C.C.E., 11 juillet 2016, n° 171 614

Louvain-La-Neuve

Mutilation génitale féminine à Djibouti : le Conseil du contentieux des étrangers propose une expertise médicale.

Le Conseil du contentieux des étrangers annule la décision de refus de prise en considération d’une deuxième demande d’asile basée sur la même crainte que celle invoquée dans le cadre de la première demande, à savoir le risque d’excision de la fille mineure de la requérante en cas de renvoi à Djibouti, ainsi que les séquelles physiques et psychologiques que la requérante conserve de l’excision qu’elle-même a subie. Il renvoie l’affaire au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides en proposant de faire procéder à une expertise médicale de la requérante portant sur la nature exacte de la (des) mutilation(s) génitale(s) féminine(s) subie(s) par la requérante elle-même.

Deuxième demande d’asile – Refus de prise en considération – Éléments nouveaux  – Risque excision fille mineure – Séquelles physiques et psychologiques excision passée – Certificats médicaux –Expertise médicale – Renvoi et annulation.

A. Arrêt

La requérante est de nationalité djiboutienne et d’appartenance ethnique issa (mamasan). Elle est arrivée en Belgique le 31 août 2012 et a introduit une première demande d’asile le 4 septembre 2012, invoquant une crainte liée au risque que sa fille mineure soit excisée par sa belle-mère en cas de renvoi à Djibouti. Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides a pris une décision de refus de reconnaissance du statut de réfugié et d’octroi de la protection subsidiaire, remettant en cause la réalité et la crédibilité de la crainte sur des points essentiels. Le Conseil du contentieux des étrangers a confirmé cette décision (section néerlandophone) (arrêt n° 106 794 du 16 juillet 2013).

Le 10 mai 2016, sans être retournée dans son pays d’origine, la requérante a introduit une seconde demande d’asile basée sur les mêmes motifs. A titre personnel, elle a invoqué les séquelles physiques et psychologiques qu’elle conserve de l’excision qu’elle-même a subie à l’âge de sept ans. A l’appui de sa demande, elle a présenté les documents suivants : un certificat de divorce fait à Djibouti le 14 avril 2016, un document du tribunal de charia daté du 14 avril 2016, une attestation médicale établie à Namur le 13 mai 2016 dont il ressort qu’elle souffre de graves problèmes rénaux qui peuvent être la conséquence de son excision passée, deux certificats médicaux datés du 31 mars 2016 dont l’un à son nom et constatant une excision de type III (infibulation) et l’autre au nom de sa fille constatant l’absence de MGF, deux carnets de suivi du GAMS pour elle et sa fille et un engagement sur l’honneur du GAMS établis le 3 mai 2016.

Le Commissariat général a pris une décision négative, considérant que les documents introduits n’étaient pas des nouveaux éléments au sens de l’article 57/6/2 de la loi du 15 décembre 1980 dès lors qu’ils n’augmentaient pas de manière significative la probabilité que la requérante puisse prétendre à un statut de protection internationale.

Le Conseil du contentieux des étrangers considère, au contraire, que ces documents sont de nature à constituer des indications sérieuses que la partie requérante pourrait prétendre à la protection internationale et que le Commissariat général aurait donc dû prendre sa demande en considération (pt 7). Il constate que, dans le cadre de la première demande d’asile, le certificat médical déposé par la requérante attestait qu’elle avait subi une MGF de type II (excision). Les conclusions de ce dernier diffèrent donc de celles du nouveau certificat médical qui établit que la requérante a subi une MGF de type III (infibulation). A cet égard, celle-ci a déclaré à l’audience avoir été victime de plusieurs épisodes d’infibulation et de désinfibulation, notamment lors de ses accouchements. Au vu de ces certificats médicaux et des déclarations de la requérante, le Conseil estime qu’il « convient de faire toute la lumière sur ce point, le cas échéant en soumettant la requérante à une expertise médicale qui devra être de nature à éclairer le Conseil sur la nature exacte de ou des mutilation(s) génitale(s) subies par la requérante au cours de sa vie ainsi que sur les séquelles qu’elle en conserve » (pt 8). Le Conseil observe par ailleurs que le dossier administratif ne contient aucune information actuelle relative à la problématique des MGF à Djibouti, ce qui l’empêche de statuer en connaissance de cause (pt 8). Partant, le Conseil annule la décision de refus de prise en considération et renvoie l’affaire au Commissariat général (pt 9).

