Coronavirus : comment organiser le travail à distance ?

 

Le Coronavirus a pour effet de contraindre un grand nombre d’entre nous à expérimenter le télétravail à domicile. Depuis plus de quarante ans, cette modalité d’organisation du travail est au cœur de recherches foisonnantes dans le domaine des sciences de l’organisation et de la gestion. À l’UCLouvain, cela fait une vingtaine d’années que nos recherches contribuent à la connaissance et à la gestion de ce phénomène. L’occasion de donner des conseils concrets aux travailleurs (y.c. des managers), aux équipes et aux organisations. Nous avons également posé 5 questions à Laurent Taskin sur la nature et l'évolution du management en temps de confinement.

Télétravail pour tous ?

Le télétravail, apparu au début des années 1970, s’est développé par vagues. Au fil des décennies, l’innovation technologique est devenue mode d’organisation du travail, non sans poser de nombreux défis aux travailleurs, y compris aux managers, au travail en équipe et…aux membres de la famille. Si la diffusion du télétravail fut différente dans le nord et le sud de l’Europe jusqu’au début des années 2010, aujourd’hui entre plus d’un tiers (37% au Danemark, p.ex.) et un dixième de la population active en emploi y a recours d’une manière ou d’une autre (7% en Italie, qui ferme la marche). En Belgique, on dénombrait 24% de travailleurs en emploi pratiquant une forme de télétravail en 2017.

Les freins à la diffusion du télétravail sont (i) la « télétravaillabilité » (toutes les fonctions ne se prêtent pas au travail à distance lorsqu’une présence sur un site précis est nécessaire, p.ex.), (ii) la réticence des managers et responsables d’entreprise à son égard (notamment dû à la peur de perdre le contrôle sur l’activité des travailleurs et un lien direct avec les employés), (iii) ainsi que l’indisponibilité des fonctionnalités technologiques nécessaires. Aujourd’hui, face à la crise que nous traversons, ces limites ont été forcées et des personnes découvrent cette modalité de travail particulière—là où, pour d’autres, il s’agit d’une amplification sans précédent d’un mode de travail déjà pratiqué à moindre fréquence. Et c’est une autre particularité liée au confinement que nous connaissons : ceux qui peuvent pratiquer le télétravail le font à présent de manière permanente (c.-à-d. plus de 90% de leur temps de travail) alors que celles et ceux qui le pratiquaient jusqu’ici se limitaient en moyenne à un jour par semaine. Cette situation justifie que nous revisitions les nombreux résultats de recherche qui ont été accumulés sur le sujet et, notamment, en matière d’organisation du travail et de management[1].

Avantages et inconvénients

Pour les personnes pratiquant le télétravail, les avantages associés à sa pratique sont :

  • la flexibilité que cela procure en termes d’organisation du temps et du contenu de travail ;
  • le sentiment de réaliser un travail de meilleure qualité et d’être plus performant. Le domicile pouvant être plus propice à un travail de concentration que certaines configurations de bureau, le temps de travail est plus dense : il y a moins d’interruptions, le temps de transport est en partie réalloué à du temps de travail et on travaille par projets ou activités que l’on veille à mener à bien au terme de la journée de télétravail, quitte à reprendre un peu de temps en soirée pour les clôturer ;
  • la qualité de vie au travail, pour les raisons évoquées plus haut mais aussi par une diminution du stress lié au travail ;
  • la conciliation entre les vies privée et professionnelle.

Au registre des inconvénients, les plus rapportés par les télétravailleurs à domicile sont :

  • l’isolement social demeure la principale difficulté associée au télétravail, en référence au fait de se sentir moins visible soi-même, de manquer des événements qui se sont passés « au bureau », de se sentir seul, oublié, de n’être concentré que sur la tâche… ;
  • la technologie et le support technologique, pas toujours optimaux ;
  • une confusion, voire un conflit, entre les sphères privée et professionnelle puisque le travail entre dans la maison. Si les conseils prodigués sont d’aménager un espace de travail spécifique à son domicile (une condition que l’employeur associe souvent à la possibilité de télétravailler), le confinement amène un grand nombre de travailleurs à devoir inventer des manières de faire qui permettent de rendre le temps et l’espace (devenus) de travail clairs pour les autres habitants du domicile. Les recherches montrent que le télétravail à domicile peut s’accompagner de l’augmentation d’un stress privé (travaillant à la maison, on peut conduire les enfants à l’école, se sentir obligé de préparer le souper, faire la vaisselle, faire tourner une machine à laver...).  

