Michel De Muelenaere et Isabelle Thomas : une question de responsabilité

LOUVAINS

 

Comment repenser notre mobilité ? Celle des personnes, des marchandises, mais aussi des données dont le télétravail, notamment, a considérablement augmenté les échanges durant le confinement ? Et comment rouvrir les frontières de ce réseau de voies de communication extrêmement dense qu’est la Belgique ?

La crise du coronavirus nous a contraint·es dans nos déplacements, fermé les frontières, imposé à certain·es de travailler à domicile. Et, a contrario, engendré une circulation débridée de données numériques. Elle nous invite désormais à réfléchir personnellement à notre mobilité future en posant une première question : sera-t-il nécessaire de nous déplacer autant que nous en avions l’habitude avant la pandémie ?

Devenir ‘consommacteurs’ de nos déplacements

Parmi les mesures de confinement figurait, entre autres, l’interdiction des déplacements ‘non essentiels’. Dont la définition était précisée dans les divers arrêtés royaux. Dans l’après-crise, quels devraient être les critères pour distinguer l’essentiel du non-essentiel ? Isabelle Thomas et Michel De Muelenaere s’accordent à dire que ces derniers ne peuvent être déterminés par des instruments légaux. « Nous les évaluons en fonction de nos valeurs et celles de la société. Or, les valeurs ne s’imposent pas, elles évoluent de manière organique », indique le journaliste. Ces critères relèvent donc davantage de la liberté et de la responsabilité individuelles. « Il s’agit de questionner notre propre comportement de mobilité : tous mes déplacements sont-ils nécessaires ? Dois-je les effectuer seul·e ou puis-je les regrouper avec ceux d’autres personnes ? Et aussi : où vais-je faire mes courses, par exemple ? À 15 km de chez moi ou en privilégiant mon quartier ? » Une réflexion en lien avec ce qu’affirme la géographe, pour qui « tout déplacement s’inscrit dans l’espace. Leur nécessité dépend des lieux de résidence, d’emploi, de production et de consommation. Les activités professionnelles, les loisirs, l’approvisionnement en marchandises et services génèrent des déplacements. Si l’on vise une mobilité plus raisonnée et raisonnable, il faut repenser nos localisations, individuelles mais aussi collectives, ainsi que les moyens de transport qui les relient en prenant en compte les distances à parcourir. L’essentiel est de devenir ‘consommacteur’ dans nos déplacements. »

Limites et écueil du télétravail

Le télétravail a été expérimenté à grande échelle durant la crise. Deviendra-t-il la norme après le confinement ? Quel serait son impact sur la mobilité ? Isabelle Thomas : « D’une part, tous les métiers ne s’accommodent pas du télétravail. De l’autre, seul un tiers des déplacements sont liés au travail. Par conséquent, même en imaginant que la moitié des travailleurs effectuent leurs tâches professionnelles chez eux, on ne réduit qu’une partie des effets pervers de la mobilité que sont la pollution et la congestion. Par ailleurs, ce télétravail obligatoire a fait germer chez bon nombre de Français·es par exemple, l’idée qu’il était possible de fuir Paris pour s’installer dans des endroits où les loyers, la vie sont bien moins chers. Ce qui engendre un risque d’étalement urbain, contre lequel nous luttons depuis des années. » Michel De Muelenaere, quant à lui, ne pense pas que le télétravail va se généraliser : « Il pourrait peut-être légèrement s’étendre, mais seulement s’il est correctement encadré et en tenant compte de conditions qui soient favorables à la fois aux entreprises et aux individus. Car ce télétravail imposé dans l’urgence et sans préparation a révélé un réel problème d’organisation physique et mentale : quel espace dédier au travail à domicile, de quels matériels, logiciels et connexions dois-je disposer, comment éviter l’empilement des vies professionnelle et privée ? » Et la sensation d’isolement. Car même avec les meilleurs outils de réunion virtuelle, « la 2D ne suffit pas. Nous avons besoin d’interagir avec nos collègues en 3D », ajoute Isabelle Thomas.

Faut-il limiter les déplacements de données ?

