C.C., arrêt n° 133/2018, 11 octobre 2018

Louvain-La-Neuve

Nationalité et sous nationalité dans l’accès à la pension de retraite coloniale : le cas des Belges de statut congolais.

Par l’arrêt n° 133/2018, la Cour constitutionnelle belge se prononce sur la conformité de l’article 1er des lois relatives au personnel d’Afrique avec les articles 10 et 11 de la Constitution belge combinés aux articles 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et 1er du Premier protocole additionnel. Dans son raisonnement, la Cour considère que l’article 1er des lois relatives au personnel d’Afrique interprété comme excluant les « Belges de statut congolais » de la pension de retraite coloniale est discriminatoire. Ce commentaire évalue le raisonnement de la Cour constitutionnelle belge, à la lumière de sa jurisprudence antérieure et à celle de la Cour européenne des droits de l’homme.

Art. 14 CEDH – arts. 11 et 12 Const. Belge – Pension - Discrimination – Belges de statut congolais.

Trésor Maheshe Musole

A. Arrêt

Par l’arrêt du 28 juin 2017, la Cour d’appel de Mons saisit la Cour constitutionnelle en posant la question préjudicielle suivante :

« L’article 1er des lois relatives au personnel d’Afrique coordonnées le 21.05.1964, interprété en ce qu’il subordonne le droit à une pension de retraite aux personnes de nationalité belge ou luxembourgeoise nommées comme membres du personnel de carrière des cadres d’Afrique à l’exclusion des "Belges de statut congolais", viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention ? » (pt I).

Cette question s’inscrit dans le cadre d’un différend entre le requérant et le Service fédéral des Pensions, dit le « SFPD », sur le droit à obtenir en Belgique une pension de fonctionnaire du secteur public. Le requérant travaillait auprès de l’Administration d’Afrique de 1947 à 1960, en qualité de « Belge de statut congolais ». À ce titre, il a été exclu de la pension de retraite coloniale réservée aux agents de carrière ayant la nationalité belge ou luxembourgeoise. Ce traitement différencié se fonde sur l’article 1er des lois relatives au personnel d’Afrique. Selon cette disposition :

« Le présent chapitre s’applique aux personnes de nationalité belge ou luxembourgeoise qui ont été nommées comme membres du personnel de carrière des cadres d’Afrique avant le 30 juin 1960 ».

Cette disposition prévoit deux conditions cumulatives pour bénéficier de la pension de retraite coloniale, à savoir la nomination en tant qu’agent statutaire, d’une part, et la détention de la nationalité belge ou luxembourgeoise, d’autre part. Après avoir recouvré la nationalité belge en 2006, le requérant demande au SFPD de pouvoir bénéficier de cette pension. Après plusieurs procédures antérieures devant les juridictions belges, la Cour d’appel de Mons décide de demander un éclairage à la Cour constitutionnelle au sujet de la compatibilité de l’article 1er de cette loi avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier protocole additionnel à cette convention. Pour examiner la conformité de cette disposition aux principes de non-discrimination et d’égalité, la Cour constitutionnelle adopte un raisonnement en deux temps.

Dans un premier temps, la Cour constitutionnelle examine la justification du traitement différencié opéré par cette disposition, qui inclut dans son champ d’application les membres du personnel de carrière d’Afrique ayant la nationalité belge, mais pas les « Belges de statut congolais ». Pour comprendre la raison d’être de ce traitement différencié, la Cour interroge les travaux préparatoires. Selon ces travaux :

« La loi du 27 juillet 1961 avait donc pour objet de régler le sort des membres de ce personnel (Doc. parl., Chambre, S.E. 1961, n° 106/1, pp. 1-2) en instituant un régime en faveur des membres du personnel empêches de poursuivre leur carrière par suite des évènements, régime qui comporte en même temps l’octroi de certains avantages d’ordre pécuniaire et la mise en œuvre d’un dispositif permettant d’assouplir à leur égard les règles de recrutement dans le secteur public métropolitain (ibid., p. 3) » (pt B.2.2.).

La Cour en déduit que cette loi avait été conçue pour faire face aux conséquences, pour les membres du personnel de carrière d’Afrique, de l’indépendance du Congo. Son but est de faciliter le reclassement des membres du personnel ayant la nationalité belge ou luxembourgeoise dans la fonction publique métropolitaine.

Dans un second temps, la Cour constitutionnelle évalue le critère de nationalité sur lequel repose cette justification, au regard des exigences d’objectivité et de pertinence.

