Le confinement et les mesures qui l’accompagnent sont des atteintes majeures aux droits humains et aux libertés, du jamais vu depuis la Seconde guerre mondiale, affirment Céline Romainville et Françoise Tulkens. « Mais arrêtons d’opposer les droits fondamentaux au droit à la santé », plaide l’une. « Anticipons la crise climatique qui va menacer les droits des plus vulnérables », insiste l’autre.
Les mesures de confinement ? « On ne se souvient pas d’une atteinte aussi massive aux droits et libertés depuis la Seconde guerre mondiale », commente Céline Romainville, professeure de droit constitutionnel à l’UCLouvain. « Le droit de circuler, le droit à la vie privée (qui ne se limite pas à la famille nucléaire), à l’autonomie, à la religion… ont de facto été mis entre parenthèses. » La crainte de la constitutionnaliste ? Que ces mesures exceptionnelles perdurent au-delà de la période de crise. Et d’insister pour qu’une démarcation nette soit faite entre la protection des droits et libertés en période d’urgence et en temps normal.
« Prenons l’exemple du traçage des contacts des personnes contaminées. L’ arrêté royal prévoit que la base de données de Sciensano recueille ces informations. Non seulement la procédure d’attribution ne s’est pas faite en toute transparence, mais le risque est grand que cette atteinte aux droits perdure », s’inquiète Céline Romainville. L’Autorité de protection des données s’est d’ailleurs montrée très critique. « Pourquoi avoir prévu d’enregistrer et de conserver le numéro de registre national ? Pourquoi une conservation 30 ans après le décès de la personne ? Il s’agit d’une atteinte majeure au droit à la vie privée. Qui transmet les données à qui ? Comment seront-elles utilisées ? Cela reste flou alors que ces informations sensibles seront collectées sans que les personnes le sachent. » Une proposition de loi créant une base de données pour le traçage manuel sous la responsabilité de Sciensano, destinée à remplacer l’Arrêté royal n° 18, est en discussion.
Dire qu'il y a des garanties ne suffit pas
« Le tracing catalyse l’ensemble des problèmes soulevés par les restrictions imposées aux droits fondamentaux », enchaîne Françoise Tulkens, juge à la Cour européenne des droits de l’homme de 1998 à 2012. Les droits humains sont des valeurs essentielles et ils sont garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les Pactes des Nations Unies. « Ils ne vont pas à l’encontre du droit à la santé qui est bien entendu une obligation pour les États. Mais quand l’État restreint des droits, il faut que ces restrictions soient prévues par la loi et donc soumises au contrôle démocratique du Parlement. Dans le cas du traçage, le Conseil d’État doit pouvoir donner un avis et nous attendons un débat parlementaire sérieux ». Le maître-mot ? Les mesures qui limitent les droits humains doivent être nécessaires et proportionnées, ce qui veut dire efficaces au regard du but poursuivi et avec la certitude qu’il n’existe pas de mesures moins attentatoires aux droits et libertés. « On dit qu’il y a des garanties mais celles-ci ne suffisent pas parce que les temps changent. »
Une répartition des compétences très éclatée
La situation politique en Belgique, fragile, aurait-elle aggravé la crise ? « En théorie, avec un gouvernement minoritaire, on peut s’attendre à un contrôle parlementaire renforcé (puisque le gouvernement ne peut compter sur une majorité parlementaire acquise à sa cause). Mais nous vivons une période particulière, puisque le gouvernement a reçu des pouvoirs spéciaux. En outre, les modalités de fonctionnement des Parlements à distance rendent vraiment difficile une réelle délibération », détaille Céline Romainville. « J’ajoute que notre modèle fédéral s’accompagne d’une répartition des compétences très éclatée. Le meilleur exemple en est la crise qui touche la culture : si les Communautés veulent agir, elles ne disposent pas de leviers très importants, comme le droit fiscal ou le droit social, qui sont des matières fédérales…. Mais il est trop tôt pour dire de manière catégorique que le système fédéral a nui à l’efficacité de la gestion de la crise », estime-t-elle.
