Débat: Forum sur l’islam de France, le lieu de tous les paradoxes?

CISMOC

Il y a un an, le 18 janvier 2021, le Conseil français du culte musulman a publié la Charte des principes pour l’Islam de France, signée par les acteurs majeurs de l’islam représentés au sein du CFCM. Parmi eux, Musulmans de France (proche des Frères musulmans et le Rassemblement des musulmans de France (proche du Maroc) malgré la réticence initiale de trois acteurs dont le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), Millî Görüs (CIMG), tous les deux proches de la Turquie et le mouvement Foi et Pratique, proche des prédicateurs du Tabligh. Cette charte devrait constituer un premier pas vers un Conseil national des imams.

Ce document affirme des règles déontologiques qui insistent sur les principes structurants de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, du rejet de toutes les formes d’ingérence et d’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques, d’attachement à la raison et au libre arbitre, d’attachement à la laïcité et aux services publics, et de lutte contre la haine anti-musulmane, la propagande et les fausses informations.

Une hiérarchie entre la République et l’islam

Cette charte établit une hiérarchie entre la République et l’islam de sorte que la République, ses lois et ses valeurs soient mobilisées comme « références ultimes », et donc comme faisant autorité morale, juridique et politique vis-à-vis de l’islam. Les dirigeants des associations islamiques au sein du CFCM ont critiqué à plusieurs reprises le ton qu’ils ont jugé paternaliste sous couvert de « déontologie ».

Cette charte exige de ses signataires d’accepter les quatre valeurs de la liberté, de l’égalité, de la fraternité et de la raison comme cadre éthique de l’islam en France alors même que ces quatre valeurs n’occupent pas une place prééminente dans le système des valeurs de l’éthique musulmane.

 

Signature de la Charte des principes de l’islam de France (France 24, 18 janvier 2021)

Or il est difficile de réduire l’islam à un socle de valeurs républicaines, car il s’agit d’une religion complexe où s’entrelacent des dimensions religieuses, coutumières parfois sujettes à interprétation (droit des transactions, relations familiales, droit de la guerre et de la paix, interprétations religieuses des doctrines, etc.) mais aussi sociopolitiques. Selon les communautés d’origines, le poids des autorités est plus ou moins fortes, de même que les enjeux de solidarités ethniques et tribales, les appartenances, les courants et sensibilités liées à des pays ou des mouvements globaux, etc.)

Ainsi, les organisations majeures de l’islam en France fonctionnent toujours sur base d’appartenance ethnique (qu’elles soient liées à la Turquie, à l’Algérie ou au Maroc) ou de sensibilité idéologique transnationale, ce qui a mené le Conseil français du culte musulman (CFCM) à disparaître pour laisser sa place au Forum de l’islam de France (Forif).

Un forum pour « filtrer » les acteurs

Pour l’instant, le gouvernement français mise sur le Forum de l’islam de France (Forif), un lieu de dialogue entre l’État et le culte musulman. Lancé le 5 février 2022, il a été conçu pour « filtrer » des acteurs (ministres du culte, aumôniers, responsables associatifs, représentants de mosquées, intellectuels, juristes) qui seront chargés de lancer les travaux sur la professionnalisation et le recrutement des imams, l’organisation et le fonctionnement des aumôneries, la lutte contre les actes antimusulmans et la sécurité des lieux de culte, et l’application de la loi confortant le respect des principes de la République.

Ce forum aura-t-il la détermination de confronter les vrais obstacles dans la relation entre l’État français et le culte musulman ?

Concrètement, la formation des imams, un des chantiers envisagés dans le Forif, doit tenir compte du fait qu’il n’existe pas de « super-imams » ; cette idée s’inspire du modèle allemand. Or, après 15 ans de travail et de recommandations au sein de la Conférence sur l’islam, l’Allemagne a ouvert une faculté de formation des cadres religieux musulmans, l’Islamkolleg Deutschland en juin 2021 à Osnabrück alors que la DITIB, liée à la Turquie, et la plus large organisation musulmane continue à former ses propres imams en Allemagne. Il reste à savoir si les communautés musulmanes décideraient d’engager les imams formés dans cette faculté ou pas.

« L’islam et la France » : les incohérences qui minent le débat

Du point de vue de la théologie politique de l’islam classique et qui fait autorité pour un certain nombre d’acteurs qui ont signé la Charte, tout pouvoir, ici le gouvernement français, qui intervient dans les affaires religieuses, sociales et politiques de l’islam, et qui ne dispose pas d’autorité religieuse lui-même (califat ou imama), est illégitime. Pour certains pratiquants, le gouvernement français n’étant pas musulman ne peut revendiquer « la souveraineté vis-à-vis de l’islam ».

La théologie politique de l’islam adoptée par la majorité des penseurs musulmans contemporains, considère que :

« seule la shari’a est souveraine, où s’unissent légalité et légitimité : la shar’iyya bi-dun shari’a – il n’y a pas de légitimité sans la shari’a. Seule, la shari’a peut sauvegarder l’État de droit ».

Parce que la souveraineté est de nature légale, éthique et théologique, et pas politique, deux paradoxes caractérisent cette théologie politique :

  • Un État ne peut être souverain

  • Dieu ne formera jamais un État.

Par conséquent, la légitimité d’un État ne proviendrait pas de sa souveraineté, mais de son application de la loi musulmane qui serait « la face visible » de la souveraineté divine. Ainsi, l’État moderne est jugé dans la théologie politique islamique dans ses rapports à l’oumma et à la charia, et ne peut revendiquer l’autorité que s’il se « met au service » de la communauté et de sa loi islamique.

Les organisations majeures de l’islam en France n’ont pas engagé la question de la théologie politique qui accepterait l’idée de la souveraineté absolue de l’État-nation dans le domaine des affaires publiques. La souveraineté est envisagée dans la pensée politique islamique comme souveraineté divine assumée sur terre par la souveraineté de la communauté islamique « universelle » ; ces deux souverainetés sont mutuellement constitutives.

Ainsi, pour la plupart des théologiens, la suprématie de la communauté islamique « universelle » sur ses gouverneurs est absolue car l’oumma a été chargée par Dieu de la réalisation de Sa loi sur Terre. Et dans cette perspective, l’État comme pouvoir politique n’aurait donc de souveraineté que si la communauté islamique lui délègue le pouvoir.

Aller vers une nouvelle théologie politique ?

Sans une nouvelle théologie politique – dont on trouve les germes chez quelques penseurs musulmans comme Ali Abdel Raziq (1888-1966) – où Dieu concède à l’État sa souveraineté « terrestre », et se contente de la souveraineté « céleste », on peut faire l’hypothèse que les acteurs de l’islam pourront s’adapter mais moins facilement se transformer.

 

Ali Abdul Raziq, l’un des penseurs de l’islam séculier (en anglais)

Pour le moment le fossé demeure béant entre d’une part des acteurs officiels faisant la promotion d’un islam fier de sa loi et de ses particularismes et d’autre part une République qui braque les valeurs de la Révolution française et les érigent comme universelles.

L’ingénierie politique républicaine devrait confronter ces incohérences et ne pas uniquement parier sur « les Lumières républicaines » pour toucher les différents acteurs de l’islam.
 

Abdessamad Belhaj, Chercheur au CISMOC, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le 18 février 2022