C.C.E., 15 mai 2012, n° 81368 et C.C.E., 6 juillet 2012, n° 84290

Louvain-La-Neuve

Transfert Dublin d’un demandeur d’asile afghan vers la Hongrie : le juge belge suspend mais n’annule pas.

Confronté à l’examen de la légalité d’une décision de transfert Dublin prise à l’encontre d’un ressortissant Afghan vers la Hongrie, le juge belge (chambres néerlandophones) suspend la décision en extrême urgence. Il tient compte du risque de refoulement en chaîne invoqué par le requérant et des rapports des ONGs sur la situation des demandeurs d’asile en Hongrie. En revanche, après examen au fond, il décide de rejeter la requête en annulation.

Demande d’asile – décision de renvoi Dublin – article 3 CEDH - article 51/5 loi 1980 – prise en considération des déclarations du requérant et des rapports d’ONGs – première espèce : grief défendable article 3 CEDH (suspension) – seconde espèce : défaut de moyen sérieux d’annulation (rejet)

A. L’arrêt

Un ressortissant Afghan, en provenance d’Autriche, introduit une demande d’asile en Belgique le 20 février 2012 auprès de l’Office des étrangers (OE). Le demandeur d’asile se présente comme mineur non accompagné (MENA) mais sa minorité est mise en cause par le Service des tutelles. Dans le même temps, l’OE consulte le système EURODAC où figurent les empreintes du requérant et une première demande d’asile enregistrée en Autriche. En application du Règlement Dublin II (RD), l’OE interroge l’Autriche sur une reprise de l’intéressé, mais elle refuse le 13 avril au motif qu’il a irrégulièrement franchi la frontière hongroise avant d’arriver en Autriche. La Hongrie, interrogée à son tour, donne son accord le 18 avril suivant pour un transfert Dublin. L’OE prend une décision de renvoi vers la Hongrie le 8 mai 2012, notifiée le 9.

Le requérant, détenu, introduit le 14 mai un recours en annulation et une demande de suspension en extrême urgence auprès du Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.) contre son transfert vers la Hongrie programmé le 15 mai. Il invoque d’une part un risque de refoulement en chaîne à partir de la Hongrie vers son pays d’origine, via notamment la Serbie, sans examen de sa demande d’asile et d’autre part la situation difficile des demandeurs d’asile en Hongrie (accueil, traitement et détention). Il s’appuie sur son expérience passée, puisqu’il expose avoir été refoulé de l’Autriche vers la Hongrie puis vers la Serbie, la Macédoine et la Grèce,  et sur des rapports sur la situation des demandeurs d’asile en Hongrie émanant du HCR et du Hungarian Helsinki Committee.

- Premier arrêt (suspension) : Le C.C.E. accède à la demande de suspension en extrême urgence, jugeant les trois conditions cumulatives réunies : l’extrême urgence (détention et imminence de l’exécution du transfert - § 3.2.2) ; un moyen sérieux d’annulation (risque de refoulement en chaîne et situation des demandeurs d’asile en Hongrie - § 4.3.2.2.5.2) et un risque de préjudice grave et difficilement réparable (le renvoi vers de possibles traitements inhumains - §3.4.2). Le C.C.E. prend en compte les dires du requérant relatifs à un précédent refoulement en chaine à partir de la Hongrie bien qu’ils ne reposent sur aucun début de preuve au motif qu’ils reflètent les constatations des rapports internationaux déposés (§4.3.2.2.5.2). On peut souligner que le juge tient compte des informations transmises sur le pays de renvoi alors que le rapport du HCR d’avril 2012 n’avait pas été transmis à l’OE avant la décision (§ 4.3.2.2.5.2 dernier par.). Partant, il conclut prima facie à l’existence de moyens sérieux d’annulation et suspend la décision de transfert jusqu’au jugement au fond.

- Second arrêt (rejet annulation) : Le C.C.E. reprend les deux arguments principaux du précédent arrêt en suspension.

