Priscilla Claeys et Olivier De Schutter : un débat urgent

LOUVAINS

 

De l’efficience à la résilience ; de la spécialisation de pays et de régions entières à la diversité ; de la sécurité alimentaire à la souveraineté alimentaire : le chemin est bien balisé vers une production plus respectueuse des terres et des besoins de celles et ceux qui y vivent. Et même si beaucoup d’obstacles, notamment idéologiques, se dressent, on avance… Témoins, les agricultrices et agriculteurs wallons bio, grands gagnants de la crise.

« On importe en Belgique 80 % de nos fruits et légumes, 90 % des produits de l'élevage ovin ou caprin et 66 % des céréales panifiables. On exporte quantité de pommes de terre et de céréales qui ne sont pas destinées à la consommation humaine », détaille Olivier De Schutter. « La tendance générale est à la spécialisation de chaque région et pays en un nombre limité de productions agricoles. » Les grands acheteurs dominent ainsi la chaîne mondiale d’approvisionnement, mais aussi les circuits logistiques de stockage, de transformation et de distribution et maximisent l’efficience. « C’est au détriment de la résilience, qui suppose la diversité au sein d’un territoire et la réduction de la dépendance à cette chaîne. » Bien plus, cela s’accompagne d’une transmission rapide de chocs, économiques, climatiques, agronomiques.

Souveraineté alimentaire : même de dirigeants...

« Dans les années 1980-1990, on a cherché à tout prix à libéraliser les marchés agricoles », poursuit Priscilla Claeys. « Du jour au lendemain, privés des soutiens à l’agriculture, les paysans se sont retrouvés en concurrence avec les agriculteurs d’autres régions du monde avec des écarts de productivité allant parfois de 1 à 500. » Cela a conduit, notamment, à l’émergence des mouvements transnationaux paysans, comme la Via Campesina que la chercheuse a étudiée. « Ceux-ci demandent une relocalisation de l’agriculture qui se fait toujours attendre malgré l’émergence des circuits courts et filières de proximité. »

« C’est la dichotomie entre sécurité alimentaire et souveraineté alimentaire », appuie Olivier De Schutter. Dans les années 1980, en réaction à la vision qui prône la spécialisation – surtout après l’accord de l’OMC sur l’agriculture en 1995 –, la Via Campesina défend les droits des producteurs à participer à la formulation des politiques alimentaires. « Ce contre-récit est aujourd’hui largement partagé aussi par des dirigeants, comme Emmanuel Macron qui, durant la crise, a qualifié l’alimentation de bien essentiel. »

Des charters de travailleurs saisonniers

Autre extrême dépendance, les travailleurs agricoles migrants qui, « en Belgique, viennent de Bulgarie, de Roumanie et de Pologne ; en Pologne, ils viennent d’Ukraine. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, le Danemark en dépendent aussi », précise le juriste. Quand les frontières ferment suite à la crise, les exploitations agricoles n’ont plus la main-d’oeuvre nécessaire. « En Belgique, 80 % des saisonniers sont ‘importés’ », complète Priscilla Claeys. « Ils sont 6 000 en Wallonie, 50 000 en Flandre, 98 % en Grande-Bretagne où le gouvernement les a fait venir par charters de Roumanie, de Bulgarie. C’est un travail pénible qui requiert des compétences spécifiques. Difficile de les remplacer, d’autant que leur salaire est maigre (9,20 € brut/heure). Ce qui permet d’offrir ce que le consommateur recherche : des prix très bas. »

Des propositions reprises par l'Europe

La crise va-t-elle susciter un tournant ? Pour Olivier De Schutter, « elle a révélé les fragilités que le système essayait de masquer. La fermeture des frontières, le taux d’absentéisme élevé dans l’industrie agroalimentaire peuvent être vus comme autant de problèmes à résoudre. On a vu notamment la création de ‘passerelles vertes’ pardessus les frontières. Tout est mis en place pour que le système ne s’écroule pas ». Mais on peut aussi tirer les enseignements de ce qui s’est passé pour construire un système résilient axé sur la relocalisation et la diversification. « Derrière ces oppositions de court et de long terme cependant, il s’agit surtout d’oppositions idéologiques très fortes. »

Il n’empêche, les propositions formulées bien avant la crise par le Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food), des mouvements de protection des droits des consommateurs et des ONG – une politique alimentaire européenne qui promeut la relocalisation, la généralisation de l’agroécologie et l’arrêt de la course folle à l’industrialisation de l’alimentation – ont été reprises dans la stratégie Farm to fork de la Commission européenne qui reconnaît que le système alimentaire dominant n’est pas durable. « Ce plan propose des améliorations à la marge mais n’affronte pas vraiment la question fondamentale de la relocalisation. On est à l’aube d’un débat rendu urgent par la crise », estime le Rapporteur des Nations Unies.

