C.C.E., 4 août 2015, n° 150 382

Louvain-La-Neuve

La prise en compte du contexte familial et l’actualisation des sources

Le Conseil du contentieux des étrangers reconnaît la qualité de réfugié à un ressortissant turc d’origine kurde alléguant des persécutions et un acharnement de la part de ses autorités nationales, au motif des opinions politiques qui lui sont imputées. Le Conseil tient compte du contexte général dans lequel s’inscrivent les faits relatés par le requérant ainsi que de son environnement familial, sa famille étant, de longue date, engagée dans la défense de la cause pro-kurde.

Famille pro-kurde – acharnement des autorités nationales – crédibilité – contexte familial – actualisation des sources – reconnaissance

A. Arrêt

Le requérant est de nationalité turque et d’origine kurde. Il invoque à l’appui de sa demande d’asile en Belgique l’acharnement des autorités turques envers lui au motif qu’il provient d’une famille qui a toujours soutenu la cause kurde, qu’il est lui-même sympathisant du BDP (Baris ve Demokrasi Partisi), un parti politique kurde, et qu’il a refusé de faire son service militaire, craignant d’être victime d’injustices et d’être tué en raison de son origine kurde. Il allègue notamment avoir été blessé par la police lors de la fête du Newroz, et par la suite avoir constamment été embêté par celle-ci, ce qui l’aurait conduit à déménager avec sa famille dans la province d’Istanbul ; avoir été arrêté lors d’une marche de la jeunesse pro-kurde et emmené au commissariat pendant deux jours ; avoir été blessé par balle par des policiers alors qu’il se promenait dans son quartier ; avoir reçu la visite de la police, à son domicile, lorsqu’il n’y était pas présent, suite à sa participation à une marche organisée pour protester contre le massacre de Roboski. Avant de quitter la Turquie pour la Belgique, le requérant est parti vivre chez son oncle dans un autre quartier d’Istanbul une dizaine de mois, pendant lesquels il n’aurait pas rencontré de problème avec les autorités.

Le C.G.R.A. a pris une première décision de refus du statut de réfugié et du statut de protection subsidiaire en juin 2014, contre laquelle le requérant a introduit un recours auprès du C.C.E. Celui-ci a annulé ladite décision afin qu’il soit procédé à des mesures d’instructions complémentaires relatives aux blessures dont le requérant a été victime et aux problèmes de nature politique rencontrés par sa famille[1].

En décembre 2014, le C.G.R.A. a pris une nouvelle décision de refus de protection en raison du manque de crédibilité du récit du requérant. Il relève tout d’abord une série de contradictions et d’imprécisions dans les déclarations du requérant relatives aux évènements avec la police mentionnés ci-avant. Il souligne ensuite le peu d’empressement dont il a fait part pour quitter la Turquie alors qu’il prétend être recherché par les autorités ainsi que le fait, qu’avant son départ, il a fui dans un autre quartier mais toujours à Istanbul, qui plus est chez un membre de sa famille. Le C.G.R.A. doute également de l’engagement du requérant au sein du BDP et donc du fait qu’il représente une cible potentielle aux yeux des autorités ; il remet en question son activisme à défendre la cause kurde. Quant au refus du requérant de faire son service militaire, le C.G.R.A. observe qu’il n’a apporté aucune preuve de son appel sous les drapeaux ni de son insoumission et estime infondée sa crainte de subir des discriminations ou d’être tué durant l’accomplissement de ses obligations militaires à cause de son origine kurde. Il considère enfin que le fait que certains membres de la famille du requérant aient été reconnus réfugiés en Belgique n’est pas déterminant dans le traitement de sa demande d’asile, en ce qu’aucun lien ne peut être établi entre leurs situations et les faits à la base de la demande.

Le requérant a introduit un recours contre la décision du C.G.R.A., contestant la pertinence de la motivation de la décision entreprise.

