C.C.E., 21 octobre 2016, n° 176.729

Louvain-La-Neuve

L’éloignement d’un étranger en séjour irrégulier : quelle incidence du droit au respect de la vie privée ?

Saisi d’une requête en extrême urgence tendant à la suspension de l’exécution d’un ordre de quitter le territoire, le CCE a conclu que le défaut d’un examen aussi rigoureux que possible de la cause au regard de la vie privée justifie que le moyen tiré d’une possible violation de l’article 8 de la CEDH soit, a priori, fondé. En vertu des obligations positives incombant aux autorités belges, l’Office des Etrangers doit évaluer, lorsqu’il adopte un ordre de quitter le territoire, l’impact de l’éloignement sur la privée et familiale de l’intéressé en vue de ménager un juste équilibre entre les intérêts privés et publics concurrents. Le cas échéant, il incombera aux autorités de ne pas procéder à l’expulsion de l’intéressé.

Article 8 C.E.D.H. – Séjour irrégulier – Ordre de quitter le territoire – Protection de la vie privée – Suspension en extrême urgence

A.  Les faits de la cause et la décision du CCE

Le Conseil du Contentieux des Etrangers (CCE) est saisi, selon la procédure d’extrême urgence, par un ressortissant chinois, d’une demande tendant à la suspension de l’exécution de l’ordre de quitter le territoire dont celui-ci a fait l’objet. Le requérant déclare résider en Belgique depuis 2006. Etant en séjour irrégulier, il a introduit trois demandes de régularisation entre avril 2008 et septembre 2009. Suite à la campagne de régularisation fondée sur l’instruction du 19 juillet 2009, bien qu’ultérieurement annulée par le Conseil d’Etat, le requérant s’est vu délivré, le 13 novembre 2013, un certificat d’inscription au registre des étrangers valable un an. Quelques mois plus tard, le 26 juin 2014, il a été autorisé au séjour temporaire toujours sur base des critères de régularisation datant de 2009. Son titre n’a toutefois pas été renouvelé, pour des raisons que le dossier n’expose pas, et le requérant s’est donc vu notifié un premier ordre de quitter le territoire en août 2015, ainsi qu’un second en octobre 2016.

Le requérant ayant fait l’objet d’une mesure de maintien en vue de son éloignement, le caractère d’extrême urgence est ici présumé en vertu de l’article 39/82, §4, alinéa 2, de la loi du 15 décembre 1980. Encore faut-il que des moyens sérieux soient susceptibles de justifier l’annulation de l’acte attaqué et que l’exécution de celui-ci risque de causer un préjudice grave difficilement réparable. L’Etat belge a toutefois invoqué le fait que le requérant ne justifie pas d’un intérêt à agir dès lors que l’ordre de quitter le territoire antérieur demeure exécutoire. En vertu de la jurisprudence du CCE et afin de garantir l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), le requérant conserve néanmoins un intérêt à agir lorsqu’il invoque un grief défendable sur la base duquel il existerait des raisons de croire à un risque de traitement contraire à l’un des droits garantis par la CEDH.

Précisément, le requérant invoque le risque de violation de l’article 8 de la CEDH du fait de l’exécution de la décision de retour. A cet égard, le requérant avance le fait qu’il habite en Belgique depuis 2006, qu’il a régulièrement travaillé sous permis de travail B de mai 2014 à avril 2016, que son permis de séjour lui a été retiré alors qu’il disposait d’un permis de travail, et enfin qu’il entretient une relation avec une ressortissante chinoise établie en Belgique et avec qui il envisage de se marier. Le CCE considère ainsi que le requérant a développé une vie privée, sociale et professionnelle en Belgique, réalité que ne démentent pas les autorités belges puisqu’elles ont, par le passé, estimé que l’intéressé répondait à la condition d’ancrage local afin d’être régularisé. L’Office des Etrangers (OE) n’ayant pas tenu compte de ces éléments, ou du moins n’y faisant pas explicitement référence dans la décision querellée, il ne motive pas en quoi ces éléments de vie privée ne constituent pas un obstacle à la délivrance d’un ordre de quitter le territoire. En définitive, le CCE estime que la violation invoquée de l’article 8 de la CEDH est prima facie sérieuse. Ce faisant, le requérant a un intérêt à agir et les conditions prévues par l’article 39/82, §2, de la loi du 15 décembre 1980, à savoir le caractère sérieux des moyens soulevés et le risque de préjudice grave difficilement réparable, sont considérées comme remplies. L’exécution de l’ordre de quitter le territoire a ainsi été suspendue en attendant que le CCE statue sur le recours en annulation.

