Le risque de dégradation psychologique fondé sur de très lourdes persécutions passées ayant conduit à un stress post-traumatique intense est un risque de persécution.
Les persécutions passées peuvent être prises en compte en vue de l’octroi d’une protection internationale même en l’absence de craintes actuelles de nouvelles persécutions si le traumatisme résultant des premières risque de s’aggraver lourdement en cas de retour dans le pays d’origine. Le principe de l’unité de famille conduit à octroyer une protection à l’épouse du requérant dont elle est dépendante.
Loi du 15.12.1980, article 48/3 (reconnaissance).
A. Arrêt
Les requérants sont deux époux de nationalité kosovare, d’origine ethnique albanaise et de religion musulmane. Le requérant relate qu’en avril 1999, les forces serbes ont chassé sa famille du village de Dubovc. Ils ont été emmenés dans divers villages. Sa mère, sa sœur et la fille de son frère ont été massacrées devant lui. Il a perdu connaissance. Il a été blessé d’un coup de couteau au niveau de la poitrine et doit sa survie au fait qu’il fera semblant d’être mort. Il retrouve ultérieurement son frère grâce à l’aide de militaires kosovares avec qui il restera dans la montagne.
Depuis cet événement, il souffre de différents maux entendant des voix et des cris des membres de sa famille décédés. Il a été suivi au Kosovo et un syndrome de stress post-traumatique y est diagnostiqué. Quatorze ans plus tard, il se marie avec la requérante. Celle-ci est rejetée par sa famille qui refusait son union avec un malade. Ils vivent tous deux avec le frère du requérant qui touche une pension d’invalidité. Un médecin kosovar lui conseille de quitter le pays pour se sentir mieux.
Le couple arrive en Belgique et dépose dans le cadre de sa demande d'asile :
- différentes décisions émanant des autorités kosovares,
- la preuve du massacre des membres de sa famille,
- la preuve du fait qu’il a été blessé lors de ce massacre,
- des rapports médicaux émanant des médecins kosovars,
- une attestation psychiatrique rédigée par un spécialiste belge.
Le Commissaire général prend une décision négative estimant que s’il n’est pas contestable que les forces serbes ont été responsables de graves violences à l’origine de son traumatisme, elles ont quitté le Kosovo il y a plus de 15 ans. Il s’ensuit qu’il n’y a pas de risque que le requérant soit confronté à des événements traumatisants en cas de retour au Kosovo. Le CGRA ajoute que le requérant a pu bénéficier de soins au Kosovo. Il ne peut dès lors alléguer qu’il court un risque de persécution ou d’atteintes graves en cas de retour au Kosovo. Son épouse fait l’objet d’une décision semblable. A son égard, le Commissaire général précise que le fait qu’elle fasse preuve d’ostracisme de la part des membres de sa famille – fait non contesté – n’est pas lié à l’une des causes visées par la Convention de Genève. De plus, la requérante pourrait faire appel à la protection des autorités kosovares, assistée par diverses organisations internationales.
Le CCE examine la demande du requérant au regard de l’article 48/3 de la loi du 15 décembre 1980. Il note que ni la matérialité des faits ni la réalité des souffrances psychiques invoquées ne sont discutées. Le « grave déséquilibre psychologique actuel » du requérant est relevé. Le Conseil indique qu’il analyse les craintes du requérant sous l’angle des « raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures qui pourraient l’empêcher de rentrer dans son pays d'origine ». L’ancienneté des faits n’exclut pas que le requérant puisse craindre valablement les persécutions au sens de la Convention de Genève compte tenu des circonstances de l’espèce. Le Conseil raisonne par analogie avec le §5 de la section C de l’article 1er de la Convention de Genève relative aux clauses de cessation. Il est précisé que même si l’évolution de la situation dans le pays d'origine pourrait mener à la clause de cessation, le requérant peut invoquer des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures pour refuser de se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité. Le Conseil se réfère notamment aux jurisprudences, certes peu nombreuses, mais néanmoins confirmées à plusieurs reprises de la Commission permanente de recours des réfugiés et du CCE. Le Conseil note la dégradation progressive de l’état psychologique du requérant au Kosovo malgré les soins, le fait que le requérant ait été incapable au Kosovo d’exercer toute activité professionnelle depuis les événements, qu’il y a été considéré comme un fou et a donc été rejeté par la population. Il précise également que c’est au cimetière qu’il passait le plus de temps. Le Conseil conclut que la dégradation psychologique découlant des événements que le requérant a subi en raison de sa race doit s’analyser comme une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève.
En ce qui concerne la requérante, le Conseil juge qu’elle bénéficie de l’unité de famille. En tant que conjoint d’un réfugié reconnu, ce principe lui permet d’être reconnu réfugié. Le lien de dépendance avec son mari est d’autant plus fort que celle-ci n’a aucune ressource financière propre, qu’elle a été rejetée par les membres masculins de sa famille de sorte qu’elle ne bénéficiait plus de l’assistance financière de cette dernière. Elle se voit reconnaître la qualité de réfugiée.
B. Éclairage
L’arrêt est intéressant en ce qu’il confirme une jurisprudence relativement rare prenant en compte le volet subjectif de la crainte lorsqu’il est à ce point important qu’il peut supplanter le volet objectif. Il ne faudrait toutefois pas occulter le fait que le concept même de persécution permet de couvrir des atteintes aux droits de l’homme diverses, parmi lesquelles les souffrances psychologiques. C’est peut-même moins une exacerbation de la dimension subjective qui se dégage du cas d’espèce qu’une approche idoine de la notion de persécution.