Le C.C.E. annule la décision prise par le C.G.R.A., estimant que ce dernier n’a pas suffisamment tenu compte du contexte général dans lequel s’inscrivent les faits relatés par le requérant ni des antécédents politiques familiaux dont il se prévaut. Le Conseil constate en effet que le requérant est issu d’une famille au moins partiellement acquise à la défense de la cause pro-kurde. Quant aux éléments indiqués par le C.G.R.A. comme nuisant à la crédibilité des déclarations du requérant, il relève notamment que les pressions avancées par le requérant sont plausibles au vu de la constance de son récit sur ce point et que s’il ne dépose pas de document concret relatif à son appel sous les drapeaux, il convient de constater que ses propos sont constants à l’égard des obligations militaires auxquelles il est appelé à répondre. Il estime en outre qu’au vu des antécédents politiques familiaux du requérant, les autorités turques pourraient lui imputer des convictions politiques et/ou raciales susceptibles de lui valoir des problèmes dans le cadre du déroulement de son service militaire (pts 5.7 à 5.11).

Le Conseil considère que s’il subsiste certaines zones d’ombre dans le récit du requérant, notamment concernant la réalité de son insoumission, ses propos relatifs à l’acharnement manifesté à l’égard de sa famille par les autorités nationales sont constants et empreints de spontanéité. En conséquence, il estime que les faits invoqués à la base du départ du requérant sont plausibles et les tient établis à suffisant, le doute devant bénéficier au requérant (pts 5.12 et 5.13).

B. Eclairage

L’arrêt commenté met en lumière le rôle joué par le contexte familial du demandeur d’asile, notamment quant aux opinions politiques qui peuvent lui être imputées. En outre, le C.C.E. pointe l’importance pour les parties d’actualiser les sources d’informations sur lesquelles elles s’appuient. 

- Contexte familial

Les liens familiaux peuvent impliquer que le persécuteur impute aux membres d’une même famille les opinions politiques exprimées par l’un ou plusieurs d’entre eux[2], d’où la nécessaire prise en compte du contexte familial du demandeur d’asile par les autorités compétentes, rappelée très clairement par le C.C.E. en l’espèce. Le C.C.E. a reconnu le statut de réfugié à un ressortissant turc kurde, accusé de soutenir les indépendantistes en raison des activités menées par les membres de sa famille, considérant que « nonobstant l’ampleur des activités politiques personnelles du requérant, il est néanmoins plausible que des activités politiques pro kurdes et hostiles aux autorités turques lui soient imputées en raison de son appartenance familiale »[3]. De même, s’agissant d’une requérante de nationalité djiboutienne ayant subi des sévices en raison de l’engagement politique d’opposition de sa famille et de son fiancé, membres du FRUD (Front pour la Restauration de l’Union et de la Démocratie), le Conseil a jugé qu’elle démontrait une crainte fondée de persécution en raison de son opinion politique imputée. Comme dans l’arrêt commenté, il a considéré que « la partie défenderesse ne tient pas suffisamment compte du contexte familial de la requérante de sorte que son analyse de ses craintes de persécution est à la fois restrictive et erronée »[4].

Le C.C.E. tient également compte des liens familiaux lorsqu’il ressort du dossier que les proches du demandeur ont été victimes de persécutions[5]. Si on ne retrouve pas formellement consacrée dans la directive qualification[6] ni dans la loi du 15 décembre 1980[7] une présomption de crainte fondée de persécution dans cette hypothèse, le considérant 36 de la directive énonce que « les membres de la famille, du seul fait de leur lien avec le réfugié, risquent en règle générale d’être exposés à des actes de persécution susceptibles de motiver l’octroi du statut de réfugié ». Dans son Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, le H.C.R. spécifie également que « le sort subi par des parents ou des amis ou par d’autres membres du même groupe racial ou social peut attester que la crainte du demandeur d’être lui-même tôt ou tard victime de persécutions est fondée »[8]. Partant, si la persécution subie par des proches n’implique pas que l’administration doive avancer, comme c’est le cas pour la présomption de crainte fondée dans l’hypothèse de persécutions passées[9], de « bonnes raisons de croire » que le demandeur d’asile ne risque pas d’être également victime de cette persécution, elle constitue néanmoins un indice sérieux du bien-fondé de la crainte alléguée[10].

