‘Coronavirus : inégalités révélées, inégalités renforcées’ : à l’invitation d ‘un ‘Midi intime de la Chaire Hoover’ online, Philippe Defeyt, économiste, explique ce que révèle l’articulation entre les mesures sociales prises aujourd’hui en pleine crise du coronavirus et l’évolution du système de distribution des revenus en Belgique.
« Pour la première fois, un très grand nombre de personnes vont bénéficier de revenus de remplacement de la sécurité sociale et cette réalité se greffe sur un système de redistribution des revenus dont la qualité s’est dégradée », souligne Philippe Defeyt. Il cumule en effet une grande complexité, tout en ne permettant pas aux personnes de faire des choix professionnels ou privés en connaissance de cause. En outre, il néglige les jeunes sans revenus ou qui sont engagés dans des activités avec plusieurs statuts. Enfin, il applique des contrôles sur la vie privée et, parfois, une pénalisation financière en cas de cohabitation. « Aujourd’hui, souligne l’économiste, on a pris des mesures dans toutes les directions, en abandonnant beaucoup de conditions et en les plaquant sur un système dégradé. »
Un chômeur n’égale pas un chômeur
Philippe Defeyt constate que l’inégalité la plus profonde est la différence importante entre le traitement d’une personne en chômage temporaire – elle touche 70% de son salaire auxquels s’ajoutent 5 € par jour – et une personne qui perd son emploi à cause de la crise : au bout de trois mois, la différence d’allocation de chômage peut aller, pour un même salaire de 2 500 €/mois, jusqu’à 400 €/mois, alors que le contexte est semblable.
Autre problème, la taxation de ces revenus sociaux. Un·e chômeur·se temporaire se verra appliquer un taux de taxation de 28% même s’il a des revenus tellement bas qu’il ne paiera pas d’impôt (IPP). Cela concernera notamment des femmes seules avec enfants qui devront payer un impôt qu’elles ne pourront récupérer que 1,5 an plus tard… Autre inégalité : l’allocation de chômage temporaire n’est pas dégressive – alors que cela durera peut-être six mois – tandis que l’allocation de chômage classique décroît avec le temps (cfr l’article ‘L’assurance-chômage belge face à la crise du COVID-19’ des Prs Bruno Van der Linden et Muriel Dejemeppe, économistes UCLouvain (IRES) qui plaident pour une suspension de la dégressivité puisque les chômeurs ont peu de chance de trouver du travail en ce moment).
Chef·fe de ménage ? Différent pour l’INAMI, l’ONEM, le CPAS
Enfin, le ‘droit passerelle’, en quelque sorte l’équivalent de l’allocation de chômage pour les indépendants, récemment amélioré - le montant est forfaitaire quel que soit le revenu - permet aujourd’hui à certains d’entre eux de gagner davantage qu’auparavant (« et tant mieux » !). Jusqu’ici peu utilisé, le recours à ce droit a explosé (on approcherait des 200 000). Le risque ? Entendre bientôt des discours hors contexte du type ‘je connais un indépendant qui gagne plus au chômage qu’en travaillant’… Que ne lirait-on pas sur les réseaux sociaux s'il s'agissait d'un salarié ? « Il s’agit d’inégalités importantes, alors que les gens vivent la même situation », regrette Philippe Defeyt.
Selon l’économiste, le télescopage d’anciennes et de nouvelles législations risque de provoquer des effets à long terme comme le remboursement d’allocations sociales auxquelles on n’avait finalement pas droit ou encore des remboursements d’impôts à payer qui ne pourront être récupérés que bien plus tard ; il y aura aussi des personnes qui paieront des suppléments d'impôt. « Il faut améliorer la temporalité pour éviter ce type de situation et harmoniser, simplifier les formalités afin de fluidifier l’accès à la sécurité sociale. Sait-on que le statut de chef de ménage est différent pour l’INAMI, pour l’ONEM et pour les CPAS ? C’est inacceptable ! ».
Que faire dans l’immédiat ?
La mise en place d’une cotisation sociale généralisée proportionnelle aux revenus permettrait de faire contribuer tous les revenus et de répondre aux inégalités de traitement.
Et l’allocation universelle ? Si le système était déjà en place avec toutes mesures qui l’accompagnent, beaucoup des critiques actuelles tomberaient, estime Philippe Van Parijs. Il permettrait aussi plus facilement qu’aujourd’hui d’augmenter le revenu de base en cas de circonstances exceptionnelles. Pour Philippe Defeyt, une des meilleures choses à faire serait de rendre plus fluide le système actuel de sécurité sociale afin de préparer la mise en place d’un revenu de base. Car imaginons que l’on veuille aujourd’hui verser un forfait à tous les Belges, il serait impossible de procéder rapidement tout en évitant des doublons. Un ‘compte’ virtuel individuel et notionnel serait un bon outil pour répondre plus rapidement aux besoins des personnes (en France le compte notionnel est lié à la retraite et comptabilise des + et des -).
« Il faut saisir l’occasion de cette crise pour que l’on se rende compte des limites et des absurdités du système actuel subies par la part la plus précaire de la population », insiste Philippe Defeyt. « On commence à percevoir les difficultés que l’on a créées. J’espère que cela contribuera à modifier les représentations. »
Philippe Defeyt
Professeur invité à la Faculté ouverte de politique économique et sociale de