C.C.E., arrêt n° 135.084 du 16 décembre 2014

Louvain-La-Neuve

L’alternative de protection interne et la protection subsidiaire.

Le C.C.E. annule pour la seconde fois une décision du C.G.R.A. constatant l’absence de risque réel d’atteintes graves en raison d’une violence aveugle à l’égard d’un requérant originaire du sud de l’Irak. Le premier arrêt d’annulation (arrêt du C.C.E. n° 117.365) se fondait sur le défaut d’actualiser les informations portant sur la situation sécuritaire. Le second reproche au C.G.R.A. non pas son évaluation de la situation sécuritaire mais une application de l’article 48/4, § 2, c). Le C.G.R.A. a refusé l’octroi de la protection subsidiaire sans un examen de l’accessibilité conformément à l’article 48/5, § 3. Le C.C.E. considère que, avant le refus de la protection subsidiaire, l’examen du risque réel d’atteintes graves en raison d’une violence aveugle dans une région du pays d’origine doit comporter une analyse de l’accessibilité de cette zone conformément à l’article 48/5, § 3, relatif l’alternative de protection interne. 

Articles 48/4 et 48/5 – Loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers – Risque réel – Alternative de protection interne – Annulation.

A. Arrêt

Le requérant, originaire du sud de l’Irak, allègue des persécutions religieuses à cause de son obédience sunnite et un risque réel d’atteintes graves en raison du conflit entre deux communautés religieuses (chiite et sunnite). À l’appui de sa requête, il invoque plusieurs arguments de fait et de droit pouvant être résumés en deux récits.

Premièrement, il déclare être menacé de mort par deux de ses frères, membres d’une milice islamiste chiite depuis le décès de leur père (obédience chiite) en 2004. Parmi les menaces encourues, il avance les agressions et humiliations faute d’avoir donné à son fils le nom d’un dignitaire chiite. Il cite aussi l’incendie de son bus et le lavage de cerveau de sa famille (femme et enfants) suite à son refus de rejoindre la milice chiite. Enfin, il implique ses deux frères dans la disparition d’un membre de leur famille à cause des contacts et échanges entrepris avec lui depuis l’Irak.

Deuxièmement, il invoque la détérioration de la situation sécuritaire liée aux conflits entre chiites et sunnites. Il dépose à cet effet divers articles de presse faisant état de la généralisation de ce conflit.

Le C.G.R.A. rejette la demande d’asile pour deux raisons : manque de crédibilité et absence de risque réel d’atteintes graves en raison d’une violence aveugle dans sa province d’origine.

À propos de la crédibilité générale du récit, le C.G.R.A. relève à plusieurs reprises des imprécisions et incohérences. D’abord, il note un manque de précision dans la différence entre l’obédience chiite et sunnite alors que le requérant affirme avoir vécu avec ses frères chiites. Ensuite, il invoque des propos vagues relatifs à la milice chiite à laquelle appartiendraient ses frères sans que les documents déposés ne rétablissent la crédibilité ébranlée et n’identifient d’autres acteurs (membres de la milice) à part ses deux frères. Enfin, il relève l’imprécision et l’inconsistance quant à l’incendie de son bus et au lavage de cerveau dont est victime sa famille à défaut de produire les procès-verbaux et de donner des explications suffisantes.

Après une analyse de la crédibilité générale, le C.G.R.A. procède à l’examen du risque réel d’atteintes graves en actualisant les informations portant sur la situation sécuritaire conformément à la première décision d’annulation. Cette évaluation, actualisée au vu des documents déposés par le requérant, aboutit à conclure à un contexte sécuritaire relativement stable dans sa province d’origine. Toutefois, le C.G.R.A. relève quelques attentats dans d’autres provinces du sud du pays que la sienne. Cette évaluation le conduit au constat d’absence pour les civils de risque réel d’atteintes graves en raison d’une violence aveugle.