Concernant le caractère objectif du critère de la nationalité, la Cour dit qu’un tel critère est objectif dès lors qu’il s’applique à « l’agent ayant accompli des prestations comme membre du personnel de carrière des cadres d’Afrique au moment où il faisait partie de ce personnel » (pt B.4.2.). À cette époque, la différence de traitement se justifiait par le fait que :

« Les premiers, qui tenaient leur nationalité belge ou luxembourgeoise des lois métropolitaines relatives à la nationalité, bénéficient du droit à la pension de retraite tandis que les seconds, originaires des territoires colonisés et qui étaient maintenus, en vertu de la Charte coloniale du 18 octobre 1908, sous le régime spécial des lois qui gouvernaient le statut de la colonie, ne bénéficient pas du même droit » (pt B.3.1.).

Quant à la pertinence du critère de nationalité, la Cour constitutionnelle adopte une motivation en demi-teinte.

D’un côté, elle considère qu’un tel critère peut être jugé pertinent au regard du contexte d’adoption de la loi en cause. Selon ce contexte, l’objet de cette loi était d’organiser « le reclassement dans la fonction publique belge des agents métropolitains qui avaient choisi de mener carrière dans la fonction publique de la colonie et qui se trouvaient soudainement empêchés de poursuivre cette carrière et obligés de rentrer en Belgique » (pt B.6.1.). À ce titre, le critère de nationalité est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, à condition de s’appliquer uniquement « aux dispositions organisant le reclassement des membres du personnel d’Afrique dans la fonction publique belge lors de leur retour en Belgique dû aux évènements de 1960 et non aux dispositions relatives au droit à la pension de retraite prévues par les mêmes lois » (pt B.7.2.).

D’un autre côté, la Cour juge le critère de nationalité comme n’étant pas pertinent, car il n’existe aucune justification raisonnable à l’exclusion des « Belges de statut congolais » du bénéfice de la pension de retraite. Pour la Cour, « les évènements survenus en juillet 1960 ont également eu des répercussions sur la carrière des agents de l’Administration d’Afrique qui étaient Belges de statut congolais et, notamment, sur leur droit à la pension de retraite » (pt B.6.2.). La Cour conclut que toute interprétation de l’article 1er excluant les « Belges de statut congolais » viole les articles 10 et 11 de la Constitution Belge.

B. Observations

Le raisonnement de la Cour constitutionnelle mérite d’être examiné à l’aune de sa propre jurisprudence ainsi qu’à celle de la Cour européenne des droits de l’homme.

Concernant la jurisprudence de la Cour européenne, le raisonnement de la Cour constitutionnelle suit ses enseignements. Ceux-ci considèrent le critère de la nationalité en matière de sécurité sociale comme suspect[1]. Elle est très sévère « à l’encontre des différences de traitement fondées sur la nationalité lorsqu’elles aboutissent à désavantager un étranger établi sur le territoire »[2]. Dans l’affaire Gaygusuz, par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme condamne l’Autriche à l’unanimité, parce que sa législation excluait les étrangers du droit aux allocations de chômage d’urgence, sur la base du seul critère de nationalité. Bien que le requérant bénéficie dans la présente espèce de la nationalité belge, rien n’empêche de lui appliquer cette jurisprudence. Il était privé de la pension de retraite coloniale parce qu’à l’époque où son travail pour l’administration coloniale lui a ouvert le droit à la pension, il était « Belge de statut congolais », une forme de sous-nationalité belge.

En considérant l’exclusion des « Belges de statut congolais » du droit à la pension de retraite coloniale comme contraire au principe d’égalité (article 10 et 11 de la Constitution), la Cour constitutionnelle se conforme à ces enseignements de la jurisprudence européenne. Elle reconnait aux « Belges de statut congolais » ayant travaillé au sein de l’administration coloniale le droit de bénéficier de la pension de retraite coloniale. Toutefois, l’enseignement de cet arrêt a une portée limitée. Dans sa motivation, la Cour constitutionnelle prend le soin de limiter le champ d’application d’une telle interprétation. Selon elle, l’octroi d’une pension de retraite concerne uniquement les anciens membres du personnel de carrière des cadres d’Afrique qui, au moment de l’introduction de la demande d’admission au bénéfice de la pension, résident régulièrement en Belgique (B.3.2.). Il se dégage d’une telle motivation que le droit à une pension de retraite coloniale est réservé aux personnes qui résident en Belgique. Par le passé, la Cour constitutionnelle a eu à préciser la durée de résidence donnant droit à une prestation sociale de l’État belge en faveur des étrangers. Dans l’arrêt n° 153/2007, la Cour estime qu’il n’est pas raisonnablement justifié d’exclure du bénéfice des allocations sociales les étrangers installés en Belgique de « manière définitive ou à tout le moins pour une durée significative » (B.15).

