Discours de Monsieur Baptiste Erkes, parrain de la promotion 2022 :
Bonjour à toutes et à tous,
Je voudrais évidemment commencer en vous remerciant de m’avoir invité et proposé d’être le parrain de votre promotion. C’est un honneur et un vrai plaisir.
J’ai écrit quelques discours dans ma vie, pour moi ou pour d’autres. La recette approximative : Un bon discours ne doit être ni trop court, ni trop long. Il doit parler de celles et ceux à qui il s’adresse, mais aussi prendre de la hauteur. Il peut y avoir un moment de dramatisation, une citation qui crédibilise les propos, un peu de storytelling, du framing, des métaphores, quelques chiffres pour ancrer les propos, puis atterrir sur quelques mots plus sages et une conclusion qui résume le tout et vous donne une mission. Je vais aussi dire du bien de l’institution qui m’a invitée, on ne sait jamais…
Je ne connais pas la plupart d’entre vous, pourtant nous avons pas mal de points en commun.
Il y a un peu plus de 20 ans, j’étais à votre place. Bon… le cérémoniel n’était pas exactement le même, mais ce n’est pas le plus important.
Comme la plupart d’entre vous, j’avais survécu aux cours d’économie politique, de statistiques, de droit… Puis en avançant dans les années d’université, j’ai survécu à la sémiologie, à la sémiotique de Peirce, à certains cours abscons de méthodologie, et même à des cours aux dénominations obscures comme « Analyse sémio-pragmatique des communications audio-scripto-visuelles » (une dénomination qui ne tiendrait à peine dans un tweet).
Quand j’ai été diplômé, soyons honnêtes, je ne percevais pas encore bien ce que ces années d’études m’avaient apporté. Je voyais des copines et des copains qui avaient fait la communication dans des hautes écoles et qui savaient manier la caméra, une table de montage, faire de la prise de son, des sites web… Moi, j’avais lu Gregory Bateson (je le relis encore aujourd’hui), Paul Watzlawick, un peu Tzvetan Todorov et Georges Lakoff, j’avais bien aimé Edward T. Hall, parmi quelques auteurs et autrices. J’avais particulièrement adoré mes cours de systémique… Mais je me demandais quelles étaient mes compétences.
Autant vous dire tout de suite… Les mois et années qui ont suivi m’ont démontré chaque jour ce que l’unif m’avait appris. L’université m’a appris à réfléchir. L’université m’a appris l’esprit critique. L’université m’a appris à saisir la complexité des choses et à comprendre que la richesse se trouve dans cette complexité. L’université m’a appris à apprendre.
À l’heure où bien souvent le monde pense que la simplification est une nécessité, c’est peu dire que cet apprentissage a été important. Sincèrement, il n’y a pas beaucoup de jours qui se sont passés dans ma vie professionnelle sans que je m’appuie à un moment ou à un autre sur l’outil intellectuel universitaire. Vous ne vous en rendez peut-être pas encore compte, vous verrez que les graines semées dans vos esprits par cette institution vont germer sans discontinuer dans les années et décennies à venir.
Quand je suis sorti de COMU il y a un peu plus de 20 ans, je me souviens d’un des tous derniers cours. Où le prof (c’était Yves Thiran) nous a annoncé un peu gravement une révolution de l’internet (encore balbutiant à cette époque, vous n’avez pas connu les modems 56k) dans les mois qui allaient suivre. Cette révolution s’appelait… les blogs.
Rétrospectivement, il y a de quoi rire, pourtant il avait raison. L’arrivée des blogs, c’est le signal faible de l’arrivée du web 2, des contenus générés par les utilisateurs.
