Une telle crise est-elle une opportunité pour une société plus juste ?

 

Ce n’est pas impossible, mais c’est loin d’être gagné. D’abord, il y a aura des arbitrages politiques pas du tout évidents en termes de justice, auquel on n’échappera pas dans les prochaines semaines. Il y en a un auquel je pense plusieurs fois par jour.

Jusque quand sera-t-il légitime, dans le but d’épargner la vie de quelques centaines de personnes considérées « à risque » — dont peut-être la mienne —, de priver celles d’entre elles  qui succombent au virus de la présence de leurs proches dans les derniers jours de leur vie et d’en priver des centaines de milliers d’autres du droit d’aider leurs enfants en s’occupant de leurs petits-enfants et d’accomplir d’innombrables autres tâches bénévoles dont pourtant notre société a plus que jamais besoin?

Ce n’est cependant là qu’une des nombreuses décisions qu’il faudra prendre, et certainement pas la plus difficile. Faut-il arrêter le confinement et relancer l‘activité économique et scolaire aussitôt que la courbe des hospitalisations s’aplatit ou faut-il encore jouer la prudence pendant des mois, voire des années ?

Faut-il éponger le déficit colossal créé par le lockdown en réduisant les dépenses ou en augmentant les prélèvements ? Faut-il, dans les dépenses, privilégier les soins de santé, qui profitent surtout aux plus âgés, ou l’enseignement, qui profite surtout aux plus jeunes ?

Faut-il - au niveau européen comme au niveau mondial - nous montrer généreux envers des pays où la pandémie aura eu des conséquences encore plus catastrophiques que chez nous ou nous préoccuper avant tout de panser nos propres plaies ? En tranchant ces questions, les décideurs politiques se feront inévitablement reprocher, parfois avec indignation, qu’ils sont trop lents ou trop expéditifs, trop sévères ou trop laxistes, trop pingres ou trop prodigues. Faire preuve de mansuétude, voire de solidarité avec eux ne sera pas déplacé. 

Au-delà de ces arbitrages difficiles, il y aura aussi des effets plus ou moins durables susceptibles de nuire aux efforts pour plus de justice, y-compris intergénérationnelle, et pour plus de solidarité. Ne peut-on pas s’attendre, par exemple, à un regain de popularité de l’habitat suburbain par rapport à l’habitat urbain, à une méfiance à l’égard de l’usage des transports en commun et des véhicules partagés,  à un creusement irréparable des inégalités entre les élèves qui auront pu jouir d’un appui scolaire et familial efficace et ceux qui auront été largués pendant la période du confinement, à une virophobie qui se mêlera à la xénophobie et l’amplifiera, à un déclin des manifestations et des débats publics, à une raréfaction des rencontres internationales, et surtout peut-être à une perte de chaleur dans les relations humaines ? 

Porter un masque, c’est cacher des sourires. Respecter les normes de distanciation physique, c’est s’interdire de se serrer la main, de se prendre par le bras, de se taper sur l’épaule, de s’embrasser, de s’étreindre. Que ce soit entre voisin(e)s ou entre chefs de gouvernement, ces gestes ne sont pas sans importance pour créer et entretenir la complicité, la connivence, sans lesquelles il ne peut pas y avoir de communauté ni donc de solidarité.

On peut essayer d’atténuer ou d’abréger ces effets négatifs. On peut aussi espérer des effets positifs et les exploiter. Pas plus de cette crise que de celles qui l’ont précédée, on ne peut attendre une transformation de la nature humaine. Mais on peut en attendre un apprentissage. Il y a des pratiques qu’on a été forcé d’adopter en raison de la crise et dont on a pu explorer le potentiel et les limites. Le télétravail, les liens familiaux entretenus par Skype ou Zoom, l’enseignement à distance : jamais on n’y a autant recouru, jamais ils ne reculeront au niveau d’avant la crise. Celle-ci nous aura aidé à mieux maîtriser les instruments qui les permettent, à identifier les usages pour lesquels le virtuel fait aussi bien ou mieux que le présentiel, à mieux circonscrire ceux pour lesquels le présentiel reste irremplaçable.

Mais comme dans le cas de la Seconde Guerre mondiale — qui a produit les Nations Unions, l’intégration européenne et le développement des Etats-Providence — l’effet positif éventuel de cette nouvelle grande crise mondiale dépendra surtout du degré auquel nous profiterons de la crise et de l’interdépendance qu’elle révèle pour améliorer nos institutions. Peut-être l’autorité, les pouvoirs et les moyens de l’OMS s’en trouveront-ils accrus. Peut-être parviendra-t-on à renforcer la solidarité européenne en mutualisant partiellement la dette publique des états membres de l’eurozone et en créant une assurance-chômage européenne.

Peut-être entreprendra-t-on ici et là de placer sous l’ensemble de la distribution des revenus un socle inconditionnel qui assure à tous une précieuse sécurité économique en toutes circonstances.  Et peut-être la crise sanitaire suffira-t-elle à faire comprendre à tous, en Belgique, que ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de démanteler mais d’améliorer notre fédération, avec une autorité fédérale forte qui ait des comptes à rendre à toute la population du pays et une décentralisation qui, lorsqu’elle est utile, se fasse sur une base territoriale et non communautaire.

Sauver la solidarité et Refonder la solidarité, Philippe Van Parijs, Paris, Cerf, 1995 et 1996

Philippe Van Parijs

Philippe Van Parijs

Philosophe et économiste, Professeur émérite à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), à la KULeuven et à l’Université d’Oxford.

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