B. Éclairage

L’arrêt commenté n’est pas novateur[1] mais offre l’occasion d’aborder la situation des personnes en séjour irrégulier et la conformité de leur éloignement avec l’article 8 de la CEDH. Après avoir bénéficié d’une régularisation de son séjour, le requérant s’est en effet vu retirer son droit de séjour, pour une raison non précisée, alors même qu’il disposait d’un permis de travail, lequel n’a pu être renouvelé en raison du retrait de son titre de séjour. Le fait pour un étranger d’être en séjour irrégulier ou illégal n’implique pas pour autant une souveraineté étatique absolue dans le choix et la mise en œuvre de la politique d’éloignement, comme l’illustre la décision commentée. Partant de cet arrêt, le commentaire entend revenir sur les implications de l’article 8 de la CEDH quant à l’expulsion d’un étranger en séjour irrégulier (II) compte tenu de la difficulté croissante d’obtenir une régularisation de séjour sur base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 (I).

I. L’application stricte de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980

En raison du monopole étatique des « moyens légitimes de circulation »[2], le droit de l’immigration se définit comme un droit d’exclusion par lequel l’Etat a le pouvoir, certes relatif, de légaliser le séjour d’un étranger et, inversement, d’« illégaliser » la présence d’un autre étranger sur son territoire. En résulte une immigration irrégulière face à laquelle un Etat peut, soit tolérer les migrants une fois présents sur son territoire, soit régulariser leur séjour sous certaines conditions, soit combattre cette immigration irrégulière en expulsant les personnes concernées[3]. Il ne fait aucun doute que cette troisième alternative a les faveurs du Gouvernement fédéral actuel. Alors que le nombre de rapatriements en 2015 n’a pas été aussi élevé depuis 2007, les demandes de régularisation sur base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980, accordant un large pouvoir discrétionnaire au Ministre, n’ont jamais été aussi peu nombreuses et le taux de reconnaissance demeure très faible[4]. La dernière campagne de régularisation remonte à 2009 et le Gouvernement cherche, en outre, à dissuader les étrangers irréguliers à introduire une demande de régularisation, en atteste les 215 euros demandés depuis mars 2015 à l’introduction de chaque demande. Le message est clair : les personnes en séjour irrégulier ont vocation à quitter le territoire.

En effet, tant l’intégration en Belgique que l’existence d’un contrat de travail ou de liens familiaux ne sont pas considérés comme étant des circonstances exceptionnelles permettant l’introduction d’une demande de séjour en Belgique, car rendant impossible ou particulièrement difficile le retour de l’étranger dans son pays d’origine, et, lorsque la demande a été jugée recevable, justifiant l’octroi de l’autorisation de séjour[5]. Le Conseil d’Etat a ainsi jugé que l’obligation faite à l’intéressé de rentrer temporairement dans son pays d’origine pour introduire une demande de séjour auprès du poste diplomatique belge ne constitue pas une ingérence disproportionnée dans la vie privée et familiale de l’étranger[6].

II. L’article 8 de la CEDH au secours des étrangers irréguliers non régularisables ?

Les possibilités d’obtenir une régularisation de leur séjour étant infimes, les étrangers irréguliers sont sous le coup d’une expulsion potentielle. Face à cette menace, un étranger dispose toujours de la faculté d’invoquer la CEDH, soit l’article 3, lorsqu’il existe un risque de traitement inhumain ou dégradant dans le pays d’origine, soit sur la base de l’article 8, en invoquant la violation du droit au respect de la vie privée et familiale du fait de cette expulsion[7]. Pour la première fois, en 1988, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que l’expulsion d’un étranger pouvait constituer une violation de son droit au respect de la vie privée et familiale (Berrehad c. Pays-Bas). Depuis, l’article 8 a été invoqué à plusieurs reprises par des étrangers menacés d’être expulsés, souvent après avoir commis une infraction, alors même qu’ils avaient passé de nombreuses années sur le territoire d’un Etat partie à la Convention. A longueur d’arrêts, la Cour répète que, « d’après un principe de droit international bien établi, les Etats ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux ». Cependant, dans l’exercice de ces prérogatives, les Etats sont susceptibles de porter atteinte à un droit protégé par l’article 8 de la CEDH. Dans ce cas, la mesure d’éloignement doit être conforme à la loi et nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire justifiée par un besoin social impérieux et proportionnée au but légitime poursuivi[8]. Par conséquent, dans certaines circonstances que le test de proportionnalité permet d’établir, les Etats ont l’obligation négative de ne pas éloigner un étranger, qu’il soit en séjour régulier ou non.

