C.C.E., 28 mars 2013, n° 100.030

Louvain-La-Neuve

Le recours en annulation introduit à l’encontre d’un transfert Dublin, exécuté en cours de procédure, est irrecevable faute d’intérêt à agir.

Le Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.) considère que les demandeurs d’asile qui ont introduit un recours en annulation et en suspension « ordinaire » à l’encontre d’une décision de transfert Dublin (annexe 26quater) n’ont plus d’intérêt à agir dès lors qu’ils ont exécuté la mesure en cours de procédure. Le recours est ainsi déclaré irrecevable en l’absence d’intérêt des requérants au moment du prononcé de l’arrêt.

Règlement Dublin n° 343/2003 relatif à la détermination de l’Etat responsable d’une demande d’asile – Loi du 15/12/1980 (article 51/5) – Annexe 26quater (transfert Dublin) Recours en annulation et en suspension « ordinaire » (C.C.E.) – Transfert Dublin exécuté pendant la procédure – Défaut d’intérêt à agir des requérants et irrecevabilité du recours (rejet).

A. Arrêt

Les requérants, de nationalité indéterminée, introduisent une demande d’asile en Belgique le 31 octobre 2007, avec des enfants mineurs.

La Belgique transmet une demande de reprise en charge à la France, en raison de ce que les requérants y ont « déjà introduit une demande d’asile » sur le fondement du Règlement n° 343/2003 dit « Dublin II ». Les autorités françaises donnent leur accord de reprise en charge de la famille le 21 novembre 2007.

Le 12 mars 2008, l’Office des étrangers (O.E.) prend une décision de refus de séjour assorti d’un ordre de quitter le territoire belge (annexe 26quater) vers la France.

Le 14 avril 2008, les requérants introduisent un recours en annulation et une demande de suspension « ordinaire » à l’encontre de l’annexe 26quater (transfert Dublin). Après un arrêt interlocutoire du C.C.E. du 31 janvier 2013, une audience se tient le 14 mars 2013.

Le C.C.E. se prononce sur la seule recevabilité dudit recours en annulation assorti d’une demande de suspension « ordinaire ». D’une part, il constate que les requérants ont quitté le territoire belge le 13 octobre 2010 pour la France. D’autre part, il interroge la partie requérante représentée, quant à la persistance de son intérêt à agir, qui s’en remet « à la sagesse du Conseil ». L’O.E., pour sa part, considère que les requérants n’ont plus d’intérêt audit recours (§ 2.1).

Le C.C.E. rappelle d’abord que l’intérêt au recours dirigé à l’encontre des décisions contestées « tient dans l’avantage que procure, à la suite de l’annulation postulée, la disparition du grief causé par l’acte entrepris » (§ 2.2). Dans le cas d’espèce, il juge que la partie requérante n’a fait valoir aucun élément en ce sens suite à l’exécution des transferts Dublin.

Partant, le C.C.E. conclut que le recours est irrecevable « en application d’une jurisprudence administrative constante qui considère que, pour fonder la recevabilité d’un recours, l’intérêt que doit avoir la partie requérante doit […] subsister jusqu’au prononcé de l’arrêt » (§ 2.3).

Dans son arrêt du 28 mars 2013, le C.C.E. rejette la requête en suspension et annulation introduite à l’encontre des transferts Dublin vers la France.

B. Éclairage

Jurisprudence habituelle du C.C.E. : transfert Dublin exécuté et défaut d’intérêt à agir

- La jurisprudence du C.C.E. est relativement constante sur cette question : lorsque le transfert Dublin est exécuté, entre l’introduction du recours et l’audience, les requérants perdent leur intérêt à agir[1]. En l’espèce, le recours est jugé irrecevable et le C.C.E. ne procède à aucun examen au fond des moyens de légalité invoqués à l’encontre des transferts Dublin.

Le C.C.E. est arrivé à la même conclusion, dans un arrêt du 28 juin 2013, où il rejette la requête en annulation au motif que le transfert Dublin a été exécuté, constatant le défaut d’intérêt à agir de la requérante : « 2. En l’espèce, la partie défenderesse a avisé le Conseil que la requérante avait été rapatriée vers la Norvège en date du 6 mai 2013. Dès lors, le Conseil n’aperçoit pas quel serait l’intérêt de la requérante au présent recours dans la mesure où la décision d’éloignement prise à son encontre a été mise à exécution de manière forcée. Il en est d’autant plus ainsi qu’interrogée quant à ce à l’audience, la partie requérante n’a fait valoir aucun argument de nature à mener à une conclusion différente »[2].

