Les élections législatives en Hongrie : un inventaire des stratégies gouvernementales, Reka Varga

Dès la première moitié de l’année 2017, le parti politique gouvernant FIDESZ a débuté et a activement poursuivi sa campagne en vue des élections législatives de 2018, qui ont eu lieu en Hongrie le 8 avril dernier. La législation hongroise ne limitant pas le nombre de mandats du Chef d’Etat, le Premier Ministre Viktor Orbàn et le parti FIDESZ (abréviation pour « Fiatal Demokratàk Szövetsége », en français Union de Jeunes Démocrates) ont accédé au pouvoir pour la troisième fois depuis leur première élection au printemps 2010, et ceci aux 2/3 des votes prononcés par les citoyens hongrois.

Après une campagne caractérisée avant tout par les discours manipulateurs anti-Europe, anti-migrations et anti-islamiques, la réélection du gouvernement, portant avec elle inévitablement la légitimation des politiques d’exclusion présentes et futures, annonce une transformation du monde pénal hongrois dont la racine ne se trouve toutefois pas exactement dans la crise migratoire. Initialement à propos des Roms, parfois au sujet des Juifs et des communistes, la figure de l’autre dangereux semble se trouver à tout moment au coeur de la préoccupation de ce parti qui se veut de centre-droite mais qui, en réalité, s’est depuis longtemps aligné sur des valeurs nationalistes, dépassant de loin le Jobbik, la « Droite » hongroise. Si la problématique se rattache donc à l'origine principalement au droit des étrangers dans le cadre européen, les évolutions récentes nous indiquent que la sphère pénale internationale doit également prendre conscience des dangers que représente cette élection sur le plan notamment des droits fondamentaux non seulement des citoyens hongrois et des demandeurs d’asile, mais aussi de n’importe quelle personne étrangère se trouvant en Hongrie. D’un point de vue criminologique, la compréhension du phénomène politique hongrois est d’autant plus cruciale qu’il s’insère parfaitement dans une montée en popularité généralisée de partis nationalistes à travers l’Europe suite à la crise migratoire de 2015, et qu’il se caractérise très largement par des stratégies créatrices d’une certaine identité nationale à travers la peur induite et le rejet catégorique de l’autre.

Si la trame de notre contribution peut sembler légèrement éparpillée et le ton indéniablement dénonciateur, il est important de noter d’une part, qu’il ne poursuit en rien un but politique quelconque, sa vocation étant purement de démontrer les stratégies gouvernementales d’exclusion et d’incitation mises en oeuvre par le parti au pouvoir dans une ambition nationaliste anti-islamique, et d’attirer l’attention sur les dangers potentiels de telles stratégies sur le plan de la pénalité et des droits fondamentaux, et d’autre part, que les informations qu’elle contient proviennent exclusivement de sources officielles telles que les résolutions et documents divers de la Commission et du Parlement européens (tels que les débats parlementaires et les rapports), les rapports du « Comité Helsinki »[1], groupe militant hongrois pour les droits et libertés fondamentaux, nominé pour le Prix des Droits de l’homme Vaclav Havel décerné par le Conseil Européen, ainsi que les discours officiels et publics des représentants du gouvernement hongrois.

En 2013, le rapport Tavares[2] rédigé à l’attention du Parlement européen sur la situation en Hongrie en matière de droits fondamentaux, avait déjà soulevé de nombreuses inquiétudes suite aux changements constitutionnels depuis l’élection de Viktor Orbàn, notamment quant à l’indépendance du pouvoir judiciaire et la liberté des médias. Le Parlement européen demandait alors aux dirigeants du pays de restaurer pleinement et rapidement l’Etat de droit, sous peine de voir son droit de vote au Conseil européen suspendu conformément aux termes de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne. En 2015, après la consultation nationale intitulée « sur la migration et le terrorisme » associant étroitement les deux phénomènes au sein de questions ciblées sur la sécurité nationale et les dangers inhérents à la crise migratoire (notamment en référence à l’attaque contre le journal Charlie Hebdo perpétré en janvier de la même année), ainsi que le projet du gouvernement hongrois de réintroduire la peine de mort, le Parlement européen s’est alors vu contraint de réinscrire à son ordre du jour la question de la Hongrie. Tout en invalidant les résultats de la consultation en raison, d’une part, du caractère « extrêmement trompeur, tendancieux et partial » des questions qui « établissent un lien direct et tendancieux entre les phénomènes migratoires et les problèmes de sécurité », et d’autre part, du fait d’une violation flagrante du droit à la protection des données (les citoyens devant fournir des données à caractère personnel pour remplir le questionnaire en ligne), le Parlement avait alors, dans sa résolution du 10 juin 2015[3], attiré l’attention sur « l’émergence d’une menace systémique pour l’état de droit » en Hongrie.

