Luca Giacomoni : bâtir une cathédrale de sens

LOUVAINS

 

Luca Giacomoni sera artiste en résidence à l’UCLouvain en 2020-2021. Le thème qu’il a choisi pour sa résidence résonne étrangement avec la situation actuelle : ‘Le pouvoir du récit – L’imaginaire comme réponse’.

En tant qu’artiste, comment vivez-vous cette crise inédite qui touche durement le monde de la culture ?

Luca Giacomoni : Comme metteur en scène, j’ai eu la chance de vivre un arrêt, une pause bénéfique et salutaire. Lorsqu’on s’arrête, on peut prendre du recul, faire silence, s’écouter. Les ‘crises’ sont à mon sens des occasions précieuses, où l’on voit mieux : c’est le moment propice pour identifier les automatismes, les habitudes sousjacentes, les forces en action. C’est le temps de la remise en question.

Cette crise interroge radicalement notre société et semble révéler l’effondrement d’un modèle de civilisation. Comment réinventer aujourd’hui un nouveau récit, un nouveau modèle ? Quelle parole sera à la hauteur du moment présent ?

L.G. : Les valeurs sont la matière première d’une histoire. Et par ‘valeurs’, j’entends les charges négatives et positives de l’existence, ce qui nous met en mouvement. Une histoire naît de l’opposition entre deux visions antagonistes du monde. Un nouveau récit peut apparaître à partir du moment où l’on sait ce qui est précieux pour nous. Qu’est-ce qui est essentiel ? Qu’est-ce qui mérite d’être défendu ? Chacun de nous devrait se poser ces questions. Pour moi, il est aujourd’hui primordial de redéfinir ce que veut dire ‘être humain’. Laisser derrière nous le paradigme de l’homme au centre de l’univers et, humblement, embrasser une narration qui le mettrait en relation avec toutes les formes du vivant : végétales et animales, visibles et invisibles.

Cette crise, qui secoue l’ensemble de la société, ne vient-elle pas aussi remettre en question les artistes et les institutions culturelles dans leurs pratiques, leur programmation, leur fonctionnement ?

L.G. : Très souvent, j’entends parler des ‘industries culturelles et créatives’. À mon avis, c’est le moment d’abandonner cette vision industrielle de l’art et de la culture, qui fonctionne en termes de produit, de renommée, de mise en réseau et de hiérarchie sociale – en oubliant le sens premier de notre pratique, qui est de nous aider à mieux voir et mieux entendre, à nous faire ressentir davantage. Le risque serait de passer à côté de cette opportunité. Bien sûr, tout changement de paradigme a un coût élevé. Nous avons tendance à reproduire ce que nous connaissons déjà, alors que l’invitation du moment est de s’ouvrir à l’inconnu et de vivre une révolution intérieure.

Vous aimez rappeler le sens premier du mot crise (du grec krisis : juger, décider, faire un choix). C’est un temps pour faire un choix entre le nécessaire et l’accessoire. Qu’est-ce qui, dans le domaine de la culture, est nécessaire aujourd’hui ?

L.G. : Le sens est nécessaire. Plutôt que le bonheur, le plaisir, ou l’intérêt – cherchons le sens. La quête du sens apporte un calme et un équilibre qui nous ramène à notre juste place. L’art – et notamment le théâtre – a pour moi de la valeur seulement s’il nous conduit à ce constat essentiel. Chacun de nous, chaque jour, a la possibilité d’être dans la posture de la réussite et de l’affirmation de soi, ou bien dans l’attitude d’un accomplissement qui dépasse ces considérations personnelles. C’est le moment de se donner à une tâche plus noble et – pour citer l’artiste Jannis Kounellis – de bâtir une cathédrale de sens.

Frédéric Blondeau
Responsable UCLouvain Culture

Luca Giacomoni, metteur en scène, créateur et directeur artistique du laboratoire de projets narratifs Why Stories. Artiste en résidence UCLouvain.

Une crise culturelle

Comment le secteur culturel a-t-il réagi face à la crise sanitaire ? Quelle sera sa contribution pour repenser notre société ? Sabine de Ville pose sur cet épisode inédit et ses conséquences un regard d’experte.

Comment le secteur culturel vit-il ce désastre ?

Sabine de Ville : Avec l’arrêt quasi total de l’activité culturelle depuis la mi-mars, le monde de la culture est terriblement impacté par la crise sanitaire. Il a le sentiment d’avoir été complètement oublié par le gouvernement fédéral. Moins par la Fédération Wallonie- Bruxelles car la ministre de la culture Bénédicte Linard manifeste une réelle préoccupation et travaille à des réponses, limitées, hélas, par ses moyens budgétaires.

Ce sentiment d’abandon s’accompagne d’un sentiment de colère à peine atténué par l’amorce tardive de mesures et à ce jour encore très lacunaires.

