Le Conseil d'Etat se déclare compétent pour connaître d'une décision de placement en régime de sécurité particulier individuel, Marie-Aude Beernaert

Lorsqu'un détenu pose un problème de sécurité persistant, les articles 116 à 118 de la loi de principes du 12 janvier 2005 « concernant l'administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus » (ci-après « la loi de principes ») permettent au directeur général de l'administration pénitentiaire de décider son placement en « régime de sécurité particulier individuel » pour une durée maximale de deux mois, renouvelable sans limites.

Cette mesure peut emporter pour le détenu concerné un durcissement assez considérable des conditions de son incarcération[1]. Le plus souvent le détenu en régime de sécurité particulier individuel sera en effet privé de tout contact avec les autres détenus et confiné en cellule nue. Ses contacts avec l'extérieur seront aussi sensiblement restreints et il fera l'objet de contrôles particuliers, y compris parfois un contrôle visuel toutes les 15 minutes, de jour comme de nuit.

Le placement en régime de sécurité particulier individuel est donc une mesure très lourde pour le détenu qui la subit. D'autant plus qu'à la différence des mesures de sécurité particulières qui sont limitées à maximum vingt-huit jours[2], le placement est susceptible d'être prolongé sans limites.

L'on ne s'étonnera donc pas de ce que nombre de détenus faisant l’objet d’une telle décision de placement veuillent exercer un recours pour la contester. A vrai dire, une telle possibilité de recours est organisée par la loi de principes elle-même qui, en son article 118, § 10, ouvre au détenu placé en régime de sécurité particulier individuel un droit d’appel auprès de la Commission d’appel du Conseil central de surveillance pénitentiaire. Malheureusement, cette Commission d’appel n’a pas encore été instaurée et l’article 118, § 10 ne devrait pas entrer en vigueur avant le 1er avril 2020[3].

Privés du recours spécifique que le législateur avait prévu de leur ouvrir, les détenus concernés se tournent alors parfois vers le Conseil d’Etat pour demander la suspension et l’annulation de la décision de placement en régime de sécurité particulier individuel prise à leur égard. Jusqu’ici ils se heurtaient généralement à un déclinatoire de compétence.

Depuis un arrêt de principe, rendu en assemblée générale le 11 mars 2003 en cause de De Smedt[4], le Conseil d'Etat avait en effet pris l'habitude de déclarer irrecevables les requêtes dirigées contre des mesures « exclusivement ou principalement dictées par un souci de sécurité ou de prudence », au motif qu'il s'agit là de simples mesures d'ordre intérieur à l'égard desquelles il n'est pas compétent. Il en va autrement, ajoutait-il dans le même arrêt, « si la mesure a pour objet exclusivement ou principalement de punir un détenu en raison de manquements disciplinaires ». Dans ce cas, la mesure « est avant tout motivée par le comportement reconnu fautif du détenu et par la volonté que celui-ci soit puni » et est effectivement susceptible de faire l’objet d’un recours en annulation devant lui.

Sur la base de cette jurisprudence, le Conseil d'Etat rejetait classiquement les recours dirigés contre des décisions de placement sous régime de sécurité particulier individuel[5], sauf lorsqu’il considérait qu’il s’agissait d’une sanction disciplinaire déguisée[6]. Dans un certain nombre d’arrêts, il ajoutait aussi que le fait que l’article 118, § 10 de la loi de principes ne soit pas entré en vigueur est certes une « circonstance regrettable »[7], mais qu’elle ne peut avoir pour conséquence de faire du Conseil d’Etat un juge « par défaut », sa compétence ratione materiae restant strictement définie par l’article 14, § 1er, des lois coordonnées du 12 janvier 1973[8].

Par rapport à ce qui apparaissait comme une jurisprudence constante, l’arrêt Mahi n° 242.885 du 8 novembre dernier vient opérer une rupture assez nette. Le Conseil d’Etat y rappelle certes qu’une mesure « exclusivement ou principalement dictée par un souci de sécurité ou de prudence qui est prise par l’autorité en vue de veiller au bon fonctionnement d’un établissement pénitentiaire ainsi qu’au maintien de l’ordre » est en principe « une simple mesure d’ordre intérieur non susceptible d’annulation », mais il ajoute aussitôt qu’il en ira autrement, non seulement si la mesure constitue en réalité une sanction disciplinaire déguisée (ce qui était déjà admis depuis l’arrêt De Smet), mais aussi si elle est « prise en raison du comportement du détenu et qu’elle engendre des modifications importantes dans l’exercice de ses droits ».