Enfin, eu égard à la motivation du C.G.R.A. quant au doute qu’il émet concernant la teneur de l’engagement politique du requérant et son implication dans le BDP, l’espèce commentée permet de rappeler l’article 10, § 2, de la directive qualification, en ce qu’il précise qu’il importe peu que le demandeur d’asile possède effectivement le motif à l’origine de la persécution ; l’essentiel est que l’agent de persécution le lui attribue[11]

- Actualisation des sources

Le C.C.E. constate une carence dans le chef des deux parties : les sources d’informations générales  sur lesquelles elles se fondent entre le dépôt de la requête et la fixation de l’audience ne sont pas assez actualisées. Il observe en effet que le C.G.R.A., dans le cadre de l’instruction faisant suite à l’arrêt d’annulation de la première décision de refus, a versé trois documents de synthèse de son centre de documentation, le Cedoca : un document relatif au service militaire datant du 3 mars 2014, un document relatif aux conditions de sécurité en Turquie datant du 8 août 2014 et un document relatif aux évènements d’octobre 2014 datant du 4 novembre 2014. Quant à la partie requérante, elle a produit une copie d’un rapport de l’organisation Human Right Watch daté du mois de septembre 2014. Le Conseil regrette qu’en date de l’audience – le 5 mai 2015 – aucune des parties n’a veillé à actualiser ces informations et qu’aucune pièce – des dossiers tant administratif que de la procédure – relative au contexte général de sécurité n’a moins de six mois d’ancienneté. Toutefois, au vu de la survenance d’un précédent arrêt d’annulation et des caractéristiques propres au cas d’espèce, il juge raisonnable et nécessaire de se prononcer nonobstant la carence des parties à produire des sources d’informations générales suffisamment actualisées (pt 5.8).

En droit de l’Union européenne, l’exigence d’actualisation des informations est reprise à l’article 10, § 3, b), de la directive procédures[12], aux termes duquel le législateur européen enjoint aux Etats membres de faire en sorte que les décisions sur les demandes de protection internationales soient prises par les autorités compétentes à l’issue d’un examen approprié. Pour ce faire, ils doivent veiller à ce que « des informations précises et actualisées soient obtenues auprès de différente sources, telles que le BEAA et le HCR ainsi que les organisations internationales compétentes en matière de droits de l’homme, sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs […] » (notre emphase)[13]. On retrouve également trace de cette exigence à l’article 4, § 3, a), de la directive qualification : lorsqu’elle procède à l’évaluation individuelle d’une demande de protection, l’autorité compétente doit tenir compte de « tous les faits pertinents concernant le pas d’origine au moment de statuer sur la demande, y compris les lois et règlement du pays d’origine et la manière dont ils sont appliqué » (notre emphase)[14]. Il ressort de la lecture de ces deux dispositions que les informations sur les pays d’origine doivent se rapporter à une période aussi proche que possible du moment de statuer sur la demande d’asile. Il peut toutefois y avoir des exceptions, par exemple, lorsque les évènements présentés par le demandeur ne se sont pas passés avant la fuite mais des années auparavant, ou lorsqu’il s’agit d’informations culturelles ou historiques, telles que relatives aux rites de mariages ou aux calendriers utilisés. Le critère d’actualité ne sera pas interprété strictement dans de tels cas[15].

Au niveau du Conseil de l’Europe, il ressort de la jurisprudence de la Cour eur. D.H. que l’information sur les pays d’origine doit être actualisée au moment auquel le C.C.E. statue[16]. Dans le même sens, et à titre exemplatif, citons la décision d’irrecevabilité M.K. c. France de septembre dernier. Les faits concernent un requérant, de nationalité algérienne, ayant demandé  l’asile en France après y avoir été condamné à une peine de neuf ans d’emprisonnement pour assassinat, sur le territoire français, d’un ressortissant algérien. Sans réflexion plus approfondie, la Cour a jugé que « même à supposer avérée la volonté de représailles de la famille de la victime à l’encontre du requérant, [elle] n’est pas convaincue que les autorités algériennes ne puissent pas fournir au requérant une protection appropriée, surtout s’il s‘installe dans une autre partie du pays. Se fondant sur un article de journal faisant état de l’abandon et de la misère sociale dans lesquels les habitants de La Glacière ont été laissés par les pouvoirs publics, la CNDA a certes effectué une analyse différente. Devant la Cour, le requérant verse aux débats un autre article issu du même journal décrivant le quartier de La Glacière comme une favela où règne l’insécurité. La Cour note cependant que ces deux articles sont datés d’il y a respectivement 6 et 4 ans et que le requérant ne donne pas plus de précision sur la situation actuelle dans son quartier d’origine » (notre emphase)[17].