Dans ces arrêts, la question posée par le C.C.E. est de savoir si les requérants peuvent encore tirer avantage d’une annulation alors que le transfert Dublin est exécuté, cet avantage se traduirait pour le C.C.E. par la disparition des griefs invoqués.

- Le C.C.E. conclut à un défaut d’intérêt à agir mais fait un renvoi, dans les deux arrêts précités, aux arguments de la partie requérante :

- « quod non dans le cas d’espèce où la partie requérante ne fait valoir aucun élément en ce sens »[3].

- « interrogée quant à ce à l’audience, la partie requérante n’a fait valoir aucun argument de nature à mener à une conclusion différente »[4].

À suivre cette invitation, l’intérêt à agir d’un demandeur d’asile ayant introduit un recours en annulation, malgré l’exécution du transfert Dublin, pourrait alors être davantage discuté devant le C.C.E.

Toutefois, dans un arrêt du 25 avril 2013, le C.C.E. rejette la requête en annulation au motif que le transfert Dublin a été exécuté. Il constate non pas un défaut d’intérêt à agir mais une absence d’objet du recours : « Il ressort du mémoire de synthèse que le requérant a été reconduit vers la France le 8 janvier 2013. Dès lors que l’acte attaqué dont l’objectif est de déterminer l’état responsable du traitement de la demande d’asile et d’assurer, à cette fin, la remise du requérant aux autorités françaises a ainsi été exécuté, le présent recours est privé d’objet et il n’y a plus lieu de statuer. La jurisprudence invoquée par le requérant dans son mémoire de synthèse pour justifier la persistance d’un intérêt au présent recours est donc sans pertinence dans la mesure où son intérêt n’est pas contesté. »[5].

Il n’en demeure pas moins que la question de la persistance de l’intérêt à agir, après exécution du transfert Dublin, se pose avec acuité compte tenu des droits fondamentaux qui sont en jeu et d’autant plus avec l’application du Règlement n° 604/2013[6] dit « Dublin III » dès janvier 2014 (ci-après « R.D. III »).

Questions en suspens et application du Règlement « Dublin III » (janvier 2014)

- D’une part, cette question de la persistance de l’intérêt à agir, après exécution d’un transfert Dublin, interroge directement celle de l’effectivité du recours en annulation assorti d’une suspension « ordinaire » ouvert devant le C.C.E. pour les demandeurs d’asile placés sous procédure Dublin et qui ne sont pas « privés de liberté »[7].

Dans le cas d’espèce, la décision du C.C.E. est intervenue près de cinq années après l’introduction du recours en annulation, sans aucune forme de suspension provisoire du transfert ou sans examen de cette demande de suspension. Le C.C.E. rejette, dans son arrêt de mars 2013, la requête en suspension et en annulation introduite en avril 2008, pour irrecevabilité du recours faute d’intérêt à agir.

Or, à l’expiration du délai de recours, les requérants sous procédure Dublin n’ont plus droit à l’accueil même s’ils ont introduit un recours contre le transfert devant le C.C.E. Cette pratique n’est pas compatible avec les exigences européennes relatives au caractère suspensif des recours – d’autant plus lorsqu’est invoqué un grief tiré de l’article 3 CEDH – (voy. notamment Cour eur. D.H., I.M. c. France, 2 février 2012, n° 9152/09[8]) et relatives à l’exigence d’un droit à l’accueil pour tout demandeur d’asile malgré la procédure Dublin initiée (C.J.U.E., 27 septembre 2012, CIMADE et GISTI, § 56[9]).

Le Règlement dit « Dublin III » prévoit d’ailleurs que le demandeur d’asile dispose d’un « droit au recours effectif » et que les États doivent permettre au demandeur « un délai raisonnable pour exercer son droit à un recours effectif » (article 27, §§ 1 et 2, R.D. III). En outre, les États doivent prévoir une des trois possibilités énoncées pour solliciter la suspension de l’exécution du transfert (article 27, § 3, R.D. III).