Premièrement, il revient sur la question du refoulement en chaîne dont le requérant dit avoir été victime au départ de la Hongrie en relevant des contradictions émaillant son récit (§3.3.1). De plus, d’après l’Autriche, le requérant s’est enfui avant l’exécution d’un éloignement vers la Hongrie. Pour cette raison, le C.C.E. considère, tout en faisant référence au rapport du HCR précité, que le refoulement en chaîne que le requérant prétend avoir subi n’est pas crédible.  Il souligne qu’il ne revient dès lors pas à l’OE d’établir qu’il n’a pas été victime d’un refoulement en chaîne à partir de la Hongrie

Deuxièmement, il analyse le contenu du rapport du HCR précité sur les questions posées par l’espèce. Sur les refoulements en chaîne, il souligne qu’il n’y aurait eu « que » 10 cas en 2010 et 7 cas en 2011 sans qu’il puisse être déduit avec certitude du rapport que ces cas correspondaient effectivement à une violation d’une norme de droit international. En outre, les difficultés d’accès à la procédure hongroise ne concerneraient que les secondes demandes d’asile alors que le requérant n’aurait pas introduit de demande en Hongrie. Sur la détention des demandeurs d’asile, le C.C.E. ajoute qu’elle existe aussi en Belgique et que, quoique les délais en Hongrie soient longs (de 6 à 12 mois), cela ne suffit pas pour conclure qu’elle serait contraire à l’article 3 CEDH. Enfin, sur les mauvaises conditions d’existence des demandeurs d’asile hors détention, le juge répond que le requérant a déposé des pièces contraires et affirme que le rapport du HCR est nuancé puisqu’il fait référence à des centres d’accueil ouverts.

Pour ces raisons, le C.C.E. rejette la requête en annulation et annule la suspension qui avait été prononcée.

B. Éclairage

Le juge belge (C.C.E. chambres néerlandophones[1]) connait d’un transfert Dublin vers un pays, la Hongrie, dont la qualité des conditions d’accueil, de détention et de traitement des demandes d’asile est largement contestée depuis des mois, ainsi que le risque de refoulement sans examen de la demande (voy. notamment HCR 2012 et Hungarian Helsinki Committee 2011). Lors de son examen au fond, le C.C.E. écarte le récit du requérant sur son refoulement en chaîne pour cause de contradictions du récit et tend à minimiser le contenu des deux rapports précités.

Si l’argument du C.C.E. sur la crédibilité du récit du requérant est susceptible de remettre en cause son parcours dans l’UE, il ne change rien à la situation des demandeurs d’asile renvoyés en Hongrie sur application du RD telle que décrite dans les rapports versés aux débats. En focalisant son examen autour du vécu personnel du requérant, le C.C.E. semble attendre qu’il rapporte la preuve d’un risque « personnel et concret » de violation de l’article 3 CEDH dans la continuité de sa jurisprudence constante[2]. Pourtant, le requérant a fait état d’une situation de défaillance du système hongrois à l’égard des demandeurs d’asile sur base de rapports de terrain (détention de longue durée[3], ordre d’expulsion et absence de recours suspensif, défaut d’examen de la demande, mauvaises conditions de détention et de vie, risque de refoulement en chaîne notamment via la Serbie considéré comme « pays-tiers sûr » etc.).

Or, les deux cours européennes ont rappelé, successivement en début et fin 2011, les garanties qui doivent entourer les transferts Dublin notamment :

  • le requérant doit être en mesure de renverser la présomption de pays sûr[4] ;
  • la charge de la preuve doit être répartie[5] et l’analyse du risque partagée[6] entre le requérant et l’OE ;
  • l’Etat doit procéder à un examen préalable pour s’assurer que la procédure d’asile du pays intermédiaire offre des garanties suffisantes « en pratique »[7], sur la base des rapports généraux sur la situation du pays de renvoi ;

On peut en déduire également l’obligation faite aux Etats membres de l’UE, « en ce compris les juridictions nationales », de ne pas transférer le demandeur d’asile sur le fondement du RD « lorsqu’ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de cette disposition » [8]. En l’espèce, force est de constater que l’OE a considéré qu’il n’y avait pas de « défaillance systémique » en Hongrie, ce qui est finalement conforté par le C.C.E. après son examen au fond.

On peut rapprocher cette espèce de celle de l’affaire M.S.S. (transfert d’un ressortissant afghan de la Belgique vers la Grèce). La Cour eur. D.H. avait estimé, sur la base de rapports généraux et d’une lettre du HCR[9], que la Belgique « savait » pour la situation des demandeurs en Grèce, « pouvait » déclencher la clause de souveraineté et « devait » éviter le transfert. Dans l’arrêt N.S., sans définir la « défaillance systémique », la Cour de Justice a jugé que le système d’asile grec entrait dans ce cadre. Or, la situation des demandeurs d’asile en Hongrie, décriée notamment par le Hungarian Helsinki Committee[10], ne s’améliore pas au point que plusieurs ONGs sollictent des Etats qu’ils suspendent tout renvoi vers la Hongrie, surtout après un passage en Serbie qualifié de « pays tiers sûr » par la Hongrie.

