conduisant à une demande de contrôle social et de répression. Il se développe notamment à l’aide de supports médiatiques, de discours politiques voire de rumeurs, à travers la diffusion de stéréotypes ou d’images propres à générer la peur. S. Cohen évoque également que les « entrepreneurs moraux » (les initiateurs de la dénonciation collective) interviennent notamment en amplifiant l’importance d’événements locaux, en vue d’en faire les indicateurs d’un déclin plus vaste des standards de moralité et de leur donner ainsi un retentissement national[23]. Dans le cas belge, on retiendra ainsi l’importance accordée par les parlementaires de la majorité à l’affaire gantoise, tant médiatisée, ressassée dans les débats et qui joue le rôle d’élément déclencheur du vote de la loi. Une affaire qui, par ses spécificités (une famille propriétaire de son logement subitement à la rue du simple fait d’être partie quelque temps à l’étranger), est manifestement propre à générer peur ou insécurité parmi la population et créer le consensus social. Pourtant loin de constituer un événement significatif des situations de squat, (car située plutôt dans le registre de l’escroquerie) elle emporta avec elle toute velléité de considérer le problème du logement dans sa globalité et fut instrumentalisée au profit d’une analyse située du côté de l’événement, de l’atteinte à des individus personnalisés dont la protection passerait nécessairement par le recours à la loi pénale. Par un tel mécanisme, la criminalisation devient soudain légitimée au nom de la réaffirmation des valeurs morales et le débat sur le fond perd tout son sens. Peu importe le problème posé par des procédures civiles sans doute trop complexes, trop lentes et trop coûteuses pour des petits propriétaires. Il ne s’agissait pas d’être pragmatique et de trouver des solutions, mais de rétablir l’ordre moral bouleversé par des fauteurs de troubles, en réaffirmant vigoureusement des principes.

Cette affirmation de principes est à mettre en relation avec notre second constat. Celui-ci concerne l’une des conséquences de la criminalisation, à savoir l’évacuation de la question politique posée par les squatters militants et la dénégation du sens qu’ils donnent à leurs actions d’occupation. Définis comme délinquants, les squatters militants perdent le droit à une écoute politique. Alors que leur conduite avait jusqu’ici été souvent tolérée au nom de la légitimité de leur lutte, ce n’est plus que par une défense cadrée par la procédure pénale, dans le bureau d’un procureur ou dans l’enceinte d’un tribunal que cette légitimité sera –éventuellement- débattue. Criminaliser un comportement est un acte politique et les parlementaires ne s’y trompent évidemment pas. Mais ce faisant, les élus de la majorité ont précisément marqué leur volonté de dépolitiser la question du squat pour la situer dans le registre du droit pénal commun et d’une certaine façon, de s’en débarrasser. Cela explique sans doute en partie leur manque de réflexion sur les effets de la sanction et sur les objectifs qui pouvaient lui être assignés.

Compte tenu de la configuration sociale et urbaine actuelle de beaucoup de grandes villes, cette criminalisation, comme le constatent encore D. Dadusc et E. Dee, n’est de toutes façons pas en mesure, d’un point de vue pragmatique, de produire d’autres effets que ceux de punir quelques personnes. Sur les terrains qu’ils ont étudiés, la criminalisation du squat s’est révélée rapidement inutile en termes préventifs, même si, dans un premier temps, elle a dissuadé quelques personnes d’occuper des immeubles désaffectés. Car un rappel à l’ordre ne dure jamais longtemps. Les militants ont vite compris comment s’y prendre pour s’accommoder de la loi ou en déceler les failles et le besoin criant de logements tout comme la multiplication des lieux inoccupés continue toujours de les motiver à s’y installer. Peu de choses ont donc changé dans les pays qui ont criminalisé le squat. « What is not permitted is still possible » rappellent, non sans ironie, ces deux auteurs en conclusion de leur article[24]. En les lisant, on se prend à soudain à espérer du monde politique que, face à la complexité des situations qui lui sont soumises, plutôt que de tenter vainement de créer l’impossible, il cherche au contraire à élargir le champ des possibles en se montrant créatif. Et sur toutes les questions soulevées par la pratique du squat, il y a encore du travail.

Marie-Sophie DEVRESSE
Professeure à l'Ecole de criminologie de l'UCL
CRID&P

 

Pour citer cet article : M.-S. Devresse, "La pratique du Squat aujourd'hui pénalisée en Belgique. Retour sur un débat parlementaire", Cahiers du Crid&p, février 2018.