Dans une partie significative des 12 questions posées au peuple hongrois, le gouvernement n’avait en 2015 pas hésité à dénoncer les politiques européennes en matière de migration, reliant l’avènement du terrorisme à une mauvaise gestion des flux migratoires et énonçant que « selon certains, les politiques de ‘Bruxelles’ auraient échoué », d’où la nécessité imminente d’une nouvelle approche[4]. Comme le constate également la résolution du Parlement précitée, ces questions témoignent clairement d’une volonté d’orienter l’opinion publique et de légitimer la propagande anti-européenne menée par le parti au pouvoir, et ce, qui plus est, de manière peu subtile. Au cours des deux années suivantes, la propagande anti-Bruxelles s’est trouvée davantage alimentée par les nombreuses procédures d’infraction engagées par la Commission européenne, entre autres suite au constat d'absence de droit effectif à l’assistance d’un interprète dans un procès pénal hongrois[5], mais aussi par la multiplication des attaques revendiquées par l’Etat islamique en Europe.

Un cas emblématique de la croisade anti-migration, à son tour, est la condamnation d’Ahmed H., citoyen chypriote d’origine syrienne, déclaré terroriste par les journaux et les politiques avant même que son procès pour « acte de terrorisme et autres actes » (cit. fiche d’accusation tirée du site internet du tribunal) ne soit entamé au sein du tribunal pénal de Szeged en juin 2016. En janvier 2018, alors que la première condamnation de l’accusé n’est pas encore effective dans l’attente d’un nouveau jugement, le gouvernement publie sur sa page Facebook officielle un album photo intitulé « Ahmed H. est un terroriste », et s’indigne du fait que « les organisations soutenues par Soros et les politiques pro-migration de ‘Bruxelles’ font pression sur le tribunal hongrois afin qu’il libère un terroriste »[6]. La fiche relatant les points de l’accusation d’Ahmed H.[7] mentionne notamment le fait qu’il aurait, le 16 septembre 2015, lendemain de la fermeture des frontières avec la Serbie, été présent à la frontière (du côté serbe) avec « plusieurs centaines » de personnes, et aurait, à l’aide d’un mégaphone, demandé de manière répétée l’ouverture de la frontière auprès des policiers surveillants. Il aurait alors, malgré l’indication des policiers selon laquelle un point de passage se trouvait à quelques centaines de mètres de là, « en compagnie de ses camarades, entamé une activité perturbatrice de l’ordre, en tentant de franchir le cordon de sécurité, blessant plusieurs policiers », et aurait été l’un des premiers à entrer illégalement sur le territoire hongrois quand la barrière a été brisée. Si la fiche note également que, en possession d'un passeport chypriote, Ahmed H. n’avait aucune raison de tenter de passer la frontière vers la Hongrie de manière illégale, on ne semble pas davantage s’inquiéter de ce détail, ni des dizaines d’autres personnes présentes au moment des faits. En novembre 2016, malgré l’absence d’éléments manifestement incriminants dans les vidéos enregistrées sur la scène de « crime », malgré les lacunes et incohérences manifestes dans les témoignages des policiers présents, et surtout malgré des soupçons selon lesquels l’interprète qui lui a été assigné par le tribunal ne traduisait pas de manière fidèle les dires de l’accusé (selon un rapport de Migszol, « Migrant Solidarity Group of Hungary »[8]), Ahmed H. est condamné en première instance à 10 années de prison[9] à la suite d’un procès mal instruit, discriminatoire et donc indiscutablement inéquitable. Après un procès en appel, l’affaire est finalement rejugée en mars 2018, où Ahmed H. se voit infliger une peine de prison de 7 ans[10] pour acte de terrorisme. En même temps, la violence contre les migrants au niveau individuel n'est pas moins réelle : les journaux encore indépendants font état d'attaques contre étrangers et hongrois « pris pour des étrangers » dans les rues, et les agresseurs sont, étrangement, rarement retrouvés. 

Depuis 2015, le gouvernement d’Orban oeuvre systématiquement à la démolition de l’Etat de droit[11], en commençant, comme plus haut évoqué, par l’assujettissement total du pouvoir judiciaire et le déni de droits fondamentaux notamment en matière de protection de la vie privée, de non-discrimination et du respect de la dignité humaine, et continuant dans les domaines de la liberté des arts et de la recherche scientifique, ainsi que celui de la liberté d’association et la liberté d’expression. L’ennemi semble être partout, et le gouvernement ne fait plus confiance à personne : les journaux et chaines radio sont rachetés ou fermés, les universitaires attaqués, les ONG « dangereuses » systématiquement torpillées. La nouvelle consultation nationale « Arrêtons Bruxelles! » de 2017[12], dans un style similaire à la précédente, employait ainsi des formules telles que « Bruxelles veut forcer la Hongrie », ou « Bruxelles attaque notre pays », faisant référence aux prétendues réformes prodigieuses promises par le gouvernement que l’Union européenne aurait pour projet d’empêcher afin de nuire délibérément à la qualité de vie des hongrois. Pour la première fois, il est fait allusion à des « organisations internationales » qui « encourageraient les comportements illégaux des migrants » et « opéreraient avec l’intention de s’immiscer dans les affaires internes du pays », mettant en danger son indépendance.

