Entretien avec Olivier Struelens

Sur quoi porte ta thèse ?

Ma thèse s’intéresse aux enlèvements parentaux internationaux ou, plus précisément, au droit qui encadre ce phénomène. L’enlèvement parental est une catégorie juridique qui désigne les situations où un parent emmène à l’étranger un ou plusieurs de ses enfants sans le consentement de l’autre parent. Ce sont donc des situations où sont intriqués des conflits humains, entre parents, et des conflits juridictionnels, diplomatiques, entre États souverains. C’est une matière juridique très technique, très complexe mais aussi extrêmement marquée au niveau des émotions et de l’intensité du conflit. De manière simplifiée, on peut résumer la procédure qui encadre l’enlèvement comme suit : si un enfant a été déplacé illicitement, il doit être ramené dans l’État où il vivait avant le déplacement, sauf exception (danger pour l’enfant, consentement du parent au déplacement). Il est donc attendu des juges de renvoyer les enfants pour qu’ils puissent être jugés dans « leurs » États, selon leurs propres lois. Mais parfois, il s’avère difficile d’ordonner le retour d’un enfant dans un État dont les lois sont très différentes des conceptions d’un juge.

Quel genre d’acteurs as-tu interrogé ?

Mon travail s’intéresse aux juges belges spécialistes du litige ainsi qu’aux médiateurs familiaux internationaux, les deux figures principales du tiers aux prises avec les deux niveaux de conflit. Je pose l’hypothèse, qui se confirme au fil de mon enquête et de l’analyse, que les magistrats sont avant tout attentifs à l’aspect diplomatique et œuvrent comme garants des souverainetés nationales, là où les médiateurs tentent au premier chef de résoudre le conflit interpersonnel, de relancer l’ordre de l’interaction entre les parents, de travailler au rétablissement d’une coparentalité apaisée. La situation est cependant un petit peu plus complexe que cela, puisqu’il existe un rôle hybride, à cheval sur le juridictionnel et l’interpersonnel, le juge que j’ai nommé « requérant ». Celui-ci requiert, auprès du juge du pays vers lequel l’enfant a été déplacé, le renvoi vers le pays d’origine. Il occupe une position particulière, très intéressante sur le plan des enjeux sociaux de la résolution du litige.  

Quel angle d’analyse as-tu choisi pour t’emparer de ce sujet, étonnamment juridique pour une thèse de sociologie ?

Je tente de déployer une compréhension sociologique des pratiques juridiques. J’appréhende le droit comme phénomène social empirique, sans négliger sa spécificité : en définitive une approche externe du droit, mais qui prend ce dernier au sérieux. Trop de travaux en sciences humaines se contentent de discréditer le droit d’emblée, sous couvert que parler du droit avec le droit contribuerait de facto à encenser des rapports de domination. Il est vrai que le droit est un objet particulier, un savoir constitué et autorisé, qui se veut complet et cohérent, et qu’on court le risque de ne parler qu’en droit, de ne pas réussir à se dégager de ses catégories, son vocabulaire, ses débats. Tenir une ligne de crête analytique qui fait honneur aux complexités du savoir et aux pratiques des juristes sans se réduire à une analyse juridique demande une vigilance analytique permanente. Et un effort supplémentaire. C’est à la fois le pari pris et le parti pris de cette thèse.

En parlant de « pari », pourquoi ta thèse s’intitule-t-elle « le pari de la confiance » ?

C’est lié à l’approche que j’explicitais à l’instant. C’est justement par l’usage de la confiance comme problématique que j’arrive à maintenir ma posture interdisciplinaire, puisque la confiance est la passerelle entre les deux mondes, juridiques et sociologiques, que je mets en dialogue : elle est à la fois un principe juridique (confiance mutuelle entre États) et un mécanisme social fondamental. La confiance devient alors l’idée juridique à comprendre et mon analyseur du droit et du litige. Chose importante cependant, la question de la confiance s’est imposée à moi lors de mon enquête en immersion à Genève : sa genèse provient donc plus d’une intuition que j’ai peu à peu élaborée que d’une connaissance tirée de lectures. C’est un des aspects cruciaux de mon approche : donner une place de choix à l’empirie, dans l’élaboration de la problématique comme dans sa mise à l’épreuve.

La confiance est un phénomène difficile à conceptualiser. Ce concept semble évanescent, inépuisable.

Effectivement. La théorie sociologique a grandement éclairé la notion de confiance en tant que liant fondamental des relations humaines, comme force de synthèse extrêmement puissante de la société. Je pense notamment aux recherches classiques de Luhmann, et à celles, contemporaines, de Quéré (il était membre de mon jury !). Dans la lignée de ces travaux, je distingue deux versants de la confiance, institutionnels et interpersonnels.

Au regard de mon objet d’étude, la confiance apparaît alors au confluent des deux défis constitutifs de l’enlèvement parental international : d’une part, la stabilisation des relations familiales contemporaines, particulièrement moyennant une forme de coparentalité (le versant interpersonnel de la confiance) ; d’autre part, le dépassement des limites de l’État, moyennant la mise en place d’une coopération judiciaire transfrontière (le versant institutionnel de la confiance). Je montre que le mode de régulation le plus valorisé de la sphère privée, en intime corrélation avec la coparentalité positive de parents autonomes, est la confiance interpersonnelle. Le travail des médiateurs consistera, in fine, à convertir la méfiance entre justiciables en confiance mutuelle entre parents. Je montre par ailleurs en quoi la procédure qui encadre l’enlèvement est en réalité une procédure qui s’adosse à la confiance institutionnelle et tente d’instituer et maintenir des communautés de confiance à travers les frontières. Je montre surtout que les juges sont les garants de cette confiance institutionnelle et de ces communautés. J’explore enfin les attitudes que sont susceptibles d’adopter les magistrats, les vécus de ces acteurs clefs du dépassement des frontières, et les dilemmes moraux auxquels cette confiance structurée juridiquement les confrontent. Ordonner le retour de l’enfant à l’étranger s’apparente alors aussi parfois à un pari que prend le magistrat.

Bref, l’analyse que je mobilise tente d’éclairer l’enlèvement d’enfants sous la lumière sociologique de la confiance, mais également, de manière plus ambitieuse, d’informer les relations entre confiance et droit en matière familiale transfrontière.

Publié le 10 mai 2021