Libération conditionnelle : les nouvelles périodes de sûreté, Jean-François Funck

Et voici les peines de sûreté[1] !

Pour les auteurs d’actes extrêmement graves et subissant de longues peines, les seuils d’admissibilité à la libération conditionnelle avaient déjà été rehaussés en 2013[2]. Mais l’actuel gouvernement a jugé nécessaire d’imprimer également sa marque en la matière. Est désormais introduite la possibilité pour le juge de fixer une « période de sûreté »[3] au cours de laquelle la personne condamnée ne pourra bénéficier de la libération conditionnelle.

1. Comment cette nouvelle mesure est-elle justifiée ? A quelle nécessité répond-elle ? Des études scientifiques en auraient-elles démontré le besoin ? S’agit-il de pallier des déficiences constatées dans la procédure en vigueur jusqu’à ce jour ? A toutes ces questions, ni l’exposé des motifs du projet de loi, ni l’exposé introductif du ministre en Commission de la Justice ne fournissent la moindre réponse. Ils se contentent de renvoyer à l’accord de gouvernement. En définitive, c’est lors de sa réplique aux interventions des différents membres de la Commission que le ministre fournit enfin la première justification : « Le climat actuel et l’opinion publique veulent moins de clémence vis-à-vis des personnes condamnées »[4]. Voilà qui est clair. On se trouve donc devant une mesure de nature essentiellement politique, au sens où elle vise à satisfaire l’« opinion publique » ou, à tout le moins, l’interprétation qui est faite de cette entité indéterminée, dont la rationalité n’est pas garantie.

2. En quoi consiste donc cette période de sûreté ?

D’entrée, précisons qu’il s’agit d’une faculté offerte au juge du fond (tribunal correctionnel, cour d’appel[5], cour d’assises[6]) de fixer, dans sa décision, une période au cours de laquelle la personne condamnée ne pourra pas bénéficier de la libération conditionnelle, période qui se situe au-delà de la date normale d’admissibilité à cette mesure.

Deux cas de figure sont prévus :

1° Condamnation à une peine privative de liberté dont la partie à exécuter s'élève à plus de 3 ans et à moins de 30 ans pour des faits constitutifs des infractions pénales suivantes :

  • crimes et délits contre la sûreté de l’Etat,
  • violations graves du droit international humanitaire,
  • infractions terroristes,
  • viol ou attentat à la pudeur ayant entraîné la mort,
  • assassinat de policier(s) en raison de leur qualité,
  • tortures ayant entraîné la mort sans intention de la donner,
  • enlèvement ou détention de mineurs ayant entraîné la mort.

Dans ce cas, le juge du fond peut décider que la libération conditionnelle ne pourra être accordée qu’à partir des deux tiers de la peine.

2° Condamnation à une peine privative de liberté de 30 ans ou plus ou à perpétuité[7], quelle que soit la nature des faits commis.

Dans ce cas, la période que le juge du fond fixerait, durant laquelle la libération conditionnelle ne pourra être accordée, peut varier entre 15 et 25 ans.

Quelques observations à ce sujet :

  • Le champ d’application de la catégorie 1°, quoique limité à certaines préventions relatives à des faits extrêmement graves, est néanmoins fort large puisqu’il couvre des condamnations de 3 à 30 ans. Pourraient dès lors être visées par ces peines de sûreté, par exemple des personnes qui ont joué un rôle secondaire dans les faits mais à l’égard desquelles la qualification est retenue par l’effet de la corréité.
  • S’agissant des faits d’assassinat, le Conseil d’Etat a réitéré sa critique déjà émise à l’occasion du projet de loi Pot-Pourri II : la question se pose de savoir pourquoi seuls les assassinats de policiers sont retenus, et non, par exemple, les assassinats de membres du pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire. Le risque de discrimination est réel[8].
  • Concernant la durée de la peine de sûreté, une lecture littérale du texte semble indiquer que, pour les faits de la catégorie 1°, la période de de sûreté correspond aux 2/3 de la peine et que le juge du fond ne dispose pas de marge de manœuvre. Lors des débats parlementaires, le ministre a cependant indiqué que le juge pouvait fixer une période de sûreté se situant entre un tiers et deux tiers[9].