Par rapport à sa propre jurisprudence, cet arrêt s’inscrit dans le schéma interprétatif des décisions de la Cour constitutionnelle appelée à statuer sur la violation des principes d’égalité et de non-discrimination. Cinq critères caractérisent ce schéma, à savoir le critère téléologique, le critère de comparabilité, le critère de pertinence, le critère de proportionnalité et le critère d’objectivité. Parmi ces critères, celui de comparabilité se trouve en filigrane lors de l’examen des principes d’égalité et de non-discrimination[3].

Dans la présente espèce, la Cour constitutionnelle examine quelques-uns de ces critères pour établir la conformité ou non de l’article 1er de la loi du 27 juillet 1961 aux articles 10 et 11 de la Constitution.

D’abord, elle recourt au critère téléologique pour rechercher dans les travaux préparatoires si le législateur a voulu traiter de manière identique ou non deux catégories des personnes. Après avoir consulté ces travaux, elle aboutit à la conclusion selon laquelle le législateur voulait distinguer les « Belges de statut congolais » de ceux qui bénéficiaient de la nationalité belge sur la question du reclassement dans la fonction publique métropolitaine, plutôt que sur le bénéfice de la pension de retraite coloniale (pts B.2.3. et B.2.4.)

Ensuite, la Cour examine cette justification au regard du critère d’objectivité pour évaluer le facteur de différenciation. Elle identifie le critère de nationalité comme facteur de différenciation pour bénéficier de la pension de retraite coloniale. Selon la Cour, un tel critère est objectif au moment où le requérant faisait partie de ce personnel. Cette précision est d’autant plus importante, car à cette époque le demandeur originaire ne résidait pas en Belgique. Or, pour la Cour constitutionnelle, « la demande d’octroi d’une pension concerne une personne qui réside en Belgique » (pt B.3.2). Il se dégage que la différence de traitement ne repose pas exclusivement sur le critère de nationalité.

Enfin, la Cour confronte cette justification au critère de pertinence pour vérifier son caractère raisonnable. C’est ici où apparait en filigrane le critère de comparabilité dans l’analyse de la pertinence. Pour la Cour, il n’est pas raisonnablement justifié d’exclure « les Belges de statut congolais » de la pension de retraite, dès lors qu’ils ont subi les répercussions des événements de juillet 1960 au même titre que les agents de carrière de nationalité belge.

Cet arrêt traduit la difficulté pour les juges d’examiner le traitement différencié entre l’étranger et le national. Le nombre des décisions contradictoires dans la procédure antérieure à cette affaire atteste cette difficulté (pt II). En recourant à son propre schéma interprétatif, la Cour constitutionnelle éclaire les conditions de nationalité et de sous-nationalité dans l’accès à la pension de retraite coloniale. Il se dégage de cet arrêt que le bénéfice de la pension de retraite coloniale par le « Belge de statut congolais » est conditionné par la résidence régulière en Belgique.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C. C., 11 octobre 2018, n° 133/2018.

Jurisprudence :

Cour eur. D.H., Gaygusuz c. Autriche, 16 décembre 1996, req. n° 17371/90.

C. C., 12 décembre 2007, n° 153/2007.

Doctrine :

Carlier, J.-Y., et Saroléa, S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

Flohimont, V., « Comparaison et comparabilité dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle : rigueur ou jeu de hasard ? », R.B.D.C., 2008, n° 3.

Pour citer cette note : T. Maheshe Musole, « Nationalité et sous nationalité dans l’accès à la pension de retraite coloniale : le cas des Belges de statut congolais », Cahiers de l’EDEM, octobre 2018.


[1] À ce sujet, voy. J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 93 et s.

[2] Cour eur. D.H., Gaygusuz c. Autriche, 16 décembre 1996, req. n° 17371/90, pt 42.

[3] V. Flohimont, « Comparaison et comparabilité dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle : rigueur ou jeu de hasard ?», R.B.D.C., 2008, n° 3, pp. 219 et 235.

Photo de G.Lanting - Eigen werk, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=6971717

Publié le 31 octobre 2018