Sans remettre en cause l’examen de la crédibilité et l’évaluation de la situation sécuritaire, le C.C.E. revient sur l’interprétation de l’article 48/4, § 2, c). Plutôt que l’absence d’un risque réel d’atteintes graves en raison d’une violence aveugle dans la province d’origine, il oriente la question principale vers l’existence ou non d’un risque en cas de retour dans la province d’origine en passant par le centre du pays à Bagdad. Faute pour le C.G.R.A. d’avoir examiné cette question, il annule sa décision conformément à l’article 39/2, § 1er, 2°. Par cette annulation, le C.C.E. considère que le C.G.R.A. a appliqué l’alternative de protection interne sans un examen de l’accessibilité conformément à l’article 48/5, § 3, al. 1er.

B. Éclairage

Le raisonnement du C.C.E. dans cet arrêt appelle deux commentaires : l’un relatif à l’alternative de protection interne (ci-après : « A.P.I. ») et l’autre sous l’angle de la relation entre la protection subsidiaire et l’article 3 C.E.D.H.

À propos de l’A.P.I., cet arrêt s’écarte de la jurisprudence constante du C.C.E. et de la loi sur les étrangers. Celle-ci pose trois conditions à l’existence d’une A.P.I. : une protection contre la persécution ou le risque réel d’atteintes graves (1), l’accessibilité du lieu de protection interne proposé (2) et le caractère raisonnable de la protection (3)[1]. Ces conditions sont cumulatives[2]. L’A.P.I. suppose, à l’égard d’un requérant originaire d’une région, la reconnaissance d’une protection internationale dont il est ensuite jugé qu’une alternative peut être assurée par une protection dans un autre lieu désigné[3]. Pourtant, ici, le C.C.E. sanctionne le refus de la protection subsidiaire (au sens de l’article 48/4, § 2, c)) sans un examen de l’accessibilité (au sens de l’article 48/5, § 3, al. 1er) comme une application de l’A.P.I. alors que la nécessité d’une protection internationale n’est pas préalablement établie[4]. Ce raisonnement ne distingue pas le champ d’application de l’article 48/4, § 2, c), de celui de l’article 48/5, § 3, al. 1er. Ce dernier ne s’applique que lorsqu’il est question d’écarter une protection internationale établie en raison de la subsidiarité de celle-ci à la protection nationale. La jurisprudence du C.C.E. dans ce domaine suit une toute autre démarche que celle suivie dans l’arrêt commenté. Ce n’est qu’après avoir relevé l’existence d’une persécution ou d’un risque réel que le C.C.E. propose un lieu de protection interne conformément aux conditions de l’article 48/5[5]. Dans une affaire récente (5 mars 2015) relative à un requérant irakien originaire du centre du pays cette fois (Bagdad), le C.G.R.A. suit la même démarche en vérifiant les possibilités de fuite interne après avoir constaté l’existence d’un risque réel d’atteintes graves en raison d’une violence aveugle. L’absence de possibilités de fuite interne le conduit à reconnaître la protection subsidiaire malgré le manque de crédibilité du requérant d’obédience sunnite.

Après avoir analysé l’interprétation de l’article 48/5 faite par le C.C.E., un examen de la relation entre la protection subsidiaire et l’article 3 C.E.D.H. s’impose. Abordant préalablement les moyens de la requête tirés de l’article 3 C.E.D.H., le C.C.E. considère cette disposition comme similaire à l’article 1er, section A, § 2, de la Convention de Genève et identique à l’article 48/4, § 2, b)[6]. Cette interprétation est certes conforme à l’arrêt Elgafaji selon lequel l’article 15, b), correspond en substance à l’article 3 C.E.D.H.[7] Toutefois, elle s’éloigne de la « logique d’autonomisation »[8] de la protection subsidiaire amorcée depuis l’arrêt M’Bodj[9]. Dans cet arrêt, la Cour avait relevé une condition d’application supplémentaire de l’article 15, b), à savoir la responsabilité des auteurs des atteintes graves figurant à l’article 6 de la directive[10]. L’excuse de l’antériorité de l’arrêt commenté (le 16 décembre 2014) par rapport à M’Bodj (le 18 décembre 2014) ne tient pas en raison de la prise en compte des conclusions de l’avocat général dans M’Bodj par le C.C.E. dans l’arrêt n° 134 477 du 2 décembre 2014[11]. Dans ce dernier, le C.C.E. avait interprété l’article 48/4, § 2, b), en appliquant la condition relative à la responsabilité des auteurs des atteintes graves pour refuser la protection subsidiaire à un requérant alléguant la propagation du virus Ebola[12]. Cette interprétation avait déjà consacré l’autonomisation de la protection subsidiaire dont l’arrêt commenté s’écarte en affirmant que l’article 48/4, § 2, b), est identique à l’article 3 C.E.D.H.

