Les yeux rivés sur l’impact de la crise du covid-19 sur l’économie, la question se pose : comment éponger le déficit des finances publiques du pays tout en anticipant les futures crises liées au réchauffement climatique ? Tentative de réponses avec Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque nationale de Belgique et Jean-Pascal van Ypersele, climatologue.
D’après les scénarios de la Banque nationale de Belgique sortis début juin, la crise du coronavirus aura un impact de 9 % sur le PIB en 2020. « Nous travaillons avec des scénarios car il y a encore beaucoup trop d’incertitude pour faire des estimations », affirme Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque nationale. « Les scénarios de reprise en V évoqués (ndlr : chute et reprise rapides) semblent aujourd’hui éloignés. Je crois que c’est important de regarder la crise sur une période supérieure à un an. Les deux mois de production perdue cette année vont d’une manière ou d’une autre se répercuter en 2021. Cette crise est plus sévère que 2008 mais pas dans les mêmes proportions. On en sortira collectivement plus pauvres. Il y aura moins de moyens pour affronter les défis qui sont les mêmes qu’avant la crise dont le climat, le vieillissement de la population, les finances publiques, le faible gain de productivité, etc. »
Sophia, un plan de transition
Les débats concernant les mesures de réduction des impacts du réchauffement climatique sont pourtant présents. Le Resilience Management Group – 100 scientifiques et 182 entreprises – a présenté, en mai dernier, le plan Sophia, un ‘plan de transition pour la Belgique, pour une relance durable post COVID-19’, soit plus de 200 mesures réparties en 15 domaines.
« Il faut saisir cette opportunité extraordinaire de relancer l’économie en ne creusant pas les ornières dans lesquelles nous risquons de tomber plus tard », insiste Jean-Pascal van Ypersele, un des porteurs du projet. Comme l’écrit The Economist, ‘Il faut saisir le moment ! Les dommages climatiques seront plus lents que ceux de la pandémie mais ils seront plus massifs et dureront plus longtemps’.1 « Quelle que soit la difficulté à combiner réflexion et prise de décisions rapide, il faut orienter ce redémarrage dans les meilleures conditions possibles. »
Une des opportunités est la taxation du carbone mise en place pour les grandes entreprises européennes, estime le climatologue, mais elle ne porte pas suffisamment sur des domaines comme le trafic aérien, le gaz, le chauffage etc. « C’est une possibilité de collecter des fonds nécessaires pour réalimenter les budgets des États. La gestion intelligente de ces budgets facilitera la transition et évitera les effets sociaux. »
Une énergie renouvelable abondante
« La taxe CO2 était déjà une bonne idée avant la crise », rebondit Pierre Wunsch. « Par contre, l’impact sur différents secteurs, comme le secteur aérien par exemple, ne va pas faciliter les discussions sur l’augmentation des impôts, vu les circonstances. » Pour l’économiste, sur base des technologies actuelles, la taxe carbone doit pratiquement être infinie pour atteindre l’objectif fixé par l’Europe, soit zéro carbone en 2050. « Nous avons la capacité de réduire les émissions CO2 à raison de 60-70 % pour un coût limité de l’économie. Les derniers 30 % nécessitent la mise en oeuvre de technologies qui n’existent pas encore. Malgré tout, je suis très optimiste à l’idée d’avoir une énergie renouvelable, abondante et bon marché d’ici 20 ans. Je ne crois pas qu’on va vers un monde en pénurie d’énergie ni que l’on va devoir vivre complètement différemment. »
« Les mesures qui ont été prises il y a deux ans par la Commission européenne ont permis de corriger et de provoquer la hausse du prix de la tonne de CO2 », contre-argumente Jean-Pascal van Ypersele. « Ce qui a été modélisé s’est réalisé. En rendant plus chère l’utilisation des vieilles technologies qui ne permettent pas de réduire les émissions, on favorise l’innovation et les nouvelles technologies qui permettront cette réduction. » Mais passer à un autre prix du jour au lendemain n’est ni réaliste ni souhaitable. « On peut, petit à petit, orienter l’ensemble de l’économie et des techniques utilisées dans les bonnes directions. »
Tension institutionelle
« Je trouve que le rapport Sophia ne prend pas assez en compte la difficulté institutionnelle dans laquelle on se trouve en Belgique », signale Pierre Wunsch. « Il met l’accent sur la démocratie participative, le climat, etc., alors qu’aujourd’hui, on a un problème de tension institutionnelle et une structure économique dans le Sud du pays qui dépend des transferts de la Flandre. On est probablement à 70 % de dépenses publiques en Wallonie pour 2021- 2022. Ça veut dire qu’on sera plus proche d’un régime communiste que d’un régime néo-libéral que d’aucuns décrient. Ce n’est pas une situation unique, cela existe ailleurs comme en France. Si on ne prend pas conscience que la structure économique n’est pas autoportante, on passe à côté d’un débat sur la restructuration de l’économie. C’est un enjeu financier non négligeable. On prévoit un déficit public de 6 % pour les deux prochaines années, ce n’est pas tenable. On va devoir faire des choix car il y aura moins d’argent. »