Dans la propagande orbànienne de 2017-2018, la crise migratoire, essentiellement indépendante d’une volonté malfaisante facilement saisissable et attribuable à un individu pouvant être identifié comme responsable ou du moins facilitateur, est directement reliée à la personne de George Soros, financier et philanthrope d’origine hongroise, largement critiqué en raison du soutien apporté au mouvement migratoire par certaines Organisations Non-Gouvernementales - aussi appelées « agents étrangers » dans le langage de propagande de FIDESZ - financées par Open Society Foundations[13], dont il est le président. La récente loi hongroise sur la transparence des Organisations Non-Gouvernementales bénéficiant de financements venant de l’étranger, faisant d’ailleurs également l’objet d’une procédure d’infraction de la part de la Commission européenne, cible ainsi clairement ces ONG, visant à remettre en cause leur légitimité, et sur le long terme, rendre impossible leur action au sein du pays. Les consultations nationales de 2017[14] (et notamment la deuxième, intitulée « Stop Soros ») dénoncent par ailleurs, à côté des actes politiques attribués à l’institution ennemie désormais communément appelée « Bruxelles » en référence au siège des institutions européennes, les projets contenus dans un prétendu « Plan Soros », supposé projeter une ingérence non seulement dans les affaires internes de la Hongrie mais aussi dans le processus décisionnel de l’Union Européenne. Certains points de ce plan par ailleurs parfaitement fictif, semblent avoir été tirés de différents articles écrits par George Soros à propos de la crise migratoire depuis 2015, sévèrement dénaturés et présentés aux citoyens hongrois comme un complot diabolique auquel il faut à tout prix résister[15]. D’autres, comme le point 6 de la consultation selon lequel « Le but du Plan Soros est que les langues et cultures des pays européens soient mises à l’écart afin que les migrants illégaux puissent s’intégrer plus rapidement. » ou le point 7 qui énonce que « Le Plan Soros prévoit une attaque politique et des sanctions sévères contre les pays qui seraient contre la migration. », sont des inventions pures et simples et ne reflètent en rien les dires réels de « l’accusé ». L’essence de l’ennemi est désormais concentrée dans un amalgame fait de « Bruxelles » (l’Union européenne), des migrants et enfin de Soros, celui qui, selon Orbàn, influence le premier et encourage les seconds et représente donc à lui seul l’ultime danger pour la paix et la prospérité du pays.

En répondant à des non-questions habilement posées commençant systématiquement par des formules telles que « George Soros veut… », « Le but de George Soros est… », « Le plan Soros contient… », les hongrois auraient, selon le site internet officiel de cette consultation sur le « Plan Soros », rejeté l’idée que « la Hongrie devienne un pays d’immigrés ». Il est ici indispensable de noter que les réponses aux questions du référendum étaient à envoyer anonymement par la poste ou à travers une plateforme en ligne spécialement conçue à cette fin. Comme beaucoup de notions liées aux droits de la personne et à la vie privée, celle de l’anonymat semble toutefois également se trouver vidée de sens en Hongrie, car les citoyens ayant participé à la consultation sont désormais les heureux propriétaires d’une lettre de remerciement qui leur a été adressée par le gouvernement. Si la majorité des citoyens ne semble toujours pas reconnaître l’absurdité de la situation, cela prouve encore une fois l’aveuglement total de la population face aux mensonges du gouvernement, qui cependant n’est plus guère étonnant considérant qu’une simple recherche Google démontre facilement que le prétendu « Plan Soros », sujet même de la consultation, est en réalité inexistant. Et si les réponses de la consultation ne portent pas directement avec elles la transformation politique et juridique, les résultats des élections (authentiques ou non) rendent, elles, justement possibles et légitimes les atteintes répétées aux droits fondamentaux, les accusations et incarcérations injustifiées, les attaques impunies contre les personnes, le tout au nom de la sécurité d’un « nous » créé de manière non seulement artificielle mais abusive au sein d’un peuple qui ne semble connaître la solidarité que face à l’étranger. Ils permettent des actions concrètes de « préservation », de « défense légitime », des modifications constitutionnelles à l’infini, l’adoption de lois pénales plus sévères, la restructuration des institutions, la transformation de l’éducation, la persécution systématique des indésirables…

Jusqu’où ira un gouvernement qui, tout en se moquant ouvertement et sans subtilité de la population, tout en bafouant les droits, entravant les libertés et piétinant la dignité de ses citoyens et de ceux qu’il a l’obligation d’accueillir, obtient la majorité des votes pour la troisième fois et se voit par ce fait accorder une confiance quasi-inconditionnelle ?