L’analyse du raisonnement du C.C.E. conduit au constat ci-après : l’examen du risque réel d’atteintes graves au sens de l’article 48/4, § 2, c), ne conduit à vérifier les conditions de l’A.P.I. qu’en cas d’existence d’un tel risque dans la région d’origine. À défaut d’un tel risque, les instances d’asile doivent refuser la protection subsidiaire et non examiner l’accessibilité au sens de l’article 48/5, § 3, al. 1er, comme le suggère le C.C.E. Le commentaire de cet arrêt permet donc de rappeler la distinction entre le champ d’application de l’article 48/4 et celui de l’article 48/5, § 3, al. 1er, en espérant que la démarche du C.C.E. demeurera un cas isolé malgré sa valeur relativement protectrice.

T.M.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt

C.C.E., arrêt n° 135 084 du 16 décembre 2014.

Jurisprudence

C.J.U.E., 18 décembre 2014, M’Bodj, C-542/13, EU:C:2014:2452.

C.J.U.E., 17 février 2009, Elgafaji, C-465/07, EU:C:2009:94.

Doctrine

S. Saroléa (dir.), L. Leboeuf, « La réception du droit européen de l’asile : la directive qualification », Louvain-la-Neuve, 2014.

Jean-Yves Carlier, « Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits », R.C.A.D.I., tome 332, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2008.

E. Feller, V. Turk et F. Nicholson (dir.), « La protection des réfugiés en droit international », Larcier, Bruxelles, 2008.

Pour citer cette note : T. Maheshe, « L’alternative de protection interne et la protection subsidiaire », Newsletter EDEM, avril 2015.


[1] S. Saroléa (dir.), L. Lebœuf, « La réception du droit européen de l’asile : la directive qualification », Louvain-la-Neuve, 2014, p. 98.

[2] Le professeur Jean-Yves Carlier utilise l’expression : « critères nécessaires à la mise en œuvre de l’alternative de protection interne ». À ce sujet, voy. J.-Y. Carlier, « Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits », R.C.A.D.I., tome 332, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2008, p. 148.

[3] La logique de l’A.P.I. consacrée dans cette disposition distingue deux situations géographiques : la région d’origine du requérant où il est victime d’une persécution ou d’une atteinte grave et un lieu proposé considéré comme une zone sûre à titre d’alternative. Sur la logique de l’A.P.I., voy. J.C. Hathaway et M. Foster, « La possibilité de protection interne/ réinstallation interne/ fuite interne comme aspect de la procédure de détermination du statut de réfugié », in E. Feller, V. Turk et F. Nicholson (dir.), La protection des réfugiés en droit international, Bruxelles, Larcier, 2008, p. 429.

[4] C.C.E., arrêt n° 135 085 du 16 décembre 2014, p. 11.

[5] Sur la jurisprudence du C.C.E. relative à l’A.P.I., voy. S. Saroléa (dir.), L. Lebœuf, op. cit., pp. 98-104.

[6] C.C.E., op. cit., p. 8.

[7] C.J.U.E., 17 février 2009, Elgafaji, C-465/07, EU:C:2009:94, par. 28.

[8] A propos de l’autonomisation de la protection subsidiaire, voy. J.-Y. Carlier. et L. Leboeuf, « Droit européen des migrations », J.D.E., 2015, p. 116.

[9] Pour une vue d’ensemble de cet arrêt, voy. L. Tsourdi, « Le régime belge de la régularisation médicale face au juge de l’Union européenne », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014.

[10] C.J.U.E., 18 décembre 2014, M’Bodj, C-542/13, EU:C:2014:2452, par. 32.

[11] Sur l’analyse de cet arrêt, voy. T. Maheshe, « Le risque de contamination par le virus Ebola ne donne pas lieu au constat d’un besoin de protection internationale », Newsletter EDEM, janvier 2015.

[12] C.C.E., arrêt n°134 477 du 2 décembre 2014, point 4.11.

Publié le 13 juin 2017