La mesure d’éloignement d’un étranger irrégulier relève donc du champ d’application de l’article 8 de la CEDH et, du fait de l’expulsion, un Etat peut violer l’obligation négative lui incombant de ne pas porter atteinte à la vie privée et familiale de l’intéressé[9]. Il est important de souligner ici que l’article 8 de la Convention ne protège pas seulement les relations familiales sensu stricto qui seraient affectées par la mesure d’éloignement mais également les « relations personnelles, sociales et économiques qui sont constitutives de la vie privée de tout être humain »[10]. Ainsi que l’énonce la Cour :

 « Dès lors que l’article 8 protège également le droit de nouer et entretenir des liens avec ses semblables et avec le monde extérieur et qu’il englobe parfois des aspects de l’identité sociale d’un individu, il faut accepter que la totalité des liens sociaux entre les immigrés installés et la communauté dans laquelle ils vivent font partie intégrante de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. »[11]

Dès lors que l’existence d’une vie privée et/ou familiale est avérée, comme dans l’affaire commentée, l’ingérence se déduit de la mesure d’expulsion. Le fondement légal ainsi que l’objectif légitime, à savoir la défense de l’ordre public, ne pose généralement pas de problème. Les autorités doivent alors opérer une mise en balance des intérêts publics et privés en présence, intérêts en tension du fait de l’objectif légitime qu’ont les Etats de contrôler l’éloignement des étrangers « en vertu d’un principe de droit international bien établi » et la protection effective des droits fondamentaux.

En matière d’expulsion, la juridiction strasbourgeoise a été principalement saisie sur base de l’article 8 sous l’angle de la vie familiale par des étrangers de « seconde génération » en séjour régulier et menacés d’expulsion suite à la commission d’une infraction pénale. En raison de l’approche casuistique de la Cour, la jurisprudence se révèle être peu prévisible, malgré les critères définis dans les arrêts Boultif c. Suisse (§48) et Üner c. Pays-Bas (§58)[12]. Néanmoins, après avoir été sanctionnée par les juges strasbourgeois[13], la Belgique, comme d’autres Etats européens, a modifié sa législation relative à l’expulsion d’étrangers en cas d’atteinte à la sécurité public ou à l’ordre public pour tenir compte de la situation des étrangers « intégrés » ou de longue durée[14]

Dès lors qu’en l’espèce, nous avons affaire à un étranger en séjour irrégulier n’ayant pas commis d’infraction, si ce n’est peut-être celle de travailler sans autorisation, et invoquant la protection de sa vie privée, l’application des critères dégagés par la Cour dans les affaires précitées apparait mal aisée. La logique n’en demeure pas moins la même et les autorités nationales doivent mettre en balance les différents intérêts en présence. Le test de proportionnalité devra ici notamment prendre en compte la durée du séjour dans le pays, la possession au cours de ce séjour d’un titre de séjour, l’intégration sur le marché du travail, la dépendance à la sécurité sociale, les connaissances linguistiques, l’absence de passé criminel, l’existence ou non de liens avec le pays d’origine, ou encore la possibilité pour la future conjointe qu’elle suive le requérant en Chine. Ce sont précisément de tels éléments de vie privée qui n’ont pas été pris en compte par l’OE au moment où celui-ci a adopté l’ordre de quitter le territoire incriminé et n’a, a fortiori, pas expliqué en quoi ces éléments constituaient un obstacle à la délivrance de cet ordre de quitter le territoire.