B. Éclairage

Il ressort de la décision commentée que le Conseil du contentieux des étrangers confère une valeur considérable aux certificats médicaux, eu égard notamment aux conclusions différentes établies entre celui introduit lors de la première demande d’asile et celui apporté dans le cadre de la seconde. Le juge s’inscrit ainsi dans la tendance jurisprudentielle prenant en considération de tels documents dans l’examen de la crainte de persécution, en l’espèce, passée. En outre, et c’est en cela que l’arrêt est novateur, le juge propose de faire procéder à une expertise médicale de la requérante portant sur la nature exacte de la (des) MGF subie(s) dans son enfance ainsi que sur les séquelles qu’elle en conserve.

- Prise en compte des certificats médicaux

Les certificats médicaux et/ou attestations psychologiques invoqué(e)s à l’appui des dossiers d’asile pour les personnes identifiées comme vulnérables en raison du stress post-traumatique ou de souffrances physiques et psychiques particulières font l’objet d’une jurisprudence interne assez ambigüe. Deux grandes tendances peuvent être dégagées.

Premièrement, lorsque le juge est convaincu par le récit du demandeur d’asile qu’il juge crédible, il utilise les certificats médicaux et/ou attestations psychologiques pour appuyer sa conviction (voy. p.e. C.C.E., 29 juin 2010, n° 84 069, pt 5.4.3).

Deuxièmement, lorsque le juge n’est pas convaincu par le récit du demandeur d’asile parce qu’il ne lui paraît pas crédible, deux approches se distinguent.

  • Soit le juge estime que l’état physique et/ou psychologique du demandeur d’asile, attesté par des certificats médicaux et/ou attestations psychologiques, peut influer la capacité de restitution du récit et, partant, justifier certaines incohérences et imprécisions. Cette souplesse permet une évaluation moins stricte de la crédibilité du récit, la focalisation étant faite sur l’environnement de vie direct du demandeur, et a pour conséquence l’octroi du bénéfice du doute (voy. p.e. C.C.E., 30 septembre 2008, n° 16 711, pt 3.3).
  • Soit le juge considère que si les certificats médicaux et/ou attestations psychologiques attestent de séquelles physiques et/ou souffrances psychologiques, ils ne peuvent toutefois restaurer la crédibilité du récit car rien ne permet de faire le lien entre ces séquelles et/ou souffrances et les évènements vécus par le demandeur et à l’origine de sa fuite et ce, parce que les spécialistes consultés ne sont pas les garants de la véracité des faits, à défaut d’en avoir été les témoins directs (voy. p.e. C.C.E., 17 juin 2014, n° 125 702, pt 5.3.4). Si le récit n’est pas considéré comme crédible, ces rapports sont donc écartés dans leur pertinence, et ce sans qu’un second avis ou le recours à un expert indépendant ne soit jamais requis.

Cette seconde approche pose question dès lors que la crédibilité devient la preuve première, susceptible d’en écarter toute autre, alors qu’elle est une preuve en soi et que des éléments tels des certificats médicaux et/ou attestations psychologiques en sont une autre ; en atteste l’article 4 de la directive qualification en ce qu’il énumère, aux second et troisième paragraphes, les éléments qui peuvent être pris en considération par les autorités compétentes dans l’évaluation de la crainte de persécution et prévoit, au cinquième paragraphe, que le bénéfice du doute peut être octroyé au demandeur lorsque les éléments de son récit non prouvés semblent probables compte tenu de son profil généralement crédible. Par ailleurs, cette approche peut être d’autant plus problématique que certains juges considèrent que les spécialistes ayant établi les rapports psychologiques mettent en place une relation de confiance avec leur patient excluant qu’ils puissent exercer un regard critique sur la véracité du récit (voy. p.e. C.C.E., 15 avril 2013, n° 100 931, pt 5.6.2).

