Boris Cyrulnik, Michel Dupuis : l’humain au centre

LOUVAINS

 

Un seul mot résume cette rencontre entre Boris Cyrulnik et Michel Dupuis : l’humain. Donner plus de place à l’humain résoudrait, selon eux, une partie des problèmes sociétaux actuels.

À la question, quelles leçons peut-on tirer de la crise actuelle, Boris Cyrulnik et Michel Dupuis démarrent immédiatement sur un constat commun : s’il n’y avait pas eu un définancement chronique des soins de santé, on n’en serait pas là aujourd’hui ! Boris Cyrulnik argumente : « Depuis 20 ans, les gouvernements font passer les impératifs économiques avant l’humain. Dans les années 1970, on soignait avec des médicaments mais aussi des relations humaines et on guérissait. Et puis, il y a eu une mainmise entrepreneuriale, où les médecins passent plus de temps avec la bureaucratie. Comment fait-on pour soigner dans ces cas-là ? On a confondu les soins avec une entreprise. » Résultat ? Les quelques économies réalisées en 20 ans ont mené à une catastrophe sanitaire. « Et il faudra, in fine, payer beaucoup plus cher la reconstruction du système de soins. Donc les économies n’auront servi à rien, hormis à mettre sous pression tout un secteur et empêcher une réponse adéquate à la pandémie. » Et le philosophe d’embrayer : « Ce manque de moyens conduit à une panne de sens : les praticiens sont déboussolés. Quand le nord qu’il faut suivre devient l’impératif économique, ça donne une situation désespérante et désespérée, avec des soignant·es qui ne vont pas bien du tout. C’est le reflet d’un état chronique de la médecine dans nos sociétés. »

Quand la relation est bonne

Sans ces économies, la gestion de la crise auraitelle pu être meilleure ? « Oui, sans hésiter » réagit le neuropsychiatre français. « Nous sommes en panne de soins », ajoute Michel Dupuis. Nous sommes en train de perdre cette capacité d’être avec, d’empathie, qui constitue l’engagement soignant. « Pour que cela soit possible, il faut des gens bien formés et qui ne travaillent pas à la chaîne, comme Charlot sur sa chaîne de montage. On voit sur le terrain que le contact, la patience soignent et améliorent la performance des médicaments. L’enjeu, c’est une perspective plus large qu’une perspective purement biomédicale. »

Et Boris Cyrulnik de revenir à la place, essentielle, de l’humain. « Les médecins passent plus de temps avec les papiers qu’avec les patients. » Or, dans les soins, il n’y a pas que la technique médicale, il y a aussi la relation. « C’est prouvé scientifiquement, quand la relation est bonne entre le médecin et le malade, le traitement est plus efficace. Redonner de la place à l’humain, c’est permettre, au final, de diminuer les coûts. » L’une des solutions préconisées par Michel Dupuis et Boris Cyrulnik ? L’organisation de nouvelles formations, avec d’autres manières de remettre le patient au centre du diagnostic et d’écouter sa validation des soins qu’il reçoit : je suis guéri ou j’ai encore mal. Là, estiment-ils, il y a des possibilités de lendemains nouveaux.

Le stress d'éthique

Pour Michel Dupuis, on assiste aujourd’hui à un abandon très important dans les métiers de soins, souvent avant 30 ans, à cause des conditions de travail. « On se trouve dans un système pervers. » En découle ce qu’il appelle le stress d’éthique. Soit le fait que les épuisements professionnels et les réorientations de carrière proviennent d’une dissociation dans le vécu, entre les valeurs soignantes qui ont motivé l’engagement dans la profession et les conditions de travail qui sont déshumanisantes, pour soi et surtout pour les personnes soignées. « Et donc, on peut préférer qu’elles changent de métier plutôt que de devenir des robots. Elles gardent au moins leur éthique. »

« Parler, c'est agir sur l'autre »

L’ avenir ? « Il faut penser la médecine comme un ensemble soignant. » Selon Boris Cyrulnik, « il n’y a pas que les médecins, il y a tout un relais, une équipe qui soigne : les aide-soignant·es, les infirmièr·es, celles et ceux qui apportent les plateaux repas. » S’il fallait changer la société de demain, il faudrait supprimer cette conception de l’homme fragmentée. « L’Occident a pris le pouvoir par la fragmentation du savoir : physicien·ne, chimiste, médecin, chacun·e de son côté. Aujourd’hui, on redécouvre que parler, c’est agir sur l’autre. » Et la société redécouvre l’importance de toutes ces personnes qui participent aux soins. Les petits métiers sont beaucoup plus importants que ce que l’on croyait, « ils ont un côté sécurisant ». Boris Cyrulnik donne cet exemple : « Il y a une manière d’apporter le plateau repas qui est une humiliation et il y a une manière d’apporter ce plateau qui peut être une relation humaine. Quand un malade est sécurisé, ses métabolismes changent. Il sécrète moins de substance de stress et on voit à quel point la relation modifie le corps. » C’est un nouveau savoir, une nouvelle transmission pour les jeunes.