3. Dans son avis[10], le Conseil d’Etat s’est interrogé sur la constitutionnalité de l’avant-projet de loi, plus particulièrement sur la question de savoir si la peine de sûreté décidée par le juge du fond n’empiète pas sur les compétences du tribunal de l’application des peines, telles qu’elles résultent de l’article 157, al. 4 de la Constitution.

En effet, dit le Conseil d’Etat, aucun problème ne se pose lorsque le législateur fixe in abstracto une date à partir de laquelle le condamné pourra être libéré conditionnellement. Par contre la situation est tout autre lorsque c’est le juge qui, en fonction des spécificités de la situation concrète, détermine une période de sûreté.

Les principes qu’il retient sont les suivants :

La période de sûreté peut être considérée comme un élément de la gravité de la peine. Elle est déterminée en fonction de la gravité de l’infraction, de l’attitude et de la personnalité de l’auteur au moment des faits et du danger qu’il représente pour la société. Dans cette mesure, la fixation d’une telle période relève bien de la compétence du juge pénal.

S’il était demandé au juge pénal de statuer sur les possibilités de réinsertion[11] de l’intéressé après que celui-ci aura subi un certain nombre d’années de sa peine, le législateur lui attribuerait alors une mission qui relève constitutionnellement du tribunal de l’application des peines.

C’est moyennant le respect de ces deux balises que le Conseil d’Etat juge la mesure conforme à la Constitution.

L’exposé des motifs s’empresse dès lors de confirmer qu’une durée minimale d’emprisonnement fixée en fonction de la gravité de l’infraction constitue un élément de la gravité de la peine[12].

4. La question de la constitutionnalité étant ainsi évacuée par la porte, elle a cependant ressurgi par la fenêtre, à l’occasion des débats parlementaires et au détour d’une discussion sur un tout autre point : celui de l’application dans le temps des dispositions nouvelles[13]. Le député Van Hecke (Ecolo-Groen) fit remarquer que, puisque la peine de sûreté s’inscrivait dans le cadre de la fixation de la peine, elle n’était applicable qu’aux faits commis après l’entrée en vigueur de la loi. Le ministre se prit alors quelque peu les pieds dans le tapis, soutenant qu’à son estime la loi était d’application immédiate au motif que : « il ne s’agit pas, en l’occurrence, de la fixation d’une peine plus grave mais d’une question d’exécution de la peine. La rétroactivité de la peine plus légère ne s’applique dès lors pas dans le cas présent »[14].

Patatras ! Voilà donc qui paraissait entrer en collision frontale avec les principes énoncés par le Conseil d’Etat[15].

On rappellera à cet égard que, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, les mesures d’exécution de la peine ne sont pas soumises à l’article 7 de la CEDH (principe de non-rétroactivité de la loi pénale) mais que la distinction entre « peine » et « mesure d’exécution de la peine » n’est pas évidente : il y a lieu dès lors de vérifier dans chaque cas la nature exacte de la mesure en question ; la qualification de « peine » doit être retenue si elle redéfinit, au détriment du condamné, la portée de la peine infligée[16]. La Cour a, à cet égard décidé qu’ « il ne paraît faire aucun doute que la fixation d’une période minimale d’emprisonnement pour une réclusion à perpétuité relève de l’infliction de la peine et bénéficie donc de la protection de l’article 7 »[17].

En deuxième lecture en Commission de la Justice, le ministre développa une longue analyse juridique justifiant sa thèse sur l’application dans le temps, selon laquelle les dispositions nouvelles s’appliquent aux condamnations prononcées après l’entrée en vigueur de la loi[18]. Il indiqua en préambule qu’il n’est pas exceptionnel que le juge pénal intervienne dans l’exécution de la peine et il en donna pour exemple le sursis, qui suspend tout ou partie de l’exécution de la peine prononcée.