La jurisprudence du Conseil du contentieux se caractérise donc par un manque de cohérence et de rigueur qui ne permet dès lors pas d’identifier une approche systématique des certificats médicaux et/ou attestations psychologiques. On n’y décèle aucune vision tentant d’objectiver la manière dont on utilise ce mode de preuve. Ce faisant, les juges belges ne s’inscrivent pas de manière pleine et entière dans la ligne jurisprudentielle plus exigeante de la Cour européenne des droits de l’homme. La juridiction strasbourgeoise attribue en effet une valeur importante, voire décisive, aux rapports médicaux présentés par les demandeurs d’asile. Face à de tels documents, elle estime que le juge ne peut fonder leur contestation sur son intime conviction et qu’il appartient aux autorités en charge de l’évaluation du récit de dissiper tout doute qui aurait pu persister, le cas échéant en s’adressant à un expert ou en démontrant que la réalité du risque passé ne permet pas de conclure à son actualité. Autrement dit, la Cour établit que lorsqu’un certificat médical fait état de cicatrices compatibles avec le récit d’un demandeur d’asile, ce certificat est une preuve qui vaut présomption de l’existence d’un risque futur. Cette présomption renverse la charge de la preuve qui retombe normalement sur le demandeur d’asile. Si l’Etat entend s’écarter de cette preuve, il doit s’en expliquer (voy. not. Cour eur. D.H., 19 septembre 2013, R.J. c. France, req. n° 10466/11, pts 41-42).

En l’espèce, au vu de sa décision d’annuler le refus de prise en considération d’une demande d’asile multiple adopté par le Commissariat général et de lui renvoyer l’affaire pour mesures d’instruction complémentaires eu égard aux conclusions divergentes des deux certificats médicaux relatifs aux MGF subies par la requérante, l’un introduit lors de la première demande et l’autre lors de la seconde, et partant à la nécessité de déterminer la nature exacte de celles-ci, le juge se loge clairement dans la première tendance décrite ci-avant, respectant les principes établis à Strasbourg. 

- Expertise médicale

L’angle particulièrement intéressant, et nouveau, de la décision commentée réside dans la référence concrètement formulée par le Conseil à la possibilité (il utilise les termes « le cas échéant ») de soumettre la requérante à une expertise médicale afin de « faire toute la lumière » –  d’« éclairer » le juge – sur la nature exacte des MGF subies par celle-ci et sur les séquelles qui en résultent. En effet, en l’état actuel du droit, rares, voire inexistantes, sont les décisions dans lesquelles le juge prescrit une telle mesure d’instruction complémentaire, alors pourtant qu’il s’agit d’une modalité dont le bien-fondé et le bénéfice qui peut s’en suivre est largement mis en évidence par de nombreux professionnels et acteurs de terrain, notamment dans le contentieux lié aux persécutions de genre.

Cette possibilité est expressément prévue par le législateur européen dès lors que l’article 18 de la directive procédures établit que si l’autorité responsable de la détermination le juge pertinent pour procéder à l’évaluation d’une demande de protection internationale, les Etats membres doivent prendre, sous réserve du consentement du demandeur, les mesures nécessaires pour que celui-ci soit soumis à un examen médical portant sur des signes de persécutions ou d’atteintes graves qu’il aurait subies dans le passé. Cette disposition n’a toutefois pas été transposée en droit interne. En proposant de manière aussi explicite l’expertise médicale de la requérante, le juge encourage donc l’agent du Commissariat général en charge du dossier à juger de la pertinence d’un tel examen pour procéder à l’évaluation de la demande d’asile ; la formulation est si précise qu’on pourrait aller jusqu’à dire qu’il lui enjoint d’opérer en ce sens.