Les recherches se sont rapidement accordées pour expliquer l’acuité de ces facteurs par la fréquence de télétravail. Ainsi, en télétravaillant un jour par semaine, on profite des avantages du télétravail sans trop pâtir de ses inconvénients. De plus, la diminution du stress lié au travail et les aspects liés à la qualité du travail supposent d’être relativement isolé (des autres membres de sa famille et de l’activité professionnelle), ce qui n’est pas le cas en situation de confinement. 

Quelques conseils peuvent en découler pour s’organiser en télétravail à plein temps :

  • réalisez un horaire de travail assez précis (plages horaires, activités) et partagez-le avec les membres de votre famille de sorte que ces moments soient identifiés comme du temps de travail (« maman est à la maison, mais le matin de 9h à 12h30 elle travaille et il ne faut pas la déranger ») ;
  • identifiez un espace que vous pouvez aménager en bureau le temps de l’activité et qui ne soit pas au cœur de l’animation de la vie familiale (évitez les bouts de tables dans la cuisine ou la salle à manger)

Ces deux premiers conseils visent à faire en sorte que vous soyez pleinement au travail lorsque vous travaillez et pleinement en famille quand vous ne travaillez pas.

  • Suscitez des échanges formels et informels réguliers mais à un moment précis défini à l’avance avec vos collègues et responsables (s’entendre ou se voir, même à distance, est important pour maintenir le lien social) ;
  • pensez à vous aérer (certaines recherches montrent que l’on a tendance à faire moins d’exercice à domicile et à grignoter davantage…).

Organiser le travail en équipe 

En temps ‘normal’, lorsque chaque membre d’une équipe de cinq personnes télétravaille un jour différent par semaine, cela signifie que l’équipe n’est plus jamais au complet. Les enjeux organisationnels et gestionnaires portent, ces dernières années, sur l’identification des conditions qui permettent de collaborer, de construire du lien social et de préserver un rapport au travail riche et humain, à distance. C’est ce que recouvre la notion de « déspatialisation ». En effet, un certain nombre de recherches a montré que plus la fréquence de télétravail augmente, moins le partage de connaissances et l’identification à l’organisation s’observent. Le travail à distance instillerait une distance par rapport au travail. C’est une des raisons pour lesquelles un grand nombre d’entreprises pionnières dans le développement du télétravail pour leurs salariés multiplient aujourd’hui les efforts pour ramener les travailleurs au bureau, notamment en aménageant des espaces de travail liés à des activités spécifiques (créativité, concentration, réunions, convivialité, détente, mess…). Plus couramment, les équipes de travail s’imposent une réunion en présentiel une à deux fois par mois.

De ces recherches, quelques conseils peuvent être identifiés pour les managers :

  • répartir clairement les tâches et préciser ce qui est attendu des uns et des autres en termes de travail, de disponibilité et de mode d’interaction ;
  • prévoir, une ou deux fois par semaine, une réunion de coordination qui rassemble virtuellement tous les membres de l’équipe. C’est l’occasion de passer en revue les tâches à effectuer mais aussi de questionner les modes d’interactions à mettre en œuvre et la manière dont ils sont vécus ;
  • animer des moments de convivialité informels à distance, p.ex. sous la forme d’un « tea time » où chaque membre de l’équipe discute librement de ce que nous sommes en train de vivre un mug à la main, une à deux fois par semaine (lundi et vendredi, de préférence pas en suivant une réunion de travail formelle) ;
  • identifier, au sein de vos équipes, les personnes les plus inconfortables avec ces modalités d’interaction ou les plus marquées par ce que nous traversons et les contacter individuellement pour échanger.