Cette deuxième hypothèse est nouvelle et devrait trouver à s’appliquer dans un grand nombre de cas, à tout le moins s’agissant de placements en régime de sécurité particulier individuel (ou d’autres mesures comparables comme l’imposition de mesures de sécurité particulières individuelles ou un placement en aile D-Rad:ex[9]). Par définition, ce type de décision est en effet adopté en raison d’attitudes ou de comportements des détenus concernés, et se traduit par des restrictions importantes aux droits de ceux-ci. Les deux conditions (cumulatives) imposées par le Conseil d’Etat pour ouvrir la voie à des requêtes en suspension ou en annulation se trouveront donc presque toujours réunies. Voilà qui devrait permettre à un nouveau type de contentieux de prospérer devant la juridiction administrative…

 

Marie-Aude BEERNAERT
Professeure ordinaire (UCL-CRID&P)

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[1] Sur les différentes mesures que peut comporter le placement sous régime de sécurité particulier individuel, voyez l'énumération de l'article 117 de la loi de principes.

[2] Visées aux articles 110 à 115 de la loi de principes, les mesures de sécurité particulières individuelles sont décidées par le directeur de l'établissement (pour une durée maximale de sept jours, renouvelable trois fois). Leur contenu, précisé à l'article 112 de la loi, est en bonne partie comparable à celui du placement en régime de sécurité particulier individuel, dont elles constituent au demeurant un préalable obligé (puisqu’aux termes de l’article 116 de la loi de principes, le placement en régime de sécurité particulier individuel ne peut être ordonné qu’après qu’il ait été fait application des mesures de sécurité particulières individuelles et que celles-ci se soient révélées insuffisantes).

[3] Conformément à l’article 7, 3° de l’arrêté royal du 19 juillet 2018 fixant la date d'entrée en vigueur des dispositions de la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l'administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus, relatives à la surveillance et au traitement des plaintes et des réclamations, et modifiant l'arrêté royal du 21 mai 1965 portant règlement général des établissements pénitentiaires.

[4] C.E., 11 mars 2003, De Smedt, n° 116.899.

[5] Voy. notamment C.E., 22 janvier 2008, Trabelsi, n° 178.806 (à propos de cet arrêt, voy. M.‑A. Beernaert, « Sanctions disciplinaires versus mesures de sécurité : deux poids, deux mesures dans le droit pénitentiaire », J.T., 2008, pp. 146‑147) ou, pour des applications plus récentes de la même jurisprudence, C.E., 10 avril 2014, Zerkani, n°227.099 ; C.E., 27 mai 2014, Hilami, n° 227.570 ; C.E., 7 octobre 2015, Afkir, n° 232.479 ; C.E., 18 novembre 2015, Zaouad, n° 232.924 ; C.E., 15 septembre 2016, El Jaabari, n° 235.771 ; C.E., 5 octobre 2017, Dibi, n° 239.306.

[6] C.E., 8 octobre 2009, Iasir, n° 196.762 (sur cet arrêt, voy. M‑A. Beernaert, « Le placement de condamnés sous régime de sécurité particulier individuel : le point sur une réglementation parfois mal connue », Rev. dr. pén. crim., 2010, pp. 538‑548).

[7] C.E., 5 février 2015, Bakkali, n° 230.121.

[8] Voy. notamment C.E., 2 octobre 2014, Hilami, n° 228.627 ; C.E., 1er avril 2016, El Youssoufi, n° 234.3026 ; C.E., 14 septembre 2017, Mahi, n° 239.106 ; C.E., 22 septembre 2017, Tsongard, n° 239.198

[9] Les ailes D-Rad :ex qui existent dans les prisons d’Ittre et de Hasselt sont des sections spécialisées réservées aux détenus radicalisés dont le potentiel de contamination des autres détenus est jugé préoccupant.

Publié le 29 novembre 2018