D’autres révolutions ont suivi en 20 ans : l’ADSL, Google, l’iPhone, les réseaux sociaux, les Gafam… Certaines sont actuellement en cours. ChatGPT, dont certains comparent l’arrivée à la révolution produite par celle de l’imprimerie de Gutenberg. Nous ne savons pas encore l’ampleur des changements qui nous attendent, mais personne ne doute de leur importance. Ce que je veux dire par là, et vous le savez, c’est que la technologie est au cœur de nos vies, et que cela risque peu de s’arrêter (à moins d’une tempête de vents solaires, mais ce n’est pas l’objet de ce discours).
Vous allez traverser le 21e siècle. Il y a fort à parier que beaucoup d’entre vous connaîtront le 22e siècle. Dans les décennies à venir, vous allez connaître la 6G, la 7G, la 8G… Sans doute l’iPhone 20, 30, 40… L’explosion de la VR et du metaverse (reste à voir sous quelle forme). Vous allez connaître ChatGPT 4, 5, 6 et sans doute plus. Vous allez apprendre ce qu’est la médecine prédictive. Vous roulerez dans des voitures sans conducteurs. Vous avez vu la photo de Donald Trump arrêté par la police, mardi dernier ? … Moi oui. Via DALL-E, via Midjourney… Les deepfakes vont envahir le web et nos vies rapidement. OK, à ce stade, elles ne ressemblent pas à grand-chose… Mais vous concevez ce que cela va entraîner comme défis dans nos professions.
Vous connaîtrez aussi des changements sociétaux majeurs. Difficile de dire vers quoi nous mène la guerre en Ukraine, mais je ne prends pas beaucoup de risques en disant que c’est un changement des équilibres mondiaux globaux qui est en cours. Difficile de dire quelles seront les conséquences de la crise climatique, mais alors que le dernier rapport du GIEC n’a que quelques heures, plus personne de sensé aujourd’hui ne peut nier que ce bouleversement planétaire -et notre capacité à le gérer (ou pas)- déterminera prochainement l’avenir de notre planète et de notre civilisation… Oui, rien que ça.
Le chantier s’annonce colossal. Il sera passionnant. Il sera difficile.
Dans cette petite planète finie, dans ce monde interconnecté, la communication joue et continuera à jouer un rôle central. Pour le meilleur ou pour le pire. La « com » a ceci de particulier que tout le monde pense aujourd’hui savoir communiquer, parce que tout le monde (encore que…) sait utiliser les réseaux sociaux. Comme si maîtriser les outils et la technologie suffisait. Un marteau peut servir à enfoncer un clou, il peut aussi décapsuler une bière ou casser une vitre.
Mais vous… Vous avez appris à penser. Vous avez appris à penser la communication. Ce n’est pas rien. C’est un atout précieux pour une société. Et vu les évolutions qui vous attendent, mieux vaut savoir penser et s’adapter qu’être vite fonctionnel et donc souvent vite dépassé.
On en a peu parlé dans les médias, mais le 19 février dernier, c’était le 75e anniversaire d’une loi importante : celle qui permettait aux femmes en Belgique de voter à toutes les élections. Ma grand-mère a eu 100 ans il y a quelques jours. Elle a traversé le 20e siècle. Elle a connu le monde sans télévision. Elle a connu le monde sans ordinateurs. Il y a 75 ans et quelques jours, elle avait 25 ans et ne pouvait pas encore participer à la démocratie, comme près de la moitié de la population belge. Cela nous paraît fou aujourd’hui, pourtant… C’était (presque) hier.
Ce que je veux dire par là, c’est que notre démocratie est très jeune à l’échelle de l’Histoire. Elle est imparfaite bien sûr, elle est fragile mais résistante aussi, nous le voyons aujourd’hui plus que jamais. En Russie, en Hongrie, aux USA, en Angleterre, au Brésil, oserais-je dire « en France », chez nous aussi… Les simplismes et les populismes la rongent lentement. Cette démocratie est pourtant notre garantie la plus forte d’égalité entre nous, de justice, de solidarité, de sécurité, de progrès collectif et partagé. Et donc de paix. D’éducation aussi. Au risque d’enfoncer une porte ouverte, c’est grâce à la démocratie que vous et moi avons pu faire des études universitaires. Dans ce monde en mutation, elle est notre bien le plus précieux.