Réka VARGA

Assistante
Ecole de criminologie
Faculté de droit et de criminologie

Pour citer cet article : R. Varga, "Les élections législatives en Hongrie : un inventaire des stratégies gouvernementales", Les Cahiers du Crid&p, juin 2018.


[1] https://www.helsinki.hu/en/, une version anglaise de tous les articles est disponible sur le site.
[2] Projet de rapport sur la situation en matière de droits fondamentaux : normes et pratiques en Hongrie (conformément à la résolution du Parlement européen du 16 février 2012), 2012/2130(NI), 2 mai 2013 (rapporteur : Rui Tavares).
[3] Résolution P8_TA(2015)0227 du Parlement européen du 10 juin 2015 sur la situation en Hongrie (2015/2700(RSP)).
[4] Les questions ainsi que les résultats sont disponibles en format pdf sur le site internet du gouvernement (http://www.kormany.hu/download/4/d3/c0000/Bev%20konzultáció%20eredményei.pdf); traductions de lauteure.
[5] Communiqué de presse IP/15/6228, disponible sur le site internet de la Commission (http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-6228_fr.htm).
[6] Lalbum photo, publié le 8 janvier 2018, jour de la ré-ouverture du procès dAhmed H., est disponible sur la page officielle du gouvernement hongrois (https://www.facebook.com/pg/kormanyzat/photos/?tab=album&album_id=1798783353527710), traductions de lauteure.
[7] Registre national des audiences, 27e semaine (2016.06.27-2016.07.01.), disponible en format pdf sur le site internet officiel des tribunaux hongrois (http://birosag.hu/sites/default/files/allomanyok/ossz_targy_jegyzek/27._heti_orszagos_targyalasi_jegyzek_-_2016.06.27.-2016.07.01.pdf), traductions de lauteure.
[8] Le compte-rendu est disponible sur le site internet de lorganisation (https://www.migszol.com/blog1/a-roszkei-koncepcios-per-ujabb-fejezete-a-terrorizmussal-vadolt-ahmed-h-targyalasa).
[9] Décision disponible sur le site internet officiel des tribunaux hongrois (http://birosag.hu/szakmai-informaciok/altalanos-sajtokozlemeny/szegedi-torvenyszek-itelet-terrorcselekmeny-es-hatarzar), traductions de lauteure.
[10] Décision disponible sur le site internet officiel des tribunaux hongrois (http://birosag.hu/szakmai-informaciok/altalanos-sajtokozlemeny/szegedi-torvenyszek-itelet-terrorcselekmeny-buntetteben), traductions de lauteure.
[11] Voir notamment rapport Tavares précité, la résolution du Parlement européen de 2015 précitée, la résolution du Parlement européen P8_TA(2017)0216 sur la situation en Hongrie (2017/2656(RS)), ainsi que le rapport Sargentini à lattention du Parlement européen 2017/2131(INL) du 11 avril 2018 (rapporteur : Judith Sargentini). Une série de communiqués de presse sur le sujet sont également disponibles sur les sites du Parlement européen et de la Commission européenne.
[12] Le questionnaire de la consultation est disponible sur la page Wikipedia des consultations (https://hu.wikipedia.org/wiki/Nemzeti_konzultáció), traductions de lauteure.
[13] A propos de la loi sur la transparence des ONG, voir le rapport Sargentini précité.
[14] Le questionnaire de la consultation est disponible sur la page Wikipedia des consultations (https://hu.wikipedia.org/wiki/Nemzeti_konzultáció), traductions de lauteure.
[15] Par exemple, le premier point selon lequel « Soros veut que Bruxelles installe au moins un million de migrants par an dans les pays de lUnion européenne, y compris en Hongrie. », tiré dune affirmation faite par George Soros dans un article publié le 26 septembre 2015 sur le site internet de Project Syndicate, article dans lequel il explique que lUnion européenne doit établir un plan de gestion complet afin de répondre aux besoins du mouvement migratoire. Premièrement, lUnion européenne doit selon lui accepter au moins un million de migrants par an, tout en répartissant la charge de manière équitable parmi les Etats membres de lUnion, afin dassurer la sécurité des demandeurs dasile et de prévenir davantage de souffrance humaine. Larticle entier est disponible en anglais sur le site internet de Project Syndicate (https://www.project-syndicate.org/commentary/rebuilding-refugee-asylum-system-by-george-soros-2015-09).

Publié le 05 juin 2018