Cette affaire illustre le rôle déterminant du juge national dans la protection effective des droits fondamentaux des demandeurs d’asile placés sous procédure Dublin, mais aussi les limites du Système d’asile européen commun (SEAC) qui tarde à évoluer. En effet, tant que les demandes d’asile ne sont pas traitées de manière égale en tout point de l’UE, le système de transfert Dublin interrogera les droits fondamentaux. Il fait en outre peser la charge la plus importante des demandes sur les pays aux frontières extérieures de l’UE, en dépit d’une répartition équitable et solidaire entre Etats. Sur ce point, les Etats ont rejeté la perspective d’un mécanisme de suspension des transferts Dublin. La question repose depuis les arrêts M.S.S. et N.S. directement sur les autorités nationales, et en particulier le juge. Il leur appartient en effet d’apprécier si le pays de renvoi présente des « défaillances systémiques » notamment sur base des rapports de terrain. Il reste à gager que le mécanisme d’alerte précoce prévu, en l’état actuel des négociations du RD, permette de prévenir de telles défaillances qui ont des incidences directes sur des personnes particulièrement vulnérables dans l’UE, les demandeurs d’asile.

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter les arrêts : C.C.E., 15 mai 2012, arrêt n° 81368, et C.C.E., 6 juillet 2012, arrêt n° 84290.

Situation des demandeurs d’asile en HONGRIE :

 Situation des demandeurs d’asile en SERBIE :

Arrêts des cours européennes cités en matière de transfert Dublin :


[1] Remerciements à Luc LEBOEUF (EDEM, UCL) pour la précieuse traduction des arrêts du C.C.E.

[2] « Depuis février 2011, la jurisprudence du C.C.E. pose un seuil d’exigences qui excède les critères annoncés par les arrêts d’assemblée et le communiqué consécutifs à l’arrêt M.S.S. Le requérant ne peut pas s’en tenir à des allégations d’ordre général sur la base de rapports d’associations (C.C.E., arrêt n° 63101 du 14 juin 2011). Il lui est demandé de démontrer in concreto l’existence du risque de préjudice grave et difficilement réparable (C.C.E., arrêt n°66348 du 8 septembre 2011) » (S. SAROLEA, L. LEBOEUF, E. NERAUDAU, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le Règlement Dublin et la Directive Qualification, Etude FER, CeDIE (UCL), Louvain-La- Neuve, 2012, p. 25).

[3] Une loi adoptée en décembre 2010 a allongé à douze mois la période maximale de détention des immigrants et permet une détention prolongée pour les demandeurs d'asile (voy. www.hrw.org/fr/world-report/2012/country-chapters/259639).

[4] La Cour eur. D.H. vise « l’impossibilité pour le requérant de démontrer in concreto le caractère irréparable du préjudice entraîné par la violation potentielle alléguée » (Cour eur. D.H., M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09, § 94).

[5] La Cour écarte l’argument de l’État belge fondé sur l’absence d’individualisation du risque allégué par le requérant en Grèce. « Le fait qu’un grand nombre de demandeurs d’asile en Grèce se trouvent dans la même situation que le requérant ne fait pas obstacle au caractère individualisé du risque invoqué, dès lors qu’il s’avère suffisamment concret et probable » (Cour eur. D.H., M.S.S., op. cit., § 359).

[6] Lorsque des traitements contraires à l’article 3 sont allégués, un contrôle attentif et rigoureux s’avère nécessaire. Il faut donc se demander si en exigeant la démonstration d’un risque de mauvais traitement in concreto, individuellement, pour renverser la présomption de pays sûr, le C.C.E. n’alourdit pas la charge de la preuve pesant sur un demandeur d’asile. Voy. Cour eur. D.H., M.S.S., op. cit., § 387 ; Cour eur. D.H., 11 octobre 2000, Jabari c. Turquie, req. n° 40035/98, § 48.

[7] Cour eur. D.H., M.S.S., op. cit., § 359. On peut ajouter que l’Etat doit obtenir des garanties « individuelles » et suffisantes (§ 143).

[8] C.J., 21 décembre 2011, N.S., aff. C-411/10, non encore publié au Rec.

[9] Elle se fonde principalement sur les nombreux rapports publiés et la lettre HCR aux États membres (§§ 348-349), pour juger que le degré de connaissance de la situation en Grèce au moment du transfert par la Belgique est suffisant.

[10] www.helsinki.hu

Publié le 23 juin 2017