Depuis un siècle, la presse, la radio et la télévision (dont on fêtera les 70 ans en Belgique cet automne) ont façonné notre société. Aussi imparfaits soient ces médias, qu’ils soient publics ou privés, ils faisaient consensus la plupart du temps sur les faits, sur le traitement de l’information, sur les grands débats de société à mener. L’information est une chape de béton essentielle sur laquelle repose notre démocratie.
C’est, je crois, l’arrivée du web dans les années 90 qui m’a fait choisir des études en communication en 1997. À cette époque, c’était une merveilleuse utopie, la bibliothèque universelle à portée de toutes et tous. En 20 ans, ce rêve a étrangement évolué. Ce qui était une incroyable bibliothèque est devenu un énorme supermarché qui vous attire sans cesse et fait tout pour vous retenir pour vous faire les poches. Il y a bien encore quelques rayons « livres », mais…
Aujourd’hui les réseaux sociaux évoluent de la même façon : un outil au service du contact humain s’est transformé en outil de l’économie de l’attention.
Le consensus informationnel s’effondre. Désormais les algorithmes éditorialisent automatiquement les contenus qu’ils nous soumettent en ne valorisant ni la qualité de l’information ni sa véracité, … Mais simplement son attractivité. Peu importe le contenu qui circule pourvu qu’il suscite de l’émotion. Nous sommes passés d’un idéal de la société de l’information à une société de l’émotion et de la désinformation.
Vous le savez comme moi. Je ne nie pas l’intérêt communicationnel des réseaux sociaux, d’une bonne story Insta voire même de TikTok. Et puis de toute façon ils sont là. Mais il nous faut sans cesse apprendre à connaître les médias que nous utilisons, et leurs limites cachées derrière leur force d’attraction.
Car leur impact actuel est un enfermement toujours plus fort dans des réalités individualisées, l’essoufflement des réalités collectives, et donc un affaiblissement chaque jour un peu plus fort de cette démocratie. Bruno Patino, le directeur d’Arte, citait récemment ce chiffre incroyable concernant les messages antivax : Facebook a 3,3 milliards d’abonnés, or 12 personnes ont été à l’origine de 60 à 70 % des messages antivax touchant 59 millions de personnes. La plupart des gens qui ont suivi ces 12 personnes ne l’ont pas fait parce qu’ils cherchaient cette info ou ont eu l’idée de les suivre, mais parce que l’algorithme le leur a proposé.
Pourtant, aussi écologiste que je sois, je ne suis pas technophobe. Parce que les algorithmes ne sont que le fruit d’humains qui les créent. Un algorithme éthique est possible. Un algorithme qualitatif est possible. Un algorithme qui rapproche les humains est possible. Un algorithme qui renforce la sérendipité est possible. Un algorithme qui défend la diversité, l’égalité, le respect, la tolérance et la démocratie est tout à fait possible. Qu’il ne réponde pas parfaitement aux lois du marché doit être le cadet de nos soucis, c’est de l’avenir de l’humanité dont il s’agit (c’est le moment de la dramatisation, promis :-) ).
Albert Einstein disait : “Tout ce que l'homme ignore, n’existe pas pour lui. Autrement dit, l’univers de chacun se résume à la taille de nos connaissances".
(Comme on est au 21e siècle, je vais reformuler : « Tout ce que les femmes et les hommes ignorent n'existe pas pour elles et eux. Autrement dit, l’univers de chacune et chacun se résume à la taille de nos connaissances »)
Élargir les univers. Vaste et ambitieux programme. Au service de la démocratie. C’est ce que, humblement, j’essaie de faire au quotidien. Ce que fait aussi la RTBF et les près de 2000 personnes qui y travaillent chaque jour. Votre RTBF, ce média public que j’ai l’honneur de présider. Je ne vous en parlerai pas plus ici, si ce n’est pour vous dire le plus objectivement possible la chance que la Belgique francophone a de pouvoir compter sur un média public - outil certes toujours perfectible - au service de la culture, de l’information, du divertissement de qualité… Et de l’élargissement de nos univers. Ce faisant, la RTBF fait société, dans le sens le plus noble du terme.