En effet, le risque de dégradation psychologique est qualifié de persécution et doit l’être. Il peut être analysé comme étant un traitement inhumain et dégradant en l’absence de possibilités de soins ou lorsque ces soins sont inefficaces au pays puisque l’origine du traumatisme y est située. L’on se trouve face à une violation d’un droit de l’homme faisant partie du noyau dur : l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants. Ceux-ci peuvent être physiques ou psychiques. L’article 9 de la Directive Qualification indique que la persécution est un acte suffisamment grave de par sa nature ou de son caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15 §2 de la CEDH. Tel est bien le cas de l’article 3 de ce même texte. Le requérant démontre ici que même si certains soins étaient disponibles au Kosovo, en aucune manière ces soins ne pouvaient le soulager puisque le massacre à l’origine de son traumatisme a eu lieu dans son pays d'origine.
La persécution en cause est fondée à l’évidence sur sa race, qui a motivé le massacre. Le traumatisme psychologique qui s’en déduit est également lié à sa race, même s’il appartient désormais à un groupe national majoritaire dans le pays d'origine, groupe qui n’est plus cible de persécutions. Cela ne modifie en rien le fait que la persécution passée est liée à sa sous-nationalité albanaise du Kosovo. Il peut dès lors être conclu à l’existence d’un risque de persécution – la dégradation psychologique – lié à la race en cas de retour au Kosovo.
Une objection pourrait soulever que l’absence de protection au Kosovo face à cette dégradation psychologique n’est plus liée à la race mais est liée au contexte général. Toutefois, en l’espèce, ce n’est pas directement la qualité des soins psychiatriques qui est en cause mais le fait même que ces soins, prodigués au Kosovo ne pourraient en aucune manière être effectifs et soulager le requérant.
Le CCE ne s’interroge pas de cette manière dans le présent arrêt, puisqu’il recourt à une approche faisant l’analogie avec les exceptions aux clauses de cessation. Il s’agit à la fois de mettre en avant le volet subjectif de la crainte mais aussi d’identifier des raisons impérieuses liées à des persécutions antérieures. La Directive Qualification en son article 11 cite comme exception au jeu de la clause de cessation en son §3 le cas du réfugié qui peut invoquer des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures pour refuser de se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité. Dans le cas d’espèce, il ne s’agit pas à proprement parler de « refuser de se réclamer » mais d’une protection dépourvue de toute efficacité en raison de l’origine même du traumatisme.
La jurisprudence en question avait déjà été utilisée par le passé pour le cas d’une jeune femme rwandaise d’origine tutsi dont la famille avait été massacrée durant le génocide au Rwanda. Le Conseil notait certaines zones d’ombre dans son récit mais estimait que les faits relatés étaient plausibles. Ni l’origine ethnique ou géographique de la requérante ni la réalité des graves faits et persécutions dont elle-même et sa famille avaient été victimes n’étaient remises en doute. En ce qui concerne la requérante, il était noté qu’elle avait subi de graves sévices sexuels, que sa mère et sa sœur avaient été assassinées ainsi que son père et son frère. Même si le contexte objectif de violences de 1994 n’était plus présent en 2008, le Conseil avait noté que la requérante pouvait légitimement craindre d’être à nouveau victime de persécutions de la part des agents de l’autorité ou à tout le moins de ne pas pouvoir obtenir une protection efficace. Il était notamment noté que l’assassinat de son père et son frère datait de 2003, bien des années après le génocide (arrêt n°16.711 du 30 septembre 2008).
Dans le présent arrêt, le Conseil se réfère lui-même à deux décisions qu’il a prononcées. L’arrêt n°29.223 du 29 juin 2009 concerne une requérante de nationalité congolaise invoquant l’assassinat de plusieurs membres de sa famille au Kivu. Il n’y avait pas à l’évidence d’évolution de la situation de sécurité mais un reproche du CGRA selon lequel le requérant manquait de connaissances actualisées. Dans l’autre arrêt n° 55.770 du 9 février 2011, la requérante, de nationalité tanzanienne, s’est vue appliquer l’exception liée aux raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures. En effet, les membres de son parti ne faisaient plus l’objet de poursuites à Zanzibar. Par contre, il a été tenu compte du traumatisme subi, de l’état psychologique très instable et fragile qui eux-mêmes n’avaient été remis en question par le Commissaire général.
S.S.
C. Pour en savoir plus
Consulter l’arrêt
C.C.E., arrêt n° 138.404 du 12 février 2015
Sur l’unité de famille, voyez notamment
Il est à noter que l’arrêt commenté, fondé sur un risque de dégradation psychologique, n’est possible que si une force probatoire est reconnue aux attestations psychologiques et aux documents médicaux. Or, la jurisprudence sur ce point reste particulièrement variable alors même que la Cour européenne des Droits de l'Homme a condamné à plusieurs reprises des Etats ayant écarté de manière légère de tels documents.
Sur les certificats médicaux et les attestations psychologiques, voyez le chapitre qui y est consacré dans S. Sarolea (dir.), L. Leboeuf, E. Neraudau, P. D’Huart, L. Tsourdi, S. Datoussaid, H. Gribomont, La seconde génération du droit européen de l’asile: le temps des juges, La directive procédures, Louvain-la-Neuve, 2014, 180 p.
Sur les demandeurs d’asile vulnérables, voyez notamment l’avis du Haut-commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés relatif à l’évaluation des demandes d'asile de personnes ayant des besoins particuliers et notamment celles qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violences psychologiques, physiques ou sexuelles.
Pour citer cette note : S. Sarolea, « Note sous C.C.E., arrêt n° 138.404 du 12 février 2015 – Le risque de dégradation psychologique fondé sur de très lourdes persécutions passées ayant conduit à un stress post-traumatique intense est un risque de persécution », Newsletter EDEM, mars 2015.