Le contrôle juridictionnel de la décision de prolongation du délai de transfert sous le Règlement Dublin III.
Dans l’arrêt commenté, le Conseil du contentieux des étrangers, saisi d’un recours en annulation et en suspension d’une décision de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire prise en application du Règlement Dublin III, étend son contrôle de légalité à une décision de prolongation du délai de transfert en raison de la fuite invoquée du demandeur d’asile, décision qui était intervenue postérieurement à la décision attaquée et qui n’avait pas elle-même fait l’objet d’un recours devant lui. Concluant d’une part à l’illégalité de la décision de prolongation de détention prise sur base de l’article 29, §2 du Règlement Dublin III, et, d’autre part, au dépassement du délai de 6 mois visé à l’article 29, §1er du même Règlement, le Conseil déclare le recours sans objet.
Conseil du contentieux des étrangers – Règlement Dublin III, art. 29.2 – fuite du demandeur d’asile – prolongation du délai de transfert – nature de la décision de prolongation du délai de transfert – étendue du contrôle de légalité de cette décision par le Conseil du contentieux des étrangers.
A. L’arrêt commenté
La partie requérante saisit le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après : CCE) d’un recours en annulation, assorti d’une demande de suspension ordinaire, contre une décision de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire prise en application du Règlement Dublin III[1] (annexe 26quater). La France était considérée comme le pays responsable du traitement de sa demande d’asile.
En application du Règlement Dublin III, la Belgique avait formulé une demande de prise en charge aux autorités françaises en date du 4 février 2016, lesquelles l’avaient acceptée en date du 8 février 2016 en application de l’article 12, §2 du même Règlement.
Convoqué à l’audience du 9 novembre 2016, le requérant invoque le dépassement du délai de 6 mois prévu à l’article 29 de ce Règlement, affirmant en conséquence que la Belgique est désormais responsable du traitement de sa demande d’asile.
L’article 29, §1er du Règlement Dublin III prévoit en effet, en son alinéa 1er, que :
« Le transfert du demandeur ou d’une autre personne visée à l’article 18, paragraphe 1, point c) ou d), de l’État membre requérant vers l’État membre responsable s’effectue conformément au droit national de l’État membre requérant, après concertation entre les États membres concernés, dès qu’il est matériellement possible et, au plus tard, dans un délai de six mois à compter de l’acceptation par un autre État membre de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée ou de la décision définitive sur le recours ou la révision lorsque l’effet suspensif est accordé conformément à l’article 27, paragraphe 3. »
La partie adverse avait cependant informé le CCE, par courrier du 3 novembre 2016, que le délai de transfert du requérant vers la France avait été prolongé à 18 mois en date du 30 juin 2016, parce que la requérante se serait « cachée » pour éviter son transfert Dublin.
Dans un tel cas de figure, l’article 29, §2 du Règlement Dublin III prévoit en effet que :
« Si le transfert n’est pas exécuté dans le délai de six mois, l’État membre responsable est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée et la responsabilité est alors transférée à l’État membre requérant. Ce délai peut être porté à un an au maximum s’il n’a pas pu être procédé au transfert en raison d’un emprisonnement de la personne concernée ou à dix-huit mois au maximum si la personne concernée prend la fuite. »
La partie requérante explique, à l’audience, n’avoir appris « qu’il y a quelques jours » l’existence de ce courrier, et demande au CCE de remettre l’affaire à une date ultérieure pour qu’elle puisse utilement se défendre et contester le fait d’avoir pris la fuite. Le Conseil accède à cette demande et décide de rouvrir les débats à l’audience du 14 décembre 2016.
Dans son arrêt, le Conseil procède à une analyse détaillée des faits entourant la prétention de la partie adverse selon laquelle la partie requérante aurait fui. Rappelant utilement les différents principes applicables à l’analyse du risque de fuite, et se basant sur l’article 3 de la Directive 2008/115/CE et sur l’arrêt Sagor de la Cour de Justice de l'Union européenne (ci-après: CJUE) du 6 décembre 2012, le CCE conclut à l’absence de risque de fuite en l’espèce et, dès lors, à l’illégalité de la décision de prolongation du délai de transfert de la requérante vers la France.
En conséquence, le CCE constate que le délai de transfert initial de 6 mois est expiré, et que la décision initialement querellée devant lui n’est plus exécutable. Il rejette donc le recours pour défaut d’objet.
B. Éclairage
L’arrêt commenté est intéressant à deux points de vue :
- quant aux conditions de prolongation du délai de transfert et définition de la notion de « fuite » ;
- quant au contrôle exercé par le CCE sur les décisions de prolongation du délai de transfert et, plus largement, quant à la question de l’application par le CCE de l’article 159 de la Constitution.
