Du jour au lendemain, la vie a basculé dans le tout au numérique. Nuccio Ordine, professeur de littérature italienne, et Milad Doueihi, philosophe et historien des religions, partagent leur réflexion sur les nouvelles manières d’enseigner. Le premier voit le numérique comme un pharmacon, à la fois remède et poison. Le second veut associer les jeunes pour mettre en place des plateformes plus efficaces.
Confiné en Calabre, à deux pas de son université, dans sa maison bibliothèque qui compte 27 000 volumes, Nuccio Ordine a pu effectuer son travail dans de bonnes conditions. « J’ai travaillé du matin au soir. Mais quand on est privé de liberté, on comprend mieux l’importance des relations humaines. » Les nouveaux outils de communication ont permis de maintenir un lien avec ses collègues et ses étudiants : « C’est une formidable ressource en temps de crise. Le numérique a permis le maintien des cours. »
En trente années d’enseignement, c’est une première pour l’humaniste italien qui s’est frotté à la plateforme Teams. Après deux mois de pratique, il fait un premier bilan : « Je ne suis pas d’accord avec les coryphées du digital qui, à l’instar de nombreux recteurs, ont déclaré que la pandémie était une opportunité pour faire le grand saut vers la didactique du futur. Personnellement, j’ai surtout découvert la grande tristesse de ne pas voir mes étudiants, de ne pas vivre dans la communauté universitaire réelle. L’enseignement se fait d’abord en classe et dans la vie que nous menons à l’université. Le confinement nous montre que le véritable luxe n’est pas une connexion rapide, ce sont les relations humaines. La pandémie a introduit le numérique comme un cheval de Troie dans les universités. Si on se place dans une logique de marché, que les universités deviennent des usines à diplômes, alors l’enseignement à distance est la bonne solution. Mais la mission de l’université est de former des citoyens, pas des professionnels, et dans ce cadre, le numérique ne convient pas. »
Le miracle de la formation n'est pas virtuel
Le miracle de la formation ne peut pas passer par un écran. Nuccio Ordine évoque les managers de la Silicon Valley qui inscrivent leurs enfants dans des écoles sans écran. Selon lui, « ce miracle ne se vérifie que dans une interaction physique réelle et non virtuelle entre professeurs et élèves. Enseigner devant un écran sans voir mes étudiants dans les yeux, c’est très frustrant. Je ressens une limitation de ma passion pour enseigner et du sens même de mon travail de professeur ». Quand on lui parle de l’organisation à distance des examens, il est sans appel : « L’examen est un acte de formation. À distance, on demande aux professeurs de poser des actes policiers, c’est stupide ! »
Dans sa résidence de Baltimore, Milad Doueihi partage l’opinion de Nuccio Ordine bien qu’il pratique l’enseignement à distance depuis de nombreuses années. Il pointe le manque de réflexion sur le choix des plateformes numériques : « Si on regarde les universités, elles ont toutes fait le choix en 48h entre Teams et Zoom. Ça a été quasiment universel alors qu’il y avait d’autres options. Un désir mimétique s’est imposé. Elles ne se sont probablement pas donné le temps de chercher d’autres modalités. C’est ce qui est problématique. On se retrouve coincé par des choix qui se sont imposés avec la crise. Y avait-il la vidéo, pouvait-on ajouter un lien, un partage d’écran ? On a considéré que c’était suffisant. Beaucoup d’autres options étaient disponibles. Les administrateurs des institutions, les recteurs d’université n’avaient pas l’expérience pour voir, connaître et maîtriser le paysage de ce qui était possible. »
Il poursuit : « Le numérique n’est pas la solution à toutes les difficultés qu’on a pu rencontrer et ce n’est pas une option qu’il faut généraliser. » Ce qui lui manque le plus ? « Le toucher. Et Merleau-Ponty disait que le toucher est le premier acte de la communication. Nietzsche disait qu’il fallait d’abord convaincre le corps. » Est-ce que le numérique parvient à convaincre le corps ? Milad Doueihi estime « qu’il y réussit par certains aspects : le tactile, la voix, le regard ».
Lorsqu’on évoque les relations humaines à distance, Nuccio Ordine et Milad Doueihi ont des avis quelque peu divergents. Le premier s’inquiète des nouvelles formes de solitude. « Mes étudiants ont plus de 1 500 amis sur Facebook. Ils deviennent amis en un clic. Or si on se souvient du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, apprivoiser quelqu’un demande du temps. Est-ce que les relations sur les réseaux ne sont pas des illusions de relations qui créent une nouvelle forme de solitude ? » Pour Milad Doueihi, il n’y a pas de risque que les relations sur Facebook se substituent aux relations humaines car « la vraie relation humaine est constituée de proximité physique et le corps reste indépassable ».