Il s’appuya ensuite essentiellement sur l’avis du Conseil d’Etat rendu à l’occasion de la loi du 17 mars 2013[19] qui avait prolongé la prise de cours de l’admissibilité à la libération conditionnelle en cas de condamnation à de longues peines d’emprisonnement pour des faits extrêmement graves[20]. Les règles transitoires prévues à l’époque consistaient à appliquer les dispositions nouvelles, plus sévères, aux décisions prononcées après l’entrée en vigueur de la loi. Le Conseil d’Etat n’avait pas formulé d’objections. Le ministre, se référant à cet avis, indiqua qu’il avait simplement décidé de retenir le même principe.

S’appuyant sur l’autorité de cet avis antérieur du Conseil d’Etat, l’argumentation offre toutes les apparences de la solidité. En réalité, elle brouille surtout les pistes. Car les deux lois ont des objets et des destinataires différents.

La loi du 17 mars 2013 s’adresse au tribunal de l’application des peines et lui indique des règles plus sévères à respecter dans le calcul de l’admissibilité à la libération conditionnelle. Le principe de non-rétroactivité impose, dans ce cas, que le tribunal de l’application des peines ne prenne en considération, dans l’ensemble des décisions mises à exécution, que les décisions judiciaires prononcées après l’entrée en vigueur de la loi.

S’agissant de la nouvelle loi du 21 décembre 2017, elle s’adresse non pas au tribunal de l’application des peines mais au juge du fond. Il est donc évident qu’elle ne s’applique qu’aux décisions de ce juge postérieures à l’entrée en vigueur de la loi. Il serait techniquement impossible de l’appliquer à des décisions antérieures déjà définitives. La question de (non)-rétroactivité qui se pose ici, et qui devra être tranchée, est celle de l’applicabilité à des faits antérieurs à cette entrée en vigueur[21].

5. L’on retirera cependant de ces discussions que la nature exacte de cette période de sûreté est ambivalente et qu’elle est présentée tantôt comme un élément de la gravité de la peine, tantôt comme une mesure d’exécution de la peine selon qu’il faut justifier la compétence du juge pénal ou l’applicabilité immédiate de la loi dans le temps.

Sur la question de la constitutionnalité, la loi nouvelle revoit les compétences réservées actuellement au tribunal de l’application des peines : jusqu’à ce jour c’était en principe à ce tribunal qu’il appartenait de déterminer la date d’admissibilité à la libération conditionnelle[22]. Le juge du fond se voit désormais reconnaître, dans les cas visés, la possibilité de fixer cette date. Tout dépend de la qualification retenue pour la période de sûreté, en application des critères dégagés par le Conseil d’Etat. Il appartiendra, le cas échéant, à la juridiction constitutionnelle de dire si, dans le régime de la nouvelle loi, la Constitution est ou non respectée.

6. Quoiqu’il en soit, la mesure remet en cause l’équilibre actuel des fonctions juridictionnelles au sein de la chaîne pénale. La philosophie qui sous-tend la régime de la libération conditionnelle consiste à considérer qu’après une – parfois longue - période de détention, il importe d’examiner si l’auteur des faits a évolué, s’il a fait un travail de réflexion personnelle, s’il présente encore un risque pour la société, s’il est dans un autre état d’esprit qui permet d’initier une autre manière d’exécuter la peine et s’il a un projet de réinsertion dans la société. Cette mission est confiée au tribunal de l’application des peines. Celui-ci procède à cet examen, en cas de faits graves, de nombreuses années après qu’ils aient été commis. Parfois – pas toujours - il se trouve devant une personne tout autre que celle qui a commis les faits. Il se peut alors que la détention ait atteint ses limites et que son maintien s’avérerait contre-productif.

Comment un juge du fond, qui se prononce à une date déterminée, pourrait-il dire quelle sera la personnalité de l’auteur des faits 10, 15 ou 20 ans plus tard ?

La période de sûreté, si elle est prononcée, traduira une triple méfiance.

Méfiance à l’égard de l’auteur, dont le juge du fond décidera, de manière péremptoire, qu’il n’est pas capable d’évoluer avant une longue période.

Méfiance à l’égard du tribunal de l’application des peines et des décisions qu’il pourrait prendre.

