La violation de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme par la Belgique : l’arrêt Lachiri c. Belgique, Léa Teper

La Cour européenne des droits de l’Homme, dans un arrêt du 18 septembre 2018, a condamné l’Etat belge pour la violation de l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, lequel garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion.

L’affaire en cause concerne Madame Lachiri, jeune femme de confession musulmane. Celle-ci, partie civile dans un dossier dans lequel son frère avait trouvé la mort, s’est vue refuser l’accès à une salle d’audience. En cause ? Son hijab, un voile islamique couvrant ses cheveux et sa nuque.

La présente contribution propose de revenir sur les faits ayant mené à cette décision, sur la législation en vigueur en la matière ainsi que sur les suites à réserver à l’intervention de la Cour européenne des droits de l’Homme.

1. Les faits

Début 2007, le justiciable suspecté d’avoir tué le frère de Madame Lachiri est renvoyé par la Chambre du conseil devant le tribunal correctionnel du chef de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, commis avec préméditation.

Estimant que ces faits devaient être qualifiés de meurtre et l’inculpé jugé par la Cour d’assises, Madame Lachiri ainsi que les autres parties civiles interjettent appel de cette ordonnance.

Le 20 juin 2007, jour de l’audience devant la Chambre des mises en accusation, juridiction compétente pour connaître de cet appel, tous les justiciables, dont Madame Lachiri, et leurs conseils sont invités à entrer dans la salle d’audience en vue du règlement du rôle à 9h00. La juridiction décide de retenir l’affaire. Au milieu de la matinée, les parties sont donc, à nouveau, appelées à entrer dans la salle d’audience.

A la demande de la présidente de la salle d’audience, qui avait aperçu Madame Lachiri au moment du règlement du rôle, l’huissier interpelle Madame Lachiri en vue de l’informer qu’à défaut d’un retrait de sa part de son voile, il se verrait dans l’obligation de lui refuser l’accès à la salle d’audience. Les raisons motivant cette décision ne lui sont nullement exposées. L’injonction est également confirmée au conseil de Madame Lachiri par la présidente. Celle-ci l’informe faire application de l’article 759 du Code judiciaire.

Madame Lachiri, refusant d’obtempérer, préféra quitter la salle et faire défaut à l’audience.

2. En droit

L’article 759 du Code judiciaire dispose : « Celui qui assiste aux audiences se tient découvert, dans le respect et le silence ; tout ce que le juge ordonne pour le maintien de l’ordre est exécuté ponctuellement et à l’instant ».

En d’autres termes, la loi assimile un refus de retirer son couvre-chef dans une salle d’audience à une marque d’irrespect à l’égard du juge et à une violation de la loi, même lorsque le port de ce couvre-chef est l’expression d’une conviction.

Un homme a ainsi été inculpé du chef d’outrage à magistrat[1] parce qu’il n’avait pas jugé bon d’exécuter la demande du juge de retirer son bonnet dans une salle d’audience, au motif qu’il était relativement chauve et craignait de prendre froid[2].

Si l’objectif poursuivi par le Code judiciaire semble être la prévention de tout comportement irrespectueux à l’encontre de l’institution judiciaire, force est de constater qu’il est susceptible de se heurter à la liberté de religion, garantie tant par la Constitution dans ses articles 10 et 11 que par la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, en son article 9.

Pourtant, il ressort d’une analyse menée par des chercheurs de l’université de Gand que l’interdiction du port d’un couvre-chef à une audience ne devrait pas s’appliquer aux couvre-chefs religieux, tels un voile catholique, islamique ou une kippa[3].

La ratio legis de cette interdiction provient en effet de l’époque napoléonienne[4]. Or à cette époque, retirer sa casquette ou son chapeau lorsque l’on pénétrait dans un lieu couvert constituait une convention sociale ; un signe de respect de l’autorité, d’une personne ou d’une institution. En aucun cas elle ne constituait alors une injonction à quiconque d’ôter un couvre-chef religieux[5].

Selon cette même étude, la pratique actuelle des magistrats semble d’ailleurs pencher pour cette interprétation : seule une minorité de 160 juges sur les 518 qui ont participé à cette étude avaient déjà fait application de l’article 759 du Code judiciaire (23,5% des juges néerlandophones et 38% des juges francophones). Parmi cette minorité, 80% des juges néerlandophones et 79% des juges francophones indiquent en avoir fait usage pour sanctionner un comportement perturbateur d’une audience et non en vue de voir ôter un couvre-chef religieux. Du reste de ces 160 juges, 6% des juges néerlandophones et 14% des juges francophones indiquent avoir déjà demandé à l’audience un retrait de tout type de couvre-chef, religieux notamment. Finalement, l’étude démontre que seuls 3% et 7% des juges néerlandophones et francophones ont fait usage de cet article dans l’unique but de voir retirer un couvre-chef religieux[6].