Internet, source fiable d'informations ?
Pendant le confinement, Internet a été la première source d’information pour la population. Pour Nuccio Ordine, il faut distinguer information et connaissance. Internet est une mine d’or pour celles et ceux qui savent mais il peut s’avérer être un piège pour les gens qui ne savent pas : « La règle d’Internet c’est que 1=1. L’information fiable a le même poids qu’une fake news. L’ instruction doit permettre de construire des citoyens cultivés, qui ont le sens de la morale et qui sont instruits, ce que ne permet pas une navigation au hasard sur Internet. »
Milad Doueihi nuance : « Dans le domaine des sciences exactes, on trouve des informations extrêmement bien faites, structurées et fiables. Wikipédia, par exemple, repose sur le modèle du consensus qui est compatible avec les sciences exactes. Or, ce modèle ne convient pas aux sciences humaines où nous avons besoin de débattre, de ne pas être d’accord, de discuter. »
La puissance des algorithmes
Les multinationales du web jouent un rôle préoccupant. Pour Nuccio Ordine, le scandale de Cambridge Analytica a montré que les plateformes pouvaient voler notre intimité : « Aujourd’hui, personne ne peut garantir que les données sensibles que nous partageons sur les plateformes en ligne ne seront pas vendues pour des campagnes électorales ou publicitaires, voire pour de l’espionnage scientifique. »
Milad Doueihi évoque les algorithmes déterministes de Google et Facebook qui essaient de diffuser de la publicité autant que possible. Mais tous les algorithmes ne doivent pas être pointés du doigt : « Dans d’autres domaines scientifiques, il existe d’autres algorithmes non déterministes qui amènent à des formes de savoir tout à fait remarquables – je pense à la médecine ou à l’astrophysique. On voit actuellement émerger deux corps de savoir très différents : l’un produit par les humains dans le pur respect de la tradition des formes de transmission, et un autre produit par les machines apprenantes qui dépassent les normes classiques et conventionnelles du savoir humain. »
Quel avenir pour le numérique ?
Le numérique va faire partie du paysage, c’est inévitable. Pour Milad Doueihi, il faudra inclure les jeunes qui ont vécu l’expérience avec leur sensibilité afin de nourrir la réflexion pour mettre en place des plateformes plus efficaces. Quant aux activités menées en présentiel, elles vont devenir plus précieuses. Comme les livres anciens et rares. Il faudra les valoriser davantage.
Nuccio Ordine propose quant à lui de voir le recours au numérique comme un pharmacon dont la racine étymologique en grec signifie à la fois remède et poison. Il faudra donc doser l’utilisation des nouvelles technologies avec mesure car, à trop forte dose, elle sera toxique.
Alain Nassogne
Pôle web UCLouvain
Nuccio Ordine, professeur de littérature italienne à l’Université de Calabre, docteur honoris causa de l’UCLouvain (2020).
Milad Doueihi, philosophe et historien des religions, docteur honoris causa de l’UCLouv ain (2018).
Le point de vue de l'étudiante
Noémie Breda, étudiante en marketing, a-t-elle une autre vision de la place du numérique ? « Je suis d’accord avec eux. On a énormément appris avec la plateforme Teams sur laquelle j’ai eu tous mes cours, on a vécu une expérience unique… mais l’interaction sociale a manqué. » Et d’expliquer qu’en temps normal, les étudiant·es posent des questions alors qu’en ligne, « on n’ose pas interrompre le prof. Même s’il n’y a que 50 personnes dans la classe, on est seul·e. » « Le numérique m’a toujours plu et j’ai fait une utilisation phénoménale des réseaux sociaux pendant le confinement. Mais on va devoir revenir à la vie normale, c’est essentiel. Pour le travail aussi, on est plus efficace à plusieurs. Sur Teams, nos travaux de groupe duraient une journée alors qu’il aurait fallu 3 heures dans la vie réelle : attendre que chacun prenne la parole prend du temps. » Noémie a toujours baigné dans les réseaux sociaux, « mais il ne faut pas oublier de voir de vraies personnes, d’avoir des relations humaines, de dialoguer. À la longue, on a envie de revoir les gens en vrai. » L’étudiante regrette aussi le campus et les bâtiments. « Ce sont des lieux où je me sens bien et j’aurais préféré y faire les travaux de groupe plutôt que seule chez moi. »
Noémie Breda, étudiante en 1 er master à la Louvain School of Management sur le site de l’UCLouvain FUCaM Mons, option marketing.