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[1] Loi du 18 octobre 2017 relative à la pénétration, à l’occupation ou au séjour illégitimes dans le bien d’autrui, M.B., 6 novembre 2017.
[2] Doc. Parl. Ch. Repr., Compte-rendu intégral, séance plénière, sess. 2016-2017, 5 octobre 2017, CRIV 54 PLEN 186, p. 73.
[3] P. Hebberecht, « Les processus de criminalisation primaire », Déviance et Société, 1985, Vol 9, n°1, p. 59.
[4] P. Hebberecht, ibid.
[5] Art 2 de la loi du 18 octobre 2017 relative à la pénétration, à l’occupation ou au séjour illégitimes dans le bien d’autrui, M.B., 6 novembre 2017.
[6] Art 4 § 1 de la loi du 18 octobre 2017 relative à la pénétration, à l’occupation ou au séjour illégitimes dans le bien d’autrui, M.B., 6 novembre 2017.
[7] Art 4 § 2 de la loi du 18 octobre 2017 relative à la pénétration, à l’occupation ou au séjour illégitimes dans le bien d’autrui, Mon. B., 6 novembre 2017.
[8] Voir par exemple D. Dadusc & E. Dee, « The criminalisation of squatting. Discourse, moral panics and resistances in the Netherlands and England and Wales », in L. O'Mahony, D. O'Mahony and R. Hick (eds.), Moral rhetoric and the criminalisation of squatting: vulnerable demons?, New York, Routledge, pp. 109-132.
[9] Voir la proposition de loi incriminant le squat d’immeubles et étendant l’incrimination de la violation de domicile (déposée par MM. T. Van Parys et H. Vandenberghe), Doc. Parl. Sén., sess. 2007-2008, n°4-698/1 ; la proposition de loi relative à l’incrimination du squat d’immeubles (déposée par M. H. Coveliers et consort), Doc. Parl. Sén., sess. 2009-2010, n°4-1648/1.
[10] Voir par exemple la proposition de loi incriminant le squat d’immeubles et étendant l’incrimination de la violation de domicile (déposée par M. Y. Yüksel et consorts), Doc. Parl. Ch. Repr., 13 avril 2015, n°54 1016/001 ; la proposition de loi insérant un nouvel article incriminant le squat dans le Code pénal (déposée par M. J. Penris, B. Pas et M. F. Dewinter), Doc. Parl. Ch. Repr., 28 avril 2015, n°54 1045/001 ; la proposition de loi modifiant le code pénal en vue d’incriminer l’occupation d’un logement habité de façon licite par une autre personne, ainsi que le fait de séjourner dans un tel logement ou de l’utiliser (déposée par Mme A. Lambrecht), Doc. Parl. Ch. Repr., 27 avril 2017, n°54 2446/001 etc.
[11] R. Fuller & R. Myers, « Some aspects of a theory of social problems », American Sociological Review, 1941, Vol. 6, p. 24-32, cité par D. Cefaï, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques », Réseaux, 1996, vol. 14, n°75. pp. 43-66.
[12] VRT News, Deredactie.be, « Ghent couple powerless to remove squatters », 11/03/2017, http://deredactie.be/cm/vrtnieuws.english/Ghent/1.2914584 (consulté le 20.01.2018).
[13] Egbert Lachaert (Open Vld), Doc. Parl. Ch. Repr., 27 avril 2017, n°54 1008/007, p. 4.
[14] Özlem Özen (PS), Doc. Parl. Ch. Repr., Compte-rendu intégral, séance plénière, 05 octobre 2017, CRIV 54 PLEN 186, p. 32.
[15] Annick Lambrecht, (sp.a) ibid., p. 40.
[16] Pour plus de développements sur le sujet, voir W. S. Dekeserdy, « Contemporary critical criminology », London,NY, Routledge, 2011 ; P. O’malley, « Marxist Theory and Marxist Criminology », Crime and Social Justice, 1987, n°29, pp. 70-87. On notera que cet argumentaire repose sur des implicites plus généraux et subversifs quant au sens de la loi et au rôle de l’Etat, vus comme inféodés aux intérêts de la classe dominante. Mais sans surprise, les parlementaires de l’opposition (à l’exception du PTB –à demi-mots), ne s’aventurèrent pas sur ce terrain risqué.
[17] Stefaan Van Hecke (Ecolo-Groen), ibid., p. 44.
[18] Georges Dallemagne (cdH), ibid. p. 48.
[19] Loi du 1er juin 2011 visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage, Mon. B., 13 juillet 2011.
[20] Voir par exemple le « collectif d’opposition à la loi anti-squat en Belgique », https://squatbelgium.noblogs.org/ (consulté le 20.01.2018).
[21] D. Dadusc & E. Dee, « The criminalisation of squatting. Discourse, moral panics and resistances in the Netherlands and England and Wales », in L. O'Mahony, D. O'Mahony and R. Hick (eds), Moral rhetoric and the criminalisation of squatting: vulnerable demons ?, New York, Routledge, 2015, pp. 112 et 113.
[22] Notre traduction de “a condition, episode, person or group of persons emerges to become defined as a threat to societal values and interests” in S. Cohen, Folk devils and moral panics, London, Mac Gibbon and Kee, 1972, p. 9.
[23] Ibid.
[24] D. Dadusc & E. Dee, « The criminalisation of squatting. Discourse, moral panics and resistances in the Netherlands and England and Wales », in L. O'Mahony, D. O'Mahony and R. Hick (eds), Moral rhetoric and the criminalisation of squatting: vulnerable demons?, New York, Routledge, 2015, p. 132.

Publié le 06 février 2018