Le CCE a donc conclu que le défaut d’un examen aussi rigoureux que possible de la cause au regard de la vie privée justifie que le moyen tiré d’une possible violation de l’article 8 de la CEDH soit, a priori, fondé. Le grief tiré d’une violation de l’article 8 peut ainsi s’analyser sous l’angle de l’obligation positive, dans son volet procédural, à charge de l’Etat d’assurer l’effectivité du droit au respect de la vie privée et familiale en procédant à une évaluation de l’impact de l’éloignement sur la vie privée et familiale du requérant[15]. Sur le fond, la juridiction strasbourgeoise a précisé que des circonstances exceptionnelles étaient requises pour que l’expulsion d’un étranger en séjour irrégulier soit contraire à l’article 8, de manière à éviter que les étrangers irréguliers mettent par leur présence sur le territoire d’un Etat les autorités de ce pays devant un fait accompli[16]. Le cas échéant, il incombera aux autorités de ne pas procéder à l’expulsion de l’intéressé en vertu, cette fois, des obligations négatives incombant à l’Etat.

La volonté du pouvoir politique de ne plus procéder à la régularisation d’étrangers irréguliers, quand bien même ils feraient preuve d’un ancrage local durable dans le pays d’accueil, ne lui permet toutefois donc pas de faire abstraction des intérêts privés protégés par l’article 8 de la CEDH, ainsi que la Grande Chambre de la Cour EDH l’a rappelé à la Belgique pas plus tard que le 13 décembre dernier dans l’affaire Paposhvili.

J-B.F.                                                                                                                                                                    

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

C.C.E., 21 octobre 2016, n° 176.729.

Doctrine :

  • M.B. Dembour, When Humans Become Migrants, OUP, 2015, chap. 6.

Jurisprudence

- Cour eur. D.H.,  arrêt Paposhvili c. Belgique (Grande Chambre), 13 décembre 2016.

- Cour eur. D.H., arrêt Butt c. Norvège, 4 décembre 2012.

- Cour eur. D.H., arrêt Darren Omoregie et autres c. Norvège, 31 juillet 2008.

- Cour eur. D.H., arrêt Üner c. Pays-Bas (Grande Chambre), 18 octobre 2006.

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « L’éloignement d’un étranger en séjour irrégulier : quelle incidence du droit au respect de la vie privée ? », Newsletter EDEM, décembre 2016.


[1] Des précédents existent : C.C.E., 31 décembre 2015, n° 159.445; C.C.E., 30 novembre 2015, n° 157.488.

[2] J. Torpey, « Aller et venir : le monopole étatique des "moyens légitimes de circulation" », Cultures & Conflits, 1998, p. 31.

[3] Il est intéressant de noter que la Directive 2008/115, dite « retour », impose, en son article 6, aux Etats membres d’adopter une décision de retour, préalable à tout éloignement, à l’encontre de tout ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire, sans préjudice du pouvoir qu’ont les Etats de régulariser son séjour pour des motifs charitables, humanitaires ou autres.

[4] Myria, La migration en chiffres et en droits, 2016.

[5] C.C.E., 28 novembre 2013, n° 114.608; C.C.E., 16 août 2016, n° 173.198.

[6] C.E., 31 juillet 2006, n° 161.567.

[7] C.C.E., 19 janvier 2015, n° 136.562.

[8] Parmi d’autres : Cour eur. D.H., arrêt Üner c. Pays-Bas (Grande Chambre), 18 octobre 2006, §54.

[9] La Directive « retour » impose, dans le même sens, aux Etats membres de prendre en compte la situation familiale de l’intéressé lorsqu’ils mettent en œuvre ladite directive (art. 5).

[10] Cour eur. D.H., arrêt Slivenko c. Lettonie, 9 octobre 2003, §96.

[11] Cour eur. D.H., arrêt Üner c. Pays-Bas (Grande Chambre), 18 octobre 2006, §59.

[12] Sur la question, voir l’excellent ouvrage de Marie-Bénédicte Dembour, When Humans Become Migrants, OUP, 2015, chap. 6.

[13] Cour eur. D.H., arrêt Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991.

[14] Article 21 de la loi du 15 décembre 1980.

[15] Cour eur. D.H.,  arrêt Paposhvili c. Belgique (Grande Chambre), 13 décembre 2016, §§ 221 et 224.

[16] Comp. : Cour eur. D.H., arrêt Darren Omoregie et autres c. Norvège, 31 juillet 2008, et, Cour eur. D.H., arrêt Butt c. Norvège, 4 décembre 2012.

Publié le 07 juin 2017