Etendre l’interdiction prévue par l’article 759 du Code judiciaire aux couvre-chefs religieux apparait d’emblée s’écarter de l’esprit de la loi et se dresse surtout comme une source d’insécurité juridique.

C’est en tout cas ce qu’a confirmé la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt commenté.

3. Analyse de la décision

L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme garantit à tout citoyen la liberté de pensée, de conscience et de religion.

La liberté de religion n’est pas absolue et peut être restreinte par des mesures prévues par la loi et nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques ou à la protection des droits et libertés d’autrui (art. 9 § 2 de la Convention). Une restriction à la liberté de manifester sa religion doit donc systématiquement respecter trois conditions pour être justifiée : la prévisibilité, la proportionnalité et la poursuite d’un but légitime.

Au nom du maintien de l’ordre, l’article 759 du Code judiciaire constitue une telle restriction. Mais est-elle justifiée ?

La Cour européenne des droits de l’Homme répond par la négative.

Pour arriver à cette conclusion, la Cour confirme tout d’abord que l’exclusion de Madame Lachiri consiste en une restriction à sa liberté de manifester sa religion. Elle s’appuie à cet égard sur sa jurisprudence habituelle selon laquelle le port d’un hijab peut constituer un « acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction religieuse »[7] (§ 31 de l’arrêt de la Cour).

Elle établit ensuite que deux des trois conditions visées ci-dessus sont remplies en l’espèce, à savoir que la restriction soit prévue par la loi et qu’elle poursuive un objectif légitime, soit, selon la Cour, la « protection de l’ordre » (§§ 34 et 38). Elle ne manque toutefois pas de soulever l’ambiguïté de l’article 759 du Code judiciaire au niveau de la prévisibilité de ses effets, compte tenu des différentes applications qui peuvent en être faites par les magistrats belges (§ 35) [8].

Finalement, la Cour procède à l’analyse des arguments avancés par les juges nationaux afin de déterminer si la condition de proportionnalité était également remplie. Elle tient compte, d’une part, de l’arrêt de la Chambre des mises en accusation, qui confirme que la décision de la Présidente de la Chambre s’était conformée aux prescrits de l’article 759 du Code judiciaire, sans répondre aux conclusions déposées à l’audience par l’avocat de Madame Lachiri qui sollicitait que cette décision soit davantage motivée. D’autre part, elle relève l’absence de motivation de la part de la Cour de cassation, qui a rejeté le pourvoi de Madame Lachiri par un arrêt du 25 juin 2008[9], au motif que l’arrêt attaqué ne figurait pas parmi ceux contre lesquels la loi admettait un pourvoi immédiat (§ 42). La Cour établit par conséquent que pour seule explication, Madame Lachiri n’a eu droit qu’à se référer à la disposition légale qui, selon la lecture qu’en fait la Présidente de la Chambre des mises en accusation, interdisait le port d’un foulard islamique à son audience (§ 43). Simple citoyenne et non représentante de l’Etat, Madame Lachiri n’était pourtant pas soumise à une obligation de discrétion dans la manifestation publique de ses convictions religieuses[10].

la Cour admet que la mesure prise par la magistrate a été imposée à la requérante dans un espace dans lequel « le respect de la neutralité à l’égard de toutes les croyances pouvait primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion », elle démontre que cela ne suffit pas pour considérer légitime et justifiée l’exclusion de Madame Lachiri de la salle d’audience. En effet, la Cour relève qu’il découle des pièces de la procédure que l’objectif poursuivi en l’espèce n’était pas la neutralité de l’espace public mais bien la protection de l’ordre. Or, rien, dans les faits de l’affaire, ne permet d’établir que le comportement de Madame Lachiri était irrespectueux ou qu’il aurait pu constituer une menace pour le déroulement de l’audience
(§§ 45 et 46).

La Cour arrive ainsi à la conclusion que la restriction litigieuse n’était pas proportionnée au but poursuivi (§ 47), estimant que l’atteinte portée à la liberté de la requérante de manifester sa religion n’était pas nécessaire ni justifiée dans une société démocratique.

Par conséquent, elle acte la violation de l’article 9 de la Convention mais limite la condamnation de la Belgique au payement d’une somme de 1.000€ à Madame Lachiri en guise de dédommagement, cette dernière ayant pu comparaitre voilée à l’audience tenue devant la Cour de cassation.

Ce faisant, la Cour ajoute une pierre à l’édifice protecteur de la liberté de manifester sa conviction religieuse sous la forme d’un rite, d’un culte ou d’une pratique, dans la lignée d’autres décisions, encore rares, déjà prononcées à ce sujet[11], telle que celle prononcée il y a peu dans l’arrêt Hamidovic c. Bosnie-Herzégovine, qui visait également le port d’un insigne religieux par un particulier dans le cadre d’une procédure juridictionnelle[12].

Elle opère ainsi une distinction de plus en plus précise entre l’interdiction du port de symboles religieux dans l’espace public et celle du port d’un habit dissimulant entièrement, à l’exception des yeux, le visage d’un individu. Dans ce second cas, la Cour ne trouve généralement pas de violation à l’article 9 de la Convention, offrant une marge de manœuvre plus large aux Etats membres[13].

