La pandémie du Covid-19 bouleverse nos vies et suscite de multiples interrogations. Elles concernent tantôt l’établissement des faits, tantôt la compréhension des concepts – tel celui d’« immunité collective » –, tantôt encore les choix éthiques à l’œuvre dans les objectifs à poursuivre et les moyens à déployer.
Cet article se penche en particulier sur trois questions éthiques ayant trait à la justice entre les différentes classes d’âge. Lutter contre une pandémie soulève en effet des enjeux de justice, notamment dans l’accès aux soins. Et l’âge, critère singulier, y joue un rôle significatif.
Âge et aplatissement de la courbe épidémique
Première question : Quel lien entre « l’aplatissement » de la courbe épidémique et la justice entre les âges ?
Les politiques drastiques mises en place dans nombre de pays – et depuis ce 17 mars en France – visent à aplatir la courbe de croissance de l’épidémie, fût-ce au prix d’un allongement de sa durée. En réduisant l’intensité de la contagion, on tente de maintenir les services de santé à flot, tout particulièrement les unités de soins intensifs. On gagne aussi du temps pour développer des tests, des traitements et des vaccins.
Si ces mesures visent à protéger la santé de tous, elles bénéficient particulièrement aux plus vulnérables. Il est bien sûr possible d’identifier des variations de taux de létalité sur des axes autres que l’axe chronologique. On le sait, les patients atteints de maladies cardio-vasculaires ou de diabète sont particulièrement à risque. Mais l’âge semble être un marqueur particulièrement significatif aussi.
En Italie, par exemple, les données récentes indiquent un âge moyen des décès liés au Covid-19 de 81 ans, 42,2 % appartenant à la tranche d’âge des 80-89 et 32,4 % à celle des 70-79. Maintenir l’épidémie sous le seuil de saturation touche donc au premier chef à la justice envers les plus âgés. Et le fait que nous soyons prêts à des sacrifices pour y parvenir atteste que nous sommes très nombreux à juger que l’âge avancé d’une personne ne lui enlève en rien sa dignité.
Pénurie de moyens et « triage » par l’âge
Deuxième question : Si nos capacités hospitalières sont dépassées, l’âge doit-il intervenir dans le choix des patients à sauver ?
Ceci n’est pas une question hypothétique : elle s’est déjà posée dans des hôpitaux italiens en manque de respirateurs artificiels et se posera ailleurs. Une recommandation du 6 mars dernier de la Société italienne d’anesthésie, analgésie, réanimation et soins intensifs (la SIIARTI) formule à cet égard des considérations explicites :
« Il peut s’avérer nécessaire de fixer une limite d’âge à l’accès à l’unité de soins intensifs. Il ne s’agit pas ici d’effectuer des choix simplement de valeur, mais de réserver des ressources qui peuvent être très rares à ceux qui présentent avant tout une plus grande probabilité de survie et, ensuite, à ceux dont on pourra sauver plus d’années de vie, et ce en vue de la maximisation des bénéfices pour le plus grand nombre de personnes. »
Une telle limite d’âge – prenons 80 ans, par exemple – est-elle compatible avec l’égale dignité ? Considérons qu’il est possible de sauver un pourcentage significatif des plus de 80 ans admis en soins intensifs et confrontons deux logiques possibles justifiant le recours à une limite d’âge pour les 80 ans dans une situation de pénurie.
La première logique est au cœur de la déclaration de la SIIARTI : un âge avancé peut être vu comme un bon prédicteur d’une espérance de vie additionnelle réduite, et ainsi du nombre d’années « sauvées » par une intervention médicale. Sauver une personne de 80 ans qui peut espérer encore vivre 10 ans serait moins efficace que sauver une trentenaire dont l’espérance de vie additionnelle serait de 60 ans.
Une limite d’âge peut donc traduire le vœu de contribuer à une maximisation du nombre d’années « sauvées » par chaque intervention. Pourtant, à côté d’une telle préoccupation relative à l’efficacité, une tout autre justification d’une limite d’âge de 80 ans est possible. Elle postule que les personnes qui ont déjà eu la possibilité d’atteindre un âge avancé sont moins défavorisées que des jeunes qui, sans soins intensifs, mourraient.
Il ne s’agit plus ici de dire qu’il est préférable – car plus efficace – de permettre 60 plutôt que 10 années supplémentaires de vie. Il s’agit plutôt de donner priorité à la personne de 30 ans, même si son espérance de vie additionnelle après intervention était plus faible que celle du patient plus âgé. Car l’objectif est cette fois de veiller à ce que cette intervention contribue à réduire les inégalités de longévité entre nos deux patients.
Pourquoi insister sur le contraste entre logique d’efficacité des interventions et logique d’égalisation des longévités ?
D’abord, pour souligner qu’elles procèdent chacune de choix normatifs, l’une n’étant pas plus neutre que l’autre. Ensuite, pour attirer l’attention sur le fait que si, face au seul critère d’âge, les deux logiques tendent à converger, ce n’est plus le cas dès qu’on introduit d’autres facteurs de vulnérabilité – telles des pathologies préexistantes – également jugés pertinents par la SIIARTI.