L’exigence d’actualisation est largement admise par le C.C.E. qui reproche, dans certaines décisions, au C.G.R.A. de ne pas avoir actualisé les informations figurant dans le dossier administratif[18], alors que ce dernier y est tenu par l’article 27, a), de l’arrêté royal fixant la procédure devant lui[19]. Par exemple, dans un arrêt du 8 décembre 2010, il a relevé que « les informations figurant au dossier administratif à propos de la situation des homosexuels au Kenya datent du 25 août 2006 et ne sont donc en rien actualisées »[20]. Encore, dans un arrêt du 16 décembre 2010, il constate que « les informations sur lesquelles se fonde la partie défenderesse pour conclure au manque de précision des déclarations du requérant sur son séjour à la MACA, imprécisions jugées suffisamment importantes que pour motiver une grande partie de la décision, remontent au mois de mai 2004 et n’ont fait l’objet que d’une seule actualisation en août 2005. Au vu de ce constat, des développements de la requête ainsi que des nombreux documents récents joints à celle-ci, le Conseil considère qu’une partie importante de la motivation de l’acte attaqué est ainsi privée de fondement »[21].

Le C.E. également, dans un arrêt relatif à une demande d’asile émanant d’un ressortissant turc, rappelé par le C.C.E. dans l’espèce commentée, a jugé que « le document versé au dossier administratif par la partie adverse (document CEDOCA) renseigne sur la situation dans le sud-est de la Turquie au 26 octobre 2006, alors que la décision attaquée est datée du 26 avril 2007. L’on constate qu’une période de six mois s’est écoulée entre ces deux documents. Compte tenu du caractère évolutif des conditions de sécurité dans les régions affectées par des conflits armés, il y a lieu de considérer que le document versé au dossier par la partie adverse ne répond pas aux conditions de mise à jour que l’on peut légitimement attendre de ce type de document »[22].

L’absence de pouvoir d’instruction propre au C.C.E. de même que son fonctionnement, qui a pour conséquence qu’un arrêt n’est prononcé que de nombreux mois après la décision du C.G.R.A., peuvent expliquer que l’exigence d’actualité ne soit pas totalement réalisée dans la pratique[23]. Le C.C.E. a néanmoins déjà souligné que si « la lenteur de la procédure est imputable au fonctionnement interne des instances de recours […], cela ne dispense néanmoins pas les parties requérantes de mettre à jour le contexte socio-politique dans lequel se sont déroulés les faits à la base de leurs demandes d’asiles afin d’actualiser les craintes de persécutions alléguées »[24]. Partant, au vu de ce qui précède quant aux annulations par le C.C.E. des décisions du C.G.R.A. pour défaut d’actualisation des informations pertinentes, l’exigence dont il est question incombe tant au C.G.R.A. qu’au demandeur d’asile, l’arrêt commenté illustrant sans conteste ce constat.

H.G.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

- C.C.E., 4 août 2015, n° 150 382

Jurisprudence :

- C.C.E., 12 juin 2014, n° 125 556

Doctrine :

- G. Gyulai, Informations sur les pays d’origine dans les procédures d’asile. L’obligation légale de qualité dans l’UE, Budapest, Comité Helsinki Hongrois, 2011 ;

- S. Saroléa (dir.), L. Leboeuf, La réception du droit européen de l’asile en droit belge. La directive qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014 ;

- CBAR, « La crainte est-elle fondée ? Utilisation et application de l’information sur les pays dans la procédure d’asile, 2011 ;

Pour citer cette note : H. Gribomont, « La prise en compte du contexte familial et l’actualisation des sources », Newsletter EDEM, novembre 2015.


[2] S. Saroléa (dir.), L. Leboeuf, La réception du droit européen de l’asile en droit belge. La directive qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014, p. 53.

[9] Article 48/7 de la loi du 15 décembre 1980 précitée.

[10] S. Saroléa (dir.), L. Leboeuf, op. cit., p. 52.

[11] S. Saroléa (dir.), L. Leboeuf, op. cit., p. 78. Voy. aussi : J.-Y. Carlier, Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits, R.C.A.D.I, Leiden/Boston, Martinus Nijhof Publishers, 2008, p. 215.

[13] Voy. aussi les considérants 39 et 48 de la directive procédures.

[14] Voy. aussi l’article 8, § 2, de la directive qualification.

[22] C.E., 8 décembre 2008, n° 188 607.

Publié le 13 juin 2017