De manière générale, il faut se montrer particulièrement humain en évitant d’inonder les équipes de grilles et de tableaux à compléter, en formalisant à outrance le travail à effectuer et les rapports sur le travail accompli à fournir. Soyons souples, privilégions la parole avant les tableaux de contrôle. Un effet récemment identifié du travail à distance est celui de réduire la relation de travail aux « délivrables » attendus (que dois-je faire et envoyer, et pour quand). Dans ce cas, les télétravailleurs ne se sentent plus considérés comme des personnes à part entière. Le contexte d’épidémie que nous traversons nous rappelle que nous sommes vulnérables et que nous avons la responsabilité de prendre soin de nous et des autres, y compris au sein de nos équipes de travail. L’enjeu est de montrer que nous faisons « communauté » même à distance. À ce titre, cette crise est l’occasion de démontrer la pertinence d’un Management Humain au-delà d’une gestion des ressources (humaines).

Qu’en restera-t-il ?

Pour les entreprises qui expérimentent depuis un certain temps ces modalités de travail, il s'agit d'une intensification de modalités de travail déjà en place, au moyen d'une infrastructure (réseau, logiciels ad hoc) existante et déployée. Pas de révolution ici. Pour les autres, ce sera l'occasion d'expérimenter de nouveaux outils, de nouvelles modalités de travail et d'interactions. L'enseignement à distance, les visioconférences, le travail collaboratif à distance deviendront-ils davantage une norme demain? Que restera-t-il de cette expérimentation forcée dans les pratiques de travail, d'organisation du travail et de management demain? Cela conduira-t-il à leur adoption plus large et à l'évolution plus marquée d'une certaine culture managériale? Jouirons-nous davantage du plaisir d'être ensemble et de "faire communauté" lorsque la proximité sera à nouveau permise (à l'image de récentes études qui montrent un regain de créativité et d'investissement des travailleurs dans des espaces-temps spécifiques pour redynamiser les collectifs de travail)? Ce qui n'est pas exclusif. Voici de nouveaux sujets d’étude qu’il nous faut explorer.

Télétravail + coronavirus = management plus humain ?

Laurent Taskin assure la direction scientifique d'un ouvrage paru récemment aux Presses Universitaires de Louvain. On lui a posé 5 questions sur le management en temps de pandémie de confinement.

Votre ouvrage avec Patricia Vendramin sur le télétravail, paru aux Presses universitaires de Louvain en 2004, portait comme sous-titre "Les enjeux socio-économiques d’une nouvelle flexibilité". Aujourd'hui s'ajoute un enjeu socio-sanitaire... planétaire. Pouvait-on l'envisager en 2004 ?
Non. Même si, dès le départ, au début des années 1980, le développement du télétravail a été envisagé en lien avec des enjeux sociétaux et environnementaux comme la réduction des émissions de CO2, la mobilité ou la redistribution géographique de l’emploi. Précurseurs dans la pratique du télétravail, les pays scandinaves en justifiaient aussi le recours par un climat rendant la mobilité difficile en hiver. Plus tard, et ponctuellement, le télétravail sera envisagé comme pis-aller permettant de rester « au travail » à distance lors de grèves nationales. Rien à voir avec une pandémie, donc.

Bien au travail, bien à la maison, bien au télétravail à la maison... cela découle notamment d'un « management humain » dont un titre plus récent propose, sous votre direction scientifique, un chaleureux plaidoyer. À l'ère du coronavirus et du confinement, que faut-il craindre et de quoi peut-on se réjouir ?
Dans l’immédiat, disons que la crise nécessite une réorganisation majeure de la production qui repose aussi sur un travail managérial sérieux…qui pourrait valoriser le Management Humain. En effet, à distance, il faut réinventer la collaboration, la coordination du travail et la cohésion des équipes. Le lien social est mis sous pression et la mission du management est de continuer à « faire équipe ». Un réflexe pourrait être de formaliser davantage les choses : loin des yeux, loin du cœur, et des managers pourraient vouloir contrôler de plus près la productivité de leurs travailleurs, tableurs et autres timesheets à la clé. Ce n’est pas le bon réflexe : face à la crise que nous vivons et qui génère son lot d’incertitude et d’angoisse (pour sa santé et celle de ses proches, pour son emploi, la vie en famille…), le management a la responsabilité d’organiser, de clarifier les rôles et les attentes, mais aussi de soutenir et d’accompagner. Les entreprises ne sont pas toutes sur le même pied, les cultures organisationnelle et managériale sont spécifiques (et plus ou moins adaptées à une gestion à distance), l’expérience du télétravail est différente (certaines entreprises proposent le télétravail à raison d’un à deux jours par semaine depuis plus de dix ans à leurs travailleurs, avec les équipements ad hoc, d’autres se lancent aujourd’hui avec les moyens du bord…).