En même temps, ce secteur culturel, qui souffre énormément, fait chaque jour la démonstration de sa réactivité et de son inventivité. Durant ces mois de confinement, l’offre culturelle sur les écrans et dans les médias a été très abondante. Cette (sur)activité témoigne du souci de rester présent auprès du public, de se positionner comme un acteur dans la crise, de se mettre au service des populations confinées et sans doute, de se signaler aux pouvoirs subsidiants. Certes il y a aussi, derrière la surabondance, des logiques de marketing culturel et de concurrence auxquelles le secteur culturel n’échappe pas. Je veux toutefois insister sur le fait que malgré la crise qui le frappe, le secteur est présent.

Qu’est-ce que l’épisode Covid-19 risque de changer à l’avenir ?

S.d.V. : La crise de la Covid ne va rien changer au sens où la culture (entendue ici comme offre culturelle) va continuer à faire ce qu’elle fait depuis la nuit des temps. Les créateurs et les créatrices, les artistes, les opérateurs culturels qui auront réussi à traverser la crise vont reprendre leur travail : dire le monde, le mettre en scène, en images, en sons, en mots. Et se côtoieront comme auparavant, des propositions exigeantes, susceptibles de nourrir et de lier la société et d’autres, marquées par les excès de la marchandisation.

Par contre, les contraintes nouvelles vont impacter durement le monde culturel mais son inventivité lui permettra d’y répondre en tirant profit, par exemple, des modalités de relation proposées à la population durant le confinement. Cette crise est aussi, pour ce secteur comme pour tant d’autres, l’occasion de s’interroger sur ses logiques et sur ses pratiques.

Quelles réflexions vous inspire cette crise inédite ?

S.d.V. : La crise que nous traversons est aussi une crise culturelle. C’est la crise d’un modèle de civilisation qui touche ses limites. Cette pandémie résulte de la manière insensée dont nous faisons tourner le monde. Elle nous appelle donc à des changements profonds, une autre culture de la démocratie pour faire advenir une société plus équitable et plus durable.

Cette crise montre que, dûment soutenu, le champ culturel contribuera, à l’instar de tous les autres, au redéploiement corrigé de nos sociétés. Dans la réflexion menée par le monde politique, les dimensions culturelle, économique et sociale doivent être pensées de manière intégrée. ‘Culture et Démocratie’ affirme que les arbitrages politiques, économiques et sociaux ont une dimension profondément culturelle et que, comme l’a écrit récemment Bernard Foccroulle, « il n’y a pas assez de culture dans la démocratie et pas assez de démocratie dans la culture ». La crise actuelle rappelle l’urgence de ce chantier. F.B.

Sabine de Ville, présidente de l'association Culture & Démocratie et alumni UCLouv ain (histoire), spécialiste de la médiation et des politiques culturelles.

Le point de vue de l'étudiante

« Cela résonne en moi », réagit Béatrice Grandhay, diplômée en journalisme. « Comme Luca Giacomoni, je pense que le confinement a laissé du temps pour une quête de sens même si c’est plus compliqué quand on est isolé. La réflexion sur le sens global, pour l’humanité, vient interférer avec mon questionnement personnel », ajoute-t-elle. « On dit toujours que le modèle ne s’arrêtera pas mais on a vu que c’était possible. Cela donne envie de réfléchir au monde d’après. On a tout fait sur écran, ses courses, consommer de la culture, suivre des cours, avoir des relations sociales… Les réseaux sociaux sont incontournables mais il faut apprendre à en sortir et à réinventer un modèle », poursuit la jeune femme qui visait à la fois une école de cinéma à Glasgow et un séjour au Canada. « Je m’étais fait une idée de ce que j’allais faire, je reconsidère les choses. » Béatrice travaille sur un projet participatif pour les 15-25 ans autour des fake news. Elle voudrait réinvestir la rue, par exemple à Louvain-la-Neuve. « On pourrait travailler avec des artistes et des journalistes, aller chercher des techniques innovantes, penser à un urbanisme citoyen. » Et d’ajouter : « Une conversation face à face est dix fois plus impactante qu’un post sur Facebook. Et on est en plein dans la valeur. » D.H.

Béatrice Grandhay, diplômée en journalisme de l’EJL de l'UCLouvain. Elle vient de terminer une formation destinée aux ‘media entrepreneurs’ (Pilote Media). Elle a animé les réseaux sociaux pour UCLouvain Culture.

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Louvain[S] Juin 2020 - Après l'urgence, le sens

À côté du tsunami médical, social, psychologique qu’a représenté le covid-19, qui a fait des ravages et accablé les plus fragiles, une petite ouverture s’est faite dans un mur que beaucoup tentaient d’effriter : oui, un autre monde est possible, plus respectueux du vivant, de tout le vivant. Quoi ? Comment ? Quand ? Expert·es UCLouvain, docteurs honoris causa, étudiant·es et diplômé·es de l’université livrent leurs certitudes, leurs doutes, leurs espoirs et leur engagement.