Méfiance à l’égard du système même de la libération conditionnelle, alors qu’il est le mécanisme le plus adapté pour concilier les fonctions de sanction et de réinsertion de la peine.

Une autre piste eût été de renforcer les dispositifs et les services d’aide et d’accompagnement à la réinsertion, aujourd’hui largement insuffisants. Ce n’est manifestement pas la politique actuellement à l’œuvre.

Jean-François FUNCK
Assistant à l’U.C.L.
Juge au tribunal de l’application des peines de Bruxelles

 

Pour citer cet article : J.-Fr. Funck, "Libération conditionnelle : les nouvelles périodes de sûreté", Cahiers du Crid&p, février 2018

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[1] Loi du 21 décembre 2017 modifiant diverses dispositions en vue d'instaurer une période de sécurité et modifiant la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive en ce qui concerne l'arrestation immédiate, M.B., 11 janvier 2018.
[2] Loi du 17 mars 2013 modifiant le Code judiciaire et la loi du 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités de la peine, M.B., 19 mars.
[3] Dans le projet de loi et au cours de l’ensemble des travaux parlementaires, il a été question d’une « période de sûreté ». Le titre de la loi telle que publiée fait état de la « période de sécurité ».
[4] Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/003, p. 12.
[5] Modification de l’article 195 C. i.cr.
[6] Modification de l’article 344 C.i.cr.
[7] Le nouveau texte des articles 195 et 344 du Code d’instruction criminelle évoque les condamnations « à un emprisonnement correctionnel de 30 ans ou plus », mais en réalité et compte tenu de l’annulation de l’article 6 de la loi pot-pourri II du 5 février 2016 par l’arrêt de la Cour constitutionnelle 148/2017 du 21 décembre 2017, seule une peine criminelle de réclusion peut encore être de 30 ans ou plus…
[8] Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/001, pp. 33-34.
[9] Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/003, p. 15.
[10] Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/001, pp. 30-32.
[11] Dans la version néerlandaise de l’avis, qui est la version originale, il est question de « oordelen over de re-integreerbaarheid van de betrokkene ».
La traduction française « statuer sur la réinsertion de l’intéressé » ne rend pas tout à fait compte des nuances du texte.
[12] Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/001, p. 7.
[13] Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/003, pp. 16-17.
[14] Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/003, p. 17.
[15] A plusieurs reprises au cours des débats, le ministre répète : « il s’agit surtout d’une question d’exécution de la peine et non de droit pénal à proprement parler » (Doc. Parl., Ch., n° 54 2731/003, p. 12) ; « ... la période de sûreté est prévue par la loi sur le statut externe des détenus et pas le Code pénal. En outre, il ne s’agit pas de fixer une peine plus lourde mais il s’agit d’une modalité de l’exécution de la peine » (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/001, p. 15).
[16] C.E.D.H. 21 octobre 2013, Del Rio Prada c. Espagne, n° 42750/09, § 83-89.
[17] C.E.D.H., 17 janv. 2012, Vinter et autres c. Royaume Uni, n° 66069/09, 130/10 et 3896/10, § 109. L’affaire a été renvoyée en Grande Chambre et a donné lieu à un arrêt du 9 juillet 2013, mais ce point n’était plus soulevé.
[18] Doc. Parl., Ch., sess. ord. 2017-2018, n° 54 2731/005, pp. 4 et s.
[19] Cfr note 2, ci-dessus.
[20] Il s’agit de la loi prise dans la foulée de la libération de Mme Martin.
[21] On notera par ailleurs que, concernant la loi du 17 mars 2013, aucune jurisprudence ne semble exister à ce jour concernant l’applicabilité de la prolongation des délais d’admissibilité à des faits antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi. Il parait en effet trop tôt pour que cette question ait déjà été posée devant un tribunal de l’application des peines.
[22] Cass. 24 août 2016, Rev. dr. pén.crim, 2017, 1, p. 56, note M.-A. Beernaert, « Calcul de la date d’admissibilité à la libération conditionnelle: la Cour de cassation y remet bon ordre ».

Publié le 06 février 2018