L’horizon d'un idéal commun
Les défenseur·es des droits humains sont souvent perçus comme des empêcheurs de tourner en rond… « Oui, parce que les droits fondamentaux accompagnent le développement des sociétés et ils se pensent à l’horizon d’un idéal commun », explique Françoise Tulkens. « Comme la Cour européenne le répète, le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Nous n’acceptons plus aujourd’hui ce que nous acceptions il y a 20 ans. »
« L’ histoire des Constitutions est aussi l’histoire des limites qu’on pose à l’action des pouvoirs politiques », enchaine Céline Romainville. « Ce qui caractérise la démocratie, ce n’est pas seulement l’autogouvernement du peuple, ce sont aussi les contre-pouvoirs et la limitation du pouvoir politique qui est balisé notamment par certains droits et libertés. Le respect des droits et libertés contraint parfois à laisser tomber certaines lois. »
« J’ai rarement vu autant de réactions »
Ne voyons pas tout en noir. Même si l’époque n’est pas propice aux droits fondamentaux, « j’ai rarement vu, ces dernières semaines, autant de réactions et une vraie volonté d’échanger et d’avancer. Je pense au beau texte soutenu par des associations féminines ‘pour une prise en compte du genre et de l’égalité femmes/hommes dans l’après crise’. Je pense aux innombrables échanges sur ces questions au sein de la classe technologie et société de l’Académie royale de Belgique entre informaticiens, ingénieurs, juristes. Ou aux propositions de plus de 3 000 académiques du monde entier emmenés par Isabelle Ferreras, Dominique Méda et Julie Battilana », se réjouit Françoise Tulkens, « mais on doit voir ce que l’on fera de toutes ces ressources intellectuelles, sociétales, humaines ». «
En France, enchaîne Céline Romainville, un collègue a appelé à la rédaction d’une nouvelle constitution, sur base des effets de loupe apparus pendant la crise. » Et de pointer des initiatives remarquables destinées à soutenir les droits et les libertés : des communes bruxelloises ont réquisitionné des logements, ailleurs, une zone de police bruxelloise a rappelé toutes les femmes qui avaient porté plainte pour violence au cours de l’année écoulée. N’oublions pas non plus les garde-fous et notamment la section législation du Conseil d’État, « même si certains projets ne leur ont pas été soumis ».
Penser les politiques à partir des plus vulnérables
Et s’il fallait mettre en avant une priorité pour l’après crise ? « L’égalité hommes-femmes », répond Françoise Tulkens. « Ce sont elles qui font vivre le pays aujourd’hui. Or on sait ce qu’elles gagnent. Il faudra en tirer les conséquences. Les droits humains sont là pour assurer l’intégrité des personnes touchées par la vulnérabilité, la précarité, la pauvreté. Avec le confinement, on a diminué la surpopulation pénitentiaire et c’est très bien. Je pose la question : c’est donc possible ? Alors, les autres choses aussi… »
« Pour moi le vrai levier, c’est de penser les politiques qui doivent être menées à partir des plus vulnérables », avance Céline Romainville. « Autre priorité : renforcer les contrepouvoirs : les médias, le secteur culturel, la presse, au moment où pas mal d’entre eux sont dans une situation dramatique. Il faut anticiper les crises à venir en pensant aux droits et aux libertés. Enfin, il est impératif d’anticiper la crise climatique qui va menacer les droits et les libertés des plus vulnérables. »
Dominique Hoebeke
Communication UCLouvain Bruxelles
Céline Romainville, constitutionnaliste, professeure à la Faculté de droit et de criminologie de l’UCLouvain et vice-présidente de la Ligue des droits humains.
Françoise Tulkens, professeure émérite de la Faculté de droit et de criminologie de l’UCLouvain, juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme de 1998 à 2012.
Le point de vue de l'étudiant
« La crise a été un défi pour notre pays mais elle a fait ressortir un autre enjeu, moins visible : les réalités sociales qui mettent directement en péril nos droits fondamentaux », relève Franck- Victor Laurant, étudiant en droit et responsable de l’asbl CIVIX. L’ étudiant pense notamment aux jeunes des quartiers défavorisés, confinés, qui ont ressenti les effets d'une inégalité grandissante. « Avoir du matériel informatique pour suivre ses cours ou simplement un accès internet devient pour eux un parcours du combattant. Sans parler des questions juridiques quant à de potentielles obligations de service public... » Franck-Victor Laurant se dit soulagé car « cette crise permettra peut-être à la société de faire un pas en avant vers l'application concrète des droits fondamentaux pour ceux qui en ont le plus besoin. J’attends cependant de voir si cela se transformera en actes ». Si les droits fondamentaux restent une notion abstraite pour bon nombre de jeunes, ils prennent quand même une tournure concrète avec le mouvement Black Lives Matter ou les manifestions pour le climat. « Peut-être est-ce le reflet d'une prise de conscience de l'importance du respect de ces droits mais aussi du levier d'action qu’ils représentent ? » Quant à l’asbl CIVIX, elle entend donner aux jeunes toutes les clés pour pouvoir prendre leurs responsabilités de citoyen. D.H.
> https://civix.be/fr/
Franck-Victor Laurant
Étudiant en 1er master en droit. Il est président de l’asbl CIVIX.