Que peut-on attendre d'une expérience collective à une telle échelle ?
Finalement, cette expérience rendra plus visibles les styles de management, mais aussi le type de rapport au travail de chacun.e. Les deux étant liés : le travail à distance à haute dose, comme maintenant, peut invisibiliser le travail (l’effort, la manière de s’organiser, la personne elle-même). Sans reconnaissance de la part de son management dans cette crise inédite, c’est le rapport à son travail, à son équipe, à son organisation qui risque d’être réévalué demain. Du côté des réjouissances, disons que ce télétravail forcé (pour celles et ceux qui le peuvent) apportera simultanément la preuve que le télétravail est un mode d’organisation du travail praticable et qui, dans de bonnes conditions, c’est-à-dire sans les enfants à la maison et à une fréquence limitée, permet de travailler efficacement ; et la preuve que l’on ne peut se passer de rapports humains incarnés dont on mesure aujourd’hui l’importance et la richesse. Ce présentiel sera peut-être aussi (re)valorisé. Ce sont les deux faces d’une même pièce, en somme.

Vous avez proposé de rendre Le télétravail, une vague silencieuse disponible gratuitement sur le site des Presses universitaires de Louvain, pour relancer le débat notamment parmi vos étudiants. À quoi ressemblera une édition 2024 de ce livre ?
Elle devrait certainement être enrichie d’analyses de la situation que nous vivons actuellement !

Vous-même devez actuellement faire davantage de télétravail vu les circonstances... avez-vous renouvelé votre expérience de ce mode de travail ?
J’étudie le travail à distance depuis une vingtaine d’années. Les bonnes pratiques issues de la recherche – et que je m’appliquais jusqu’ici – invitent à limiter la fréquence de télétravail à un à deux jours par semaine en fonction des activités à réaliser et à disposer d’un espace-temps clairement dissocié des espace-temps privés. En clair, de ne pas travailler « avec les enfants dans les pieds ». Autant dire que le confinement que nous vivons m’amène, comme beaucoup d’autres, à trouver des équilibres différents… Les limites ergonomiques de l’espace de travail à domicile sont évidentes, le rapport au travail et aux autres – exclusivement virtuel – se trouve questionné, sans parler du management : qui se soucie de ce que nous faisons, de comment nous le faisons, de la manière dont nous vivons cette période angoissante où des repères s’effacent et sont à reconstruire ? Dans mes équipes, comme pour mes étudiants, j’essaie d’être présent et réactif, nous partageons des moments informels. Mais ce n’est pas généralisé et l’on peut aussi se sentir isolé dans sa pratique de travail et dans les marques de reconnaissance reçues. Donc, oui, je vis comme tous les télétravailleurs permanents une expérience différente de celle que je connaissais. En sachant qu’elle est limitée dans le temps et que demain, les choses redeviendront « normales » mais en ayant laissé quelques stigmates, à mon avis !

Vers un management humain ?

Comment transformer l'organisation et les institutions du travail, ainsi que leur gestion, de manière soutenable pour tous ? Comment concilier des impératifs d'efficience, dans le respect des personnes ? Et si la gestion des « ressources » humaines n'était plus à la hauteur de ces défis ? Et si l'heure d'un Management Humain était arrivée ? Consultez la fiche du livre sur le site des PUL.

 
Laurent Taskin

Laurent Taskin

Professeur de management humain et des organisations à la Louvain School of Management.

 

[1] voir p.ex. Taskin, L. et Vendramin, P. (2004) Le télétravail, une vague silencieuse. Enquête sur une nouvelle forme de flexibilité. Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires de Louvain ; Taskin, L. et Tremblay, D.-G. (2010) Comment gérer des télétravailleurs ? Gestion, 35(1), 88-96 ; Taskin, L. Bridoux, F. (2010) Telework : A challenge to knowledge transfer in organizations. Intenational Journal of Human Resource Management, 21(3), 2503-2520 ; Taskin, L. (2010) La déspatialisation, enjeu de gestion. Revue Française de Gestion, 3(202), 61-76 ; Sewell, G. et Taskin, L. (2015) Out of sight, out of mind in a new world of work ? Organization Studies, 36(11), 1507-1529.

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