Un maximum au mètre carré

Une réponse à la crise des soins de santé serait une nouvelle manière de vivre ensemble, moins stressée. Boris Cyrulnik explique : « Aux États-Unis, c’est la réussite sociale qui prévaut. Le sprint est tel que les bébés sont entourés par des parents sprinteurs, stressants, insécurisants. Il n’y a jamais eu autant d’angoisse. Est-ce que c’est une bonne chose d’organiser une société pareille ? » Pour Michel Dupuis, il faudrait un changement de paradigme éthique où l’on relativise la conquête individuelle. Ce que la crise nous apprend, et ce sont les plus pauvres qui en font les frais, c’est que nous sommes intimement dépendants les uns des autres. « Le virus a besoin de ces dépendances et de ces proximités pour se multiplier. Cette vision renouvelée sur notre interdépendance, qui laisse sa place à l’autonomie individuelle, permettrait de repenser la solidarité. Nous devons notamment repenser l’organisation de l’hébergement de nos populations les plus vulnérables (petite enfance et personnes âgées). Or, jusqu’à présent, on a une vision très élémentaire, que l’on n’accepte plus chez les poules pondeuses mais que l’on accepte encore chez les humains, à savoir, on en met un maximum par mètre carré. Il faut repenser tout ça au nom d’une conservation mutuelle qui suppose des espaces partagés. Ce serait ça, la pensée du XXIe siècle. » Pour le neuropsychiatre, « le tranquillisant naturel, c’est l’attachement, le fait d’être bien avec l’autre. Si on arrive à travailler ça relationnellement et socialement, on n’a plus besoin de médicaments. »

Repenser notre place dans la nature

En lien avec ces notions de solidarité et de liens, Boris Cyrulnik conclut : « Les êtres humains ont cru qu’ils étaient au-dessus de la nature. Aujourd’hui on découvre, avec les épidémies de virus, que nous sommes dans la nature : ces épidémies ont toujours été déclenchées par le stock et le transport des aliments. On a mis au point un système qui a complètement échappé au système régulateur de la nature, donc les virus sont contents : on les fabrique et on les transporte. Et on se retrouve avec des milliers de morts. Il faut donc absolument changer de conception : on participe à la nature, si on la détruit, on se détruira avec elle. » Michel Dupuis renchérit : « Il y a une maladie humaine qui consiste à se croire au-dessus de la nature. La sagesse nous dit à quel point nous restons des êtres humains en nature. »

Isabelle Decoster
Attachée de presse UCLouvain

Boris Cyrulnik, neuropsychiatre français, docteur honoris causa de l’UCLouvain (2010).
Michel Dupuis, professeur à l’Institut supérieur de philosophie de l’UCLouvain, attaché à l’Institut de recherche santé et société (IRSS).

Le point de vue de l'étudiante

Le définancement des soins de santé ? Bénédicte Potelle, lauréate d’un HERA Award pour son mémoire sur les exigences environnementales dans les marchés publics des hôpitaux, sait de quoi elle parle : précédemment attachée au Service des achats des Cliniques universitaires Saint-Luc, elle devait, en priorité, être attentive au critère prix. « Dans tous les hôpitaux, la recherche constante de l’économie a un impact sur les patients mais aussi sur les soignants qui utilisent un matériel de moindre qualité. » À ses yeux il s’agit de fausses économies car un matériel moins cher doit être remplacé plus vite, sans compter les impacts sociaux et environnementaux. « On garde l’idée qu’un achat écologique est toujours cher. Ce n’est pas forcément le cas parce qu’il faut prendre en compte le prix d’achat et le coût du fonctionnement, c’est-à-dire le cycle de vie du produit. J’ai constaté au départ de mon mémoire que les hôpitaux prenaient soin de la santé mais pas de l’environnement… alors qu’en diminuant les impacts négatifs sur le milieu, on améliore la santé des gens. » Et de souligner que si tous les soignants ont un impact sur la santé des patients, les brancardiers, les logisticiens, les acheteurs ou les comptables, pour ne citer qu’eux, y participent aussi ! D.H.

Bénédicte Potelle
Diplômée de la Faculté de santé publique de l’UCLouvain et lauréate d’un HERA Award Sustainable Health 2020 pour son mémoire : ‘Hôpitaux et respect de l'environnement : intégration d'exigences environnementales dans les marchés publics des hôpitaux’

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