- D’autre part, cette jurisprudence relative au défaut d’intérêt à agir en cas d’exécution du transfert Dublin semble entrer en contradiction avec celle du C.C.E. qui rappelle que la procédure en annulation étant écrite, elle peut être poursuivie sans la présence du requérant. En effet, dans un arrêt n° 61751 du 19 mai 2011, le C.C.E. avait considéré que dans la mesure où la procédure d’annulation et de suspension « ordinaire » est « une procédure écrite », elle pourrait être « efficacement poursuivie » même en l’absence des requérants si le transfert était exécuté.

Le Règlement « Dublin III » prévoit expressément qu’ « en cas de transfert exécuté par erreur ou d’annulation, sur recours ou demande de révision, de la décision de transfert après l’exécution du transfert, l’État membre ayant procédé au transfert reprend en charge sans tarder la personne concernée » (article 29, § 3, R.D. III). Cette responsabilité pourrait inciter la jurisprudence du C.C.E. à évoluer lorsqu’il est amené à examiner la légalité d’un transfert Dublin exécuté. Dans le cas d’un transfert annulé par le juge national, mais qui a malgré tout été exécuté, l’Etat requérant devra prendre en charge « sans tarder » le retour et la demande d’asile du requérant concerné. 

Le recours en annulation, même assorti d’une demande de suspension « ordinaire », n’est pas suspensif de plein droit devant le C.C.E. dans la grande majorité des cas de contestation du transfert Dublin. La question de l’intérêt à agir dans le cas d’un transfert exécuté est entière, puisque des droits fondamentaux sont en jeu. A défaut, la légalité de certains transferts Dublin n’est jamais examinée au fond par le juge national, lorsque le transfert est exécuté, alors qu’il s’agit d’une décision administrative qui fait grief au requérant avec des incidences conséquentes, parfois définitives, notamment sur le traitement de sa demande d’asile dans l’Union européenne. L’application du Règlement « Dublin III », en janvier 2014, devrait inciter les États à renforcer les garanties procédurales des demandeurs d’asile placés sous procédure Dublin, parmi lesquelles figure la possibilité de solliciter effectivement la suspension de l’exécution du transfert Dublin.

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., 28 mars 2013, n° 100.030.

Règlementation Dublin :

- Règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, (J.O., 25 février 2003, L50, p. 1).

- Règlement (UE) n° 604/2013 (REFONTE) du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (J.O., 29 juin 2013, L180/31).

Doctrine :

S. Sarolea (dir.), L. Leboeuf et E. Neraudau, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le Règlement Dublin et la Directive Qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE (UCL), 1er juin 2012.

Jurisprudence du C.C.E. :

C.C.E., 28 juin 2013, n° 106.075.

C.C.E., 25 avril 2013, n° 101.523.

Pour citer cette note : E. NERAUDAU, « Le recours en annulation introduit à l’encontre d’un transfert Dublin, exécuté en cours de procédure, est irrecevable faute d’intérêt à agir », Newsletter EDEM, octobre 2013.


[1] S. Sarolea (dir.), L. Leboeuf et E. Neraudau, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le Règlement Dublin et la Directive Qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE (UCL), 1er juin 2012, p. 138.

[6] Règlement (UE) n° 604/2013 (REFONTE) du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (J.O., 29 juin 2013, L180/31).

[7] Pour les requérants « libres », placés sous procédure Dublin en Belgique, la demande de suspension « ordinaire » assortie au recours en annulation est la seule accessible mais ne permet pas une suspension de plein droit de la décision de transfert.

[8] La C.J.U.E. conclut à une violation combinée des articles 3 et 13 CEDH, rappelant notamment l’exigence de garanties « d'un recours de plein droit suspensif » en cas de risque de traitements contraires à l’article 3 CEDH (Cour eur. D.H., I.M. c. France, 2 février 2012, n° 9152/09).

[9] La C.J.U.E., dans son arrêt CIMADE du 27 septembre 2012, a explicitement indiqué qu’au titre du droit de l’U.E. le demandeur d’asile sous procédure Dublin doit avoir accès à l’accueil dans le pays où il a introduit sa demande. Il n’y a pas de distinction à faire avec un autre demandeur. Cette obligation incombe à l’Etat où il se trouve, et ce, jusqu’à son transfert effectif vers le pays dit responsable (C.J.U.E., 27 septembre 2012, CIMADE et GISTI).

Publié le 16 juin 2017