Ces derniers mois, pour travailler comme pour garder le contact avec nos proches, nous avons fait un usage massif de données numériques, dont la consommation, les transferts et le stockage ont un coût environnemental considérable, notamment sur le plan énergétique. Faut-il imposer des limites à ces ‘déplacements de données’ ? « On ne reviendra pas en arrière », dit Michel De Muelenaere. « On a certes déjà dématérialisé beaucoup de choses, mais on continuera à le faire. Vouloir freiner le train qui ne cesse d’accélérer est illusoire. Ce qu’il faut limiter, c’est l’empreinte écologique de ces activités. La calculer et communiquer cette évaluation en toute transparence. La réduction de l’utilisation des énergies classiques au profit des renouvelables, l’amélioration de la circularité des produits, du recyclage des matériaux, de leur réutilisation, de leur réparabilité, vont dans le bon sens. » Augmenter la part d’énergie verte dans ces installations telles que les centres de données est un premier pas. Reste à trouver des solutions pour diminuer leur consommation d’énergie. Ce qui, par extension, nous renvoie une fois de plus à une réflexion sur notre propre consommation de ces données. Et donc à « la question fondamentale de l’utilité de ces activités numériques pour la vie en société, le bonheur individuel et collectif. Et à la responsabilité de nos choix, à poser en toute connaissance de cause de leurs impacts positifs et négatifs. »

Les frontières : un débat européen

Si le monde s’est fortement dématérialisé, la Belgique n’en demeure pas moins un véritable hub, au coeur d’un réseau d’échanges qui passent par des voies de communication ‘physiques’, autoroutières, ferroviaires, maritimes et aériennes. Au regard de la pandémie du coronavirus, cette spécificité belge est-elle une richesse ou un handicap ? « Ce brassage de cultures, de personnes, dans une Belgique très urbanisée est une grande richesse. Il est cependant indéniable que la mobilité et une forte connectivité sont de super propagateurs de virus », reconnaît Isabelle Thomas. Cette position de territoire central, enviable à bien des égards, nous expose non seulement à l’arrivée de maladies, mais favorise également les trafics en tous genres (drogues, espèces protégées, bois exotiques…), comme le rappelle Michel De Muelenaere. « Comment va-t-on gérer spatialement cette perméabilité de nos frontières quand nous les rouvrirons ? », s’interroge la directrice de recherches au FNRS. Pour le journaliste, l’enjeu des contrôles aux points d’entrée, particulièrement dans les ports et les aéroports, est avant tout européen. « Si chaque pays cherche individuellement à gérer cet espace de frottement avec le monde extérieur en se ‘protégeant’ de ses voisins, on reviendra 70 ans en arrière. L’ Europe a mal géré la question des frontières en ce qui concerne la migration. Qu’elle ne commette pas cette fois la même erreur. »

Terry Focant
Rédactrice freelance

Isabelle Thomas, géographe, directrice de recherches au FNRS et professeure à l’UCLouvain.
Michel De Muelenaere, journaliste traitant des questions d’écologie, d’environnement, de développement durable et de mobilité dans les colonnes du journal Le Soir.

Le point de vue de l'étudiant

Un aspect qui n’est pas évoqué, pointe Alexandre Wéry, « c’est la mobilité de la connaissance. Depuis le confinement, beaucoup d’universités et d’organisations offrent des cours en ligne gratuits et les gens sont plus à même et envieux aujourd’hui d’utiliser les technologies pour apprendre ». En matière de télétravail, il partage l’avis d’Isabelle Thomas pour qui ‘la 2D ne suffit pas, il faut la 3D’. « Beaucoup de stages d’étudiants et de premiers emplois ont été annulés parce que le contact humain et donc l’intégration n’étaient pas possibles. » Il constate aussi que le coworking – des ‘petits bureaux décentralisés’ – semble de plus en plus avoir la cote. « Ces espaces partagés permettent aux travailleurs de se poser et de réduire le temps de déplacement, tandis que les entreprises peuvent recruter des talents spécifiques grâce à un critère mobilité qui devient moins contraignant. » Quant au transfert des données – le numérique au niveau mondial émet quatre fois autant de CO2 que la France ! –, l’étudiant CEMS plaide pour un changement radical, « mais les États ne sont pas assez puissants, ce sont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) qui doivent collaborer pour trouver une solution ». Enfin, en matière de mobilité des personnes, il s’inquiète surtout des exodes de population qui vont s’accroître avec le réchauffement climatique… « Il faut définir aujourd’hui une stratégie complète pour le monde de demain ! » D.H.

Alexandre Wéry
Étudiant en master 1 à la Louvain School of Management de l’UCLouvain, où il suit le programme CEMS (Master in International Management). Il est membre de LSM Conseil, élue meilleure Junior Entreprise de Belgique en 2017, 2018 et 2019.

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