Des ventes comme en période de fêtes

Autre enjeu : l'accès à la terre. « Alors que les fermes disparaissent, les prix du foncier sont prohibitifs et découragent les candidats à l’installation en agroécologie, notamment en Belgique. Or ce point n’est pas non plus abordé dans Farm to fork », déplore Priscilla Claeys. L’essentiel des moyens de la PAC – 58 milliards € par an – est en effet distribué en fonction du nombre d’hectares qu’on possède. « Du coup la terre devient un objet de spéculation », regrette Olivier De Schutter. « Tout agriculteur·rice a pour ambition de s’agrandir puisque c’est le seul moyen d’être viable. » La PAC s’alignera-t-elle sur les ambitions affichées par le Green Deal ?

Au rang des nouvelles positives, toutefois : les producteurs bio en Wallonie apparaissent comme les grands gagnants de la crise, en dépit de la fermeture des marchés locaux. « Ils ont réussi à s’organiser pour écouler leurs produits, avec parfois des ventes exceptionnelles comme en période de fêtes », se réjouit la chercheuse. Et si la vente de produits bio ne représente que 3 à 4 % des dépenses de consommation, la croissance a été de 18 % en 2018. Pareil pour les fermes où la conversion au bio est de 7 % par an en Wallonie (qui compte 11 % de terres agricoles bio).

Victimes de l'alimentation à bas prix

Sur quoi pourrait reposer une auto-alimentation accrue dans une ville comme Bruxelles ? « Il y a des projets intéressants de ceintures alimentaires, comme à Liège ou à Charleroi (portée par la Fédération d’économie sociale, SAW-B) », pointe Priscilla Claeys, « mais ces expériences rencontrent de gros défis logistiques, de rentabilité, d’accessibilité pour les moins aisés ». Pour Olivier De Schutter, « l’idéal serait que des communes urbaines forment une alliance avec des communes rurales voisines ». Mais cela doit aller de pair avec une évolution des modes de consommation pour assurer des débouchés aux producteurs. De plus, la logistique de transformation est peu décentralisée et les règles, sanitaires notamment, nombreuses.

Enfin, comment permettre aux ménages précarisés d’avoir accès à une alimentation saine alors que l’alimentation low cost leur tend les bras ? Priscilla Claeys rappelle qu’en Belgique, 170 000 personnes bénéficient des services des banques alimentaires, fortement impactés par le coronavirus : moins d’invendus, moins de bénévoles, plus de bénéficiaires. « Paradoxalement, ces ménages ne bénéficient pas du système qui encourage une alimentation à bas prix mais en sont victimes », insiste Olivier De Schutter, « car ils sont le plus à risque d'obésité et de maladies associées. Ce qu’il faut, ce sont des politiques publiques pour garantir à tous le droit à une alimentation accessible, de proximité et de qualité ». Pour les familles, le principal obstacle à cet accès, c’est le temps de travail, de navettes, l’organisation de la vie familiale. Ce qui explique pourquoi tant de gens ont retrouvé le plaisir de cuisiner…

Dominique Hoebeke
Communication UCLouvain Bruxelles

Priscilla Claeys, associate professor au Centre for Agroecology, Water and Resilience de l’Université de Coventry. Diplômée de la Louvain School of Man agement et de l’ULB.

Olivier De Schutter, professeur à la Faculté de droit et de criminologie de l’UCLouvain et rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme (mai 2020).

Le point de vue de l'étudiante

« La vision développée dans l'article n’est pas très positive », réagit Eline Moulin, étudiante bioingénieure. Elle fait partie du trio – avec Salomé Lengrand et Chloé Peduzzi – qui a conçu le yaourt Aloya, premier prix des Food At Work Ecotrophelia Awards de la FEVIA. Enrichi en microalgues et noix, il satisfait le besoin en oméga-3 des consommateurs. « On a montré qu’il y avait des solutions nutritionnelles tout en soignant les aspects environnementaux. » Vu le succès récent des magasins bio et autres filières locales, Eline est convaincue que le consommateur peut faire la différence. « On ne peut pas avoir tout, tout le temps. Par exemple, la gamme fruitée des yaourts Aloya évolue au cours de l’année selon les fruits de saison. » Ce produit, très accessible, a été conçu dans toutes ses dimensions, avec étude de marché et fournisseurs qui tous se situaient dans la région de Namur. Eline veut travailler dans le domaine de l’industrie agro-alimentaire. « Ma ligne de conduite, c’est de collaborer à la fabrication de produits que je peux proposer à ma famille le soir », affirme la jeune femme qui estime que l’alimentaire est un secteur d’avenir. « Ça vaut le coup d’y mettre de l’énergie. » D.H.

> uclouvain.be/aloya-jeunes-bioingenieures

Eline Moulin
Étudiante en master 2 à la F aculté des bioingénieurs, tout comme Salomé Lengrand et Chloé Peduzzi

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