Que vous deveniez ou soyez journalistes, chargés de communication, porte-paroles, relations publiques, publicitaires… Que vous travailliez pour le public, pour le privé, pour vous-même… Votre responsabilité, « votre mission si vous l’acceptez », sera celle-là : luttez contre le rétrécissement et élargissez les univers de toutes et tous. Apprenez aux gens à se parler, à s’écouter, à se décentrer. C’est une tâche complexe, dans le grand flux et dans le bruit constant. Mais c’est une tâche fondamentale.
Gilles Marchand, le directeur des médias publics suisses, le disait récemment : « Demain, le destin des démocraties dépendra de leur capacité à produire et à faire circuler une information de qualité ». Je ne saurais pas mieux le formuler.
Alors je voudrais terminer, humblement, par quelques conseils. Ils sont ceux que je tente de m’appliquer au quotidien.
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D’abord informez-vous. Bien. L’information, la vraie, est le fruit d’un travail humain. Elle a donc un coût. Donc il est normal et souhaitable de payer pour de l’information. « Être mis au courant » par les réseaux sociaux, ce n’est pas s’informer. S’informer est une démarche active. Nous avons un paysage informationnel riche en Belgique francophone. Il faut le conserver. Et si vraiment vous n’avez pas d’argent, nous avons un service public d’une qualité rare qui met à votre disposition de l’information pour laquelle vous avez payé par vos contributions.
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Lisez. Des livres. Pas seulement des threads, des commentaires ou des articles aux titres accrocheurs… Lisez des livres. Des essais, des romans, des bandes dessinées… C’est aussi indispensable pour votre cerveau qu’une longue promenade en forêt ou une heure de sport… Lire, c’est précisément étendre/élargir la superficie de nos univers.
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Déconnectez-vous. Parfois. Souvent même. Tout nous ramène à notre écran portatif. Combien de fois je me retrouve avec mon téléphone en main en train de scroller sans même avoir pris conscience de mon geste. Combien d’heures par jour ? Combien de messages, combien de notifications me ramènent dessus en permanence… Nous passons entre 40 et 60 % de notre temps éveillé devant un écran. Ralentissez.
Il y a 20 ans, la fracture numérique était une fracture des accès. L’enjeu démocratique était que toutes et tous puissent avoir accès à « la grande bibliothèque ». Aujourd’hui cette fracture est dans les usages : nous n’avons pas les mêmes compétences face à cet outil protéiforme. Bientôt, cette fracture numérique sera dans l’accès à la déconnexion. Celles et ceux qui se déconnecteront, prendront le temps de se distancier de la connexion, du flux, des écrans... Ceux-là seront avantagés. Car se déconnecter, c’est reprendre le contrôle sur l'omniprésence des émotions algorithmiques.
Et enfin… Décentrez-vous. Parlez-vous. Rencontrez-vous en vrai. Regardez-vous dans les yeux. En fin de compte, apprenez à écouter. Dans ce flux de bruits constants, savoir vraiment écouter devient une qualité rare, la base de la décentration, la base de toute vraie communication.
Retenez ceci : Désormais, le défi du siècle est d’offrir à la démocratie une information de qualité. Car l’information est l’oxygène de la démocratie.
Citations, chiffres, dramatisation, storytelling, punchlines, métaphores, j’ai même parlé de ma grand-mère… Je pense avoir fait le tour !
Je vous souhaite une très belle vie. Je vous remercie de m'avoir écouté.
Baptiste Erkes
22 mars 2023
Les photos de la cérémonie sont disponibles via ce lien.
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