Imaginons devoir choisir entre admettre en unité de soins intensifs un patient diabétique de 70 ans et un patient de plus de 80 ans dénué d’antécédents médicaux. Dans ce cas, la logique d’efficacité invoquée par la SIIARTI ne sera plus nécessairement en mesure de justifier la limite d’âge alors que la logique d’égalisation pourra continuer à le faire.
Ceci montre qu’il importe, si l’on se préoccupe de justice entre patients, d’être au clair sur le poids relatif de deux des objectifs que peut poursuivre le choix des patients à sauver : maximiser le nombre d’années supplémentaires (efficacité) ou veiller à une distribution plus juste du nombre d’années effectivement vécues (égalisation).
Et il importe aussi de saisir leur lien avec le critère d’âge. Cette dimension est d’ailleurs également présente par exemple dans la justification des critères d’âge en matière d’attribution d’organes destinés à une transplantation dans le système suisse ([ Ordonnance de 2007, art. 5]).
Quarantaine sélective des âgés
La mise en quarantaine est une restriction forte des libertés des personnes, leur liberté de mouvement tout particulièrement. En théorie, cette restriction peut s’appliquer à tous ou se limiter à certains. D’où notre troisième question :
Une mise en quarantaine plus rigoureuse pour les plus âgés est-elle compatible avec leur égale dignité ?
À nouveau, la question n’a rien d’hypothétique. La parlementaire bruxelloise Els Ampe a ainsi proposé de placer en quarantaine les plus de 65 ans. Et le journaliste politique britannique Robert Preston a prédit le 14 mars dernier que les plus de 70 ans seraient prochainement mis en quarantaine pour quatre mois au Royaume-Uni.
Comparons deux stratégies. La première consiste à imposer à l’ensemble de la société une quarantaine visant à ralentir l’épidémie, à la maintenir à un niveau gérable pour les services de santé et à tenter de la stopper.
L’autre consiste à laisser l’épidémie se développer, en poursuivant les interactions sociales et en visant une immunisation rapide de la population. L’épidémie resterait gérable par les systèmes de santé si l’ensemble des personnes vulnérables pouvaient être identifiées et mises en quarantaine, en particulier les âgés.
Certains seraient donc encouragés à vivre normalement, y compris dans leurs loisirs, alors que d’autres seraient contraints, non parce qu’ils sont contagieux, mais parce qu’ils sont vulnérables, de faire un pas de côté, pendant une durée potentiellement significative.
La seconde stratégie, initialement envisagée par les autorités britanniques, viserait à atteindre une immunité dite « collective » (herd immunity) le plus rapidement possible, en faisant le moins de victimes possible. Elle vient d’être reprise par le premier ministre hollandais qui la désigne sous l’expression de « contrôle maximal ».
Cette seconde stratégie est problématique dans le cas du Covid-19 : mais l’est-elle en raison de la quarantaine sélective qu’elle imposerait aux âgés ? Je ne le pense pas.
Imaginons qu’un vaccin contre le Covid-19 soit disponible d’ici peu et que les plus vulnérables – en particulier les plus âgés – fassent l’objet de formes de quarantaine plus fortes que le reste de la société, le temps d’avoir vacciné tout le monde. Si la durée de quarantaine est limitée, et si l’on commence par vacciner les plus vulnérables qui le supportent, une telle quarantaine différenciée pouvait se justifier, fut-elle fondée sur un critère d’âge. Ceci indique qu’une quarantaine différenciée fondée sur l’âge peut être acceptable dans certains cas, même si les catégories d’âge mises en quarantaine ne sont pas les plus contagieuses.
La difficulté centrale de la stratégie initialement envisagée par le gouvernement britannique semble résulter plutôt de notre incapacité à identifier à l’avance et de manière suffisamment précise qui sont les personnes le plus vulnérables. L’immunisation collective par contagion plutôt que par vaccination met alors en danger la vie d’un trop grand nombre d’êtres humains, et notamment le personnel médical.
Si c’est dès lors la première stratégie – tentant d’abord d’aplatir la courbe de l’épidémie et de la stopper – qui semble devoir s’imposer dans la plupart des pays, on comprend en quoi elle touche de manière centrale à des questions de justice entre les groupes d’âge : elle tente de mieux protéger les personnes vulnérables, et en particulier les plus âgés, d’une pathologie dangereuse ; elle nous permet aussi de diminuer les situations tragiques susceptibles de nous forcer à choisir au détriment des plus âgés. Mais elle rend sans doute également moins facilement justifiable une quarantaine différenciée par l’âge si celle-ci était amenée à se prolonger des mois durant.
Cet article est paru sur The Conversation
Axel Gosseries
Maître de recherches FNRS, professeur à l’UCLouvain et responsable de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale.