"Car nous nous sommes fragilisés à éradiquer la fragilité. Notre système immunitaire psychique vit en quarantaine du malheur dans nos sociétés privilégiées. Voilà une occasion pour lui de travailler ses défenses (par défenses entendons lucidité, confiance et solidarité)"
Par Marion Müller-Colard
Texte paru le 28 mars 2020 dans l'hebdomadaire La Croix
L’écrivaine et théologienne protestante, Marion Müller-Colard, atteinte par le Covid-19 mais désormais hors de danger, a partagé ce texte sur son expérience de la maladie.
Dragon de fièvre sur les murs, langues de feu sur la peau. Mon corps produit une chaleur qui le glace et l’esprit divague. J’ai veillé mon mari, à présent il me veille : nous nous sommes promis de ne pas tomber « trop malades ». Nous ne sommes pas vraiment inquiets, nous connaissons les statistiques, les probabilités (notre foyer repose sur une double fondation : l’Évangile et les probabilités). Nous nous savons privilégiés. Privilégiés aussi dans un confinement de luxe, une forêt à soi, la montagne pour horizon (insensible à nos crises humaines), le retard à rattraper dans les semis de la serre, si le corps le permet.
Mais peut-être, pour la première fois de ma vie, suis-je en situation d’appréhender quelque chose du danger vital pour moi-même. Moi, Occidentale de la génération X, bercée à la pensée magique de la toute-puissance de l’homme en son savoir, je ne sais pas ce que signifie avoir peur pour ma vie. Je fais partie de ceux qui, pour simuler cette appréhension avant qu’elle ne quitte à jamais notre ADN faute d’avoir été utilisée depuis des décennies, regardent des films dits « catastrophe ». Et je pense aujourd’hui à la vertu qui est la nôtre de s’infliger ces navets : nous ne voulons pas déconnecter d’avec la peur pour notre survie (je ne pensais pas un jour faire l’éloge de ce que j’ai toujours considéré comme un « guilty pleasure », il se peut que la fièvre attaque mon raisonnement, ou bien me rend-elle à l’évidence ?).
Oh oui mes amis, voilà ce qui peut nous sauver : la conscience de notre précarité. Car nous nous sommes fragilisés à éradiquer la fragilité. Notre système immunitaire psychique vit en quarantaine du malheur dans nos sociétés privilégiées. Voilà une occasion pour lui de travailler ses défenses (par défenses entendons lucidité, confiance et solidarité). Et cette pensée que nous avons tant à apprendre me tranquillise un peu, cette pensée que la fièvre est aussi une défense, une remise à jour.
Car pour moi je ne suis pas inquiète, mais je pense à vous, bien sûr. Galeries de visages à présent hors d’atteinte et que je porte dans mon cœur, sans l’énergie de prendre des nouvelles de tous. Je pense à vous qui prenez le malheur de plein fouet, malheur au carré alors que nos ressources familières pour traverser la peine (être « entourés ») sont mises à mal par les indispensables mesures de confinement.
Je pense à vous. Je me demande combien de personnes chères ou inconnues j’ai contaminées avant de me savoir malade, en dépit des précautions, et n’ayant aucune énergie pour le remords, j’en réserve pour vous aimer encore. Saisir ma chance inouïe de faire partie d’un corps dont je suis solidaire – inarrachable à plus grand que moi, pour le meilleur et pour le pire. Quitter le bateau n’est pas un dilemme possible, rendons grâce pour cela. Nous autres, Occidentaux sur-civilisés (sûrs ?), craignons toujours de nous conduire ou d’être conduits en mouton. Angoisse fatale de passer pour des cons – nous voilà devant un souci plus fatal, qui nous rendra peut-être le sens des mots.
Alors en voici un joli, de mot, en guise de viatique, que vous pouvez passer sur votre front comme un gant froid si comme moi vous avez de la fièvre : murmuration. C’est le mot qui désigne les vols des étourneaux qui se coordonnent, apparemment sans chef et en temps réel, pour voler comme d’une seule paire d’ailes. Chacun, j’imagine, doit se penser lui-même comme ce corps immense. Fondons-nous un peu en ce « nous » que nos vies individuelles fractionnent, d’ordinaire, impitoyablement. Et murmurons ensemble : murmuration…