Par ailleurs, les termes utilisés par le juge – « éclairer » et « faire toute la lumière » – rencontrent bien ce qui sous-tend la pratique de l’expertise judiciaire. Formellement, une expertise est l’avis technique demandé par le juge à un homme de l’art qu’il désigne à cette fin ; l’expertise judiciaire est une mesure d’instruction destinée à aider le juge dans l’appréciation du fait par le recours à un spécialiste qu’est l’expert. L’expert, au sens strict, est donc un spécialiste désigné par jugement, le juge pouvant nommer en cette qualité toute personne satisfaisant aux conditions légales, qu’il estime apte à remplir la mission qui lui est confiée et qui a une compétence dont lui-même ne dispose pas. La mission de l’expert est encadrée par les articles 962 et suivants du Code judiciaire. Celle-ci est formulée par le juge et doit être aussi précise que possible (art. 972, § 1er). En outre, la tâche de l’expert ne peut porter que sur des aspects techniques. Cela consiste à « procéder à des constations » ou à « donner un avis d’ordre technique » (art. 962). En effet, le juge ne peut jamais déléguer à un expert sa mission propre qui est de dire le droit. Toute opération de l’expert doit également avoir un caractère contradictoire, et ce jusqu’à ce qu’il décide de tirer des conclusions de ses constatations. Il a l’obligation de convoquer les parties lors de toutes ses opérations. Au cours de celles-ci, elles peuvent être assistées d’un avocat et d’un conseil technique (art. 976). L’expertise se fait sous le contrôle du juge ; celui-ci peut, à tout moment, d’office ou sur demande, assister aux opérations (art. 973). Le juge apprécie souverainement la valeur des constatations et déductions de l’expert, ce dernier ne donnant qu’un avis ; il ne décide donc pas (art. 962, al. 2). Une expertise médicale concorde sans nul doute avec les prescriptions du Code judiciaire.

Eu égard à l’absence presque totale de référence à l’expertise médicale, voire psychologique, dans le contentieux migratoire, on ne peut que constater que les juges, et plus largement les autorités compétentes, font état de beaucoup de difficultés à intégrer un tel type d’examen dans les procédures. Ils disposent pourtant de quelques bases, dès lors que le recours à des experts médicaux est largement opéré par les tribunaux dans d’autres domaines du droit, comme en droit de la responsabilité civile ou en droit du travail. Dans de tels domaines, il n’est d’ailleurs pas envisageable que les juges statuent sur la base de leur propre ressenti, contrairement au processus de prise de décision prévalant en droit de l’asile, empreint d’un modèle réflexif occidental qui conduit les juges à demeurer ancrés dans une culture de l’intuition construite autour de l’examen de la crédibilité des demandeurs.

A la lumière et dans le respect de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme qui, tel que susmentionné, estime que le juge ne peut fonder la contestation de rapports médicaux sur son intime conviction et qu’il appartient aux autorités en charge de l’évaluation du récit de dissiper tout doute qui aurait pu persister, le cas échéant en s’adressant à un expert, et à l’instar de la pratique judiciaire interne, le juge administratif devrait tendre vers l’adoption d’un tel réflexe en aspirant, dans la mesure du possible, à s’outiller avec les lignes de conduite dont il dispose. La décision commentée nous laisse supposer qu’une telle évolution est en cours. Il reste dès lors à espérer que la proposition faite par le Conseil ne soit pas isolée et, encore mieux, que le législateur belge transpose l’article 18 de la directive procédures.

H.G.

C. Pour en savoir plus

Pour lire l’arrêt

C.C.E., 11 juillet 2016, n° 171 614.

Jurisprudence

C.C.E., 16 juillet 2013, n° 106 794.

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Mutilation génitale féminine à Djibouti : le Conseil du contentieux des étrangers propose une expertise médicale», Newsletter EDEM, août 2016.

Publié le 08 juin 2017