« Il faut choisir. Investir pour arriver à une neutralité carbone coûtera cher, ne pas le faire risque de coûter plus cher encore », insiste Jean-Pascal van Ypersele. « La crise a montré l’interconnexion à l’échelle mondiale. Ici, c’est un virus qui voyage, avec le réchauffement climatique, cela peut être des réfugiés qui vont se déplacer par millions. Installer des fils barbelés tout autour de l’Europe ne va rien résoudre. » Le gouverneur se dit convaincu que certaines sociétés sont mieux à même d’anticiper l’avenir et de faire des choix conséquents. « Plus je vieillis, plus je me rends compte que la culture au sens large a un impact énorme sur la réussite socioéconomique des pays. En Belgique, on éprouve énormément de difficultés à se mobiliser pour des enjeux de long terme. Dès qu’il y a crise économique, les enjeux environnementaux régressent dans les priorités. Dans les sondages auprès des Belges, le climat est tombé en bas du peloton. »
Résister aux chocs
Les décideurs politiques ont souvent une échelle de temps limitée à l’échéance des prochaines élections, constate le climatologue, alors qu’accepter des décisions difficiles à court terme mais bénéfiques à long terme est très important. On sait que la pandémie et le climat impactent les plus faibles et, dit-il, les décisions ne prennent pas suffisamment en compte les effets sur les plus pauvres. « Le sens des mesures de confinement a été compris et accepté. Si on arrive à expliquer la nécessité de décisions parfois difficiles pour protéger le long terme, je crois qu’on aura davantage de bonnes décisions. » Le chercheur pense qu’une société résiliente est mieux à même d’anticiper et de résister aux chocs, quelle que soit leur origine. « C’est en tout cas l’ambition du plan Sophia 2. »
« Les chocs peuvent être de nature très différente », relève Pierre Wunsch. « Quand des crises de cette ampleur surviennent, on constate qu’on n’a pas assez investi pour les anticiper. Dès qu’elles s’éloignent, et c’est en partie dans la nature humaine, les gens sont enclins à reprendre certains risques. Honnêtement, je n’ai rien vu dans le plan Sophia qui me rassure sur le fait qu’on ne vivra plus de crise dans les 50 ans qui viennent », conclut-il.
Emeline Finet
Chargée de communication UCLouvain Bruxelles
Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque nationale de Belgique, docteur en économie de l’UCLouvain.
Jean-Pascal van Ypersele Climatologue, professeur à la Faculté des sciences de l’UCLouvain.
1. The Economist, éditorial du 23 mai 2020
2. Le plan Sophia, rédigé par les scientifiques du Resilience Management Group et soutenu par les entreprises de la Coalition Kaya, est disponible sur www.groupeone.be/PlanSophia
Le point de vue de l'étudiante
« Pour Jean-Pascal van Ypersele, il faut anticiper le changement et accepter que ce soit difficile à court terme. Pierre Wunsch déclare, lui, qu’on n’a pas assez investi dans le passé. Je me rends compte que peu importe le changement à mener, il y aura toujours un coût à supporter à court terme pour des bénéfices générés et perceptibles parfois à plus long terme », décode Sibylle Halloy. « Dans notre société, chacun estil prêt à assumer un coût immédiat et à patienter avant de voir les résultats ? Sommes-nous disposés à renoncer à des habitudes de vie, voire à des acquis, afin de contribuer à un changement futur ? Et à quel prix ? »
Dans son mémoire consacré à la gestion participative au sein des entreprises d’économie sociale, Sibylle Halloy constate que « beaucoup d’entre elles n’osent pas passer à une gestion plus participative parce que cela demande du temps et que les bénéfices ne seront récoltés qu’à long terme. Qu’il s’agisse d’un changement personnel, au sein d’une entreprise ou de la société, le modèle est le même, à savoir un coût au début et des bénéfices plus tard ». Comment mettre en oeuvre les idées qu’on estime importantes dans le cadre professionnel ? Active dans une grande entreprise belge, elle défend l’idée d’une participation des salariés dans le débat sur les défis actuels et futurs. « L’entreprise existe aussi à travers les personnes qu’elle emploie. Celles-ci portent les valeurs de l’entreprise mais aussi des valeurs personnelles qui peuvent pousser l’organisation à se réinventer. » D.H.
Sibylle Halloy
Diplômée de la Louvain School of management de l’UCLouvain, lauréate du HERA Award Cooperative Sustainable Economy 2020 pour son mémoire ‘Le management participatif en entreprise sociale d’insertion en Belgique francophone : Étude exploratoire’