Et après ?

Il ne reste plus qu’à inviter le législateur à revoir sa copie.

En effet, si cet arrêt constitue une victoire certaine pour les femmes voilées qui se font exclure des salles d’audience sur la base d’une disposition datant d’il y a plus de 200 ans, l’arrêt de la Cour est obligatoire mais n’annule pas pour autant l’article 759 du Code judiciaire. Il serait préférable qu’une formulation claire mette un terme définitif à son ambiguïté.

En attendant, à l’heure d’une large remise en cause de la multi-culturalité sur le territoire européen, il est appréciable de voir la Cour européenne des droits de l’Homme se maintenir à ses idéaux fondateurs. Qu’il nous soit permis d’espérer également que la jouissance des droits et libertés reconnus aux citoyens belges soit dorénavant assurée en Belgique sans discrimination.

Léa TEPER
Assistante - UCL (CRID&P)
Avocate au barreau du Brabant wallon

Pour citer cet article : L. Teper, "La violation de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme par la Belgique : l’arrêt Lachiri c. Belgique", Cahiers du Crid&p, octobre 2018.

[1] C. pén. art. 275.

[2] Cette affaire a poussé le Tribunal correctionnel d’Anvers à poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle quant à la compatibilité de l’article 759 du Code judiciaire avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce sens qu’il interdit le port d’un couvre-chef même lorsque celui-ci est l’expression d’une conviction religieuse. La Cour a cependant estimé que la question n’appelait à aucune réponse dès lors que le prévenu ne motivait pas son refus en vertu d’une conviction religieuse mais parce qu’il « craignait d’avoir froid » (C. const., 17 janvier 2008, n° 8/2008, M.B., 4 mars 2008).

[3] E. BRAEMS, e. a., « Head-Covering Bans in Belgian Courtrooms and Beyond: Headscarf Persecution and the Complicity of Supranational Courts», Human Rights Quarterly, 2017, pp. 884 – 909.

[4] L’article 88 Code Napoléon a été reproduit dans l’article 759 de l’actuel Code judiciaire.

[5] E. BRAEMS, e. a., « Head-Covering Bans in Belgian Courtrooms and Beyond: Headscarf Persecution and the Complicity of Supranational Courts », Human Rights Quarterly, 2017, p. 884, reprise dans S. OUALD-CHAIB, « Hamidovic c. Bosnie-Herzégovie: l’interdiction de couvre-chef religieux dans les prétoires viole l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme”, J.T., 2018/19, n°6731, p. 404.

[6] Voy. toute l’étude dans E. BRAEMS, e. a., « Head-Covering Bans in Belgian Courtrooms and Beyond: Headscarf Persecution and the Complicity of Supranational Courts », Human Rights Quarterly, 2017, pp. 882-909, et particulièrement le résultat de l’étude p. 888. Cette étude fait l’objet des observations du tiers-intervenant dans l’arrêt commenté.

[7] Voy. not. Cour eur. D.H., arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2015, § 78 et Cour eur. D.H., arrêt Dogru c. France du 4 décembre 2008, § 47, disponibles sur http://hudoc.echr.coe.int (consulté le 21 septembre 2018).

[8] Ce point fait l’objet de l’opinion concordante commune des juges Vucinic et Gritco.

[9] Cass., 25 juin 2008, RG P.07.1364.F, Pas., 2008, n°1655.

[10] Voy. sur ce point : Cour eur. D.H., arrêt Ahmet Arslan et autres c. Turquie du 4 octobre 2010, n° 41135/98, § 48 et Cour eur. D.H., arrêt Hamidovic c. Bosnie-Herzégovine du 5 mars 2018, n° 57792/15, § 40, disponibles sur http://hudoc.echr.coe.int (consulté le 21 septembre 2018).

[11] Cour eur. D. H., arrêt Ahmet Arslan et autres c. Turquie du 4 octobre 2010, n° 41135/98 ou Cour eur. D. H., arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013, n° 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10, disponibles sur http://hudoc.echr.coe.int (consulté le 21 septembre 2018).

[12] Cour eur. D.H., arrêt Hamidovic c. Bosnie-Herzégovine du 5 mars 2018, n° 57792/15, § 40, disponibles sur http://hudoc.echr.coe.int (consulté le 21 septembre 2018).

[13] Cour eur. D.H., arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014, n° 43835/11 ; Cour eur. D. H., arrêt Dakir c. Belgique du 11 juillet 2017 (définitif le 11 décembre 2017), n° 4619/12 ; Cour eur. D. H., Belcacemi et Oussar c. Belgique du 11 juillet 2017 (définitif le 11 décembre 2017), n° 37798/13, disponibles sur http://hudoc.echr.coe.int (consulté le 21 septembre 2018).

Publié le 08 octobre 2018