Nous renvoyons le lecteur aux considérations juridiques et factuelles intéressantes qui ont été formulées par le CCE dans son arrêt pour encadrer l’examen de la notion de « fuite ».
L’objet du présent commentaire se centre uniquement sur la deuxième question, à savoir la nature même du contrôle qui a été effectué par le CCE dans l’arrêt commenté. Il ne s’agit pas ici d’analyser le sort généralement réservé à l’article 159 de la Constitution dans la jurisprudence du CCE mais uniquement de proposer quelques réflexions autour du traitement réservé aux décisions de prolongation de transfert Dublin.
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Nature des décisions de prolongation du délai de transfert
Nous l’avons rappelé : l’article 29, §2 du Règlement Dublin III prévoit que le transfert d’un demandeur d’asile faisant l’objet d’une décision de transfert doit être effectué dans les 6 mois suivant l’accord de l’État responsable. A défaut de transfert effectif endéans ces 6 mois, ce dernier est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée. La responsabilité du traitement de la demande d’asile étant alors transférée à l’État membre requérant. Ce même paragraphe prévoit également que ce délai de 6 mois « peut être porté » « à dix-huit mois au maximum si la personne concernée prend la fuite ».
À notre estime, la décision de prolongation du délai de transfert Dublin fait partie des « décisions individuelles prises en application des lois sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers » à l’encontre desquelles un recours de légalité peut être introduit devant le CCE, conformément aux articles 39/1 et 39/2 de la loi du 15 décembre 1980.
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Une « décision administrative individuelle » ?
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Une décision de prolongation du délai de transfert répond à la définition de ce qu’est une « décision administrative », soit un acte unilatéral produisant des effets juridiques, ou empêchant de tels effets de se produire[2].
C’est à dire, comme le rappelle P. GOFFAUX, un acte « qui affecte l’ordonnancement juridique »,[3] soit en créant des droits ou obligations nouvelles, soit en empêchant une telle modification de l’ordonnancement juridique. Dans ce second cas, pertinent en l’espèce, l’« acte ne crée pas un droit ou une obligation nouvelle, il ne modifie par l’ordonnancement juridique, au contraire, il refuse de le modifier ».[4]
Conformément au prescrit de l’article 29, §2 du Règlement Dublin, à l’échéance du délai de 6 mois suivant l’acceptation par l’autre État membre, la responsabilité de l’analyse de la demande d’asile de la partie requérante incombe automatiquement à la Belgique, à moins que la Belgique ne décide de prolonger de délai de transfert.
Le transfert de la compétence à la Belgique, à l’échéance du délai de 6 mois, s’opère sans qu’une nouvelle décision ne doive être prise (CCE n°168.413 du 26 mai 2016 ; CCE n°165.833 du 14 avril 2016).
À l’inverse, il faut que l’administration prenne une décision pour que le délai de transfert soit prolongé : seule une « décision de prolongation » peut faire obstacle au transfert automatique de compétence à l’échéance du délai de 6 mois.
Une telle décision de prolongation du délai de transfert produit donc des effets juridiques (prolongation de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire). De manière plus évidente encore, elle empêche que des effets juridiques ne se produisent : le demandeur d’asile se voit refuser le traitement de sa demande d’asile par la Belgique (État membre auprès duquel il a sollicité la protection internationale), pour une nouvelle durée, alors que sans cette décision, la Belgique serait devenue compétente et aurait dû traiter la demande de la partie requérante. La décision de prolongation empêche la disparition de la décision de refus de séjour et de l’ordre de quitter le territoire de l’ordonnancement juridique, lesquels voient donc leurs effets prolongés.
La prolongation du délai de transfert résulte de la mise en œuvre d’une compétence facultative de la partie défenderesse (voy. l’utilisation du verbe « pouvoir »), qui doit faire valoir une situation de « fuite ».
La décision de prolongation du délai de transfert, constitue donc une décision administrative, un acte administratif, à portée individuelle[5].
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Une décision « attaquable » ?
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La jurisprudence de la CJUE nous semble clairement attester du fait qu’une telle décision « de prolongation du délai de transfert » doit pouvoir être querellée par l’étranger concerné.
La Cour a déjà rappelé que le Règlement Dublin ne se limitait pas à des règles entre États mais qu’il prévoit « d’associer à ce processus les demandeurs d’asile » (CJUE (G.Ch.), 7.06.2016, C-63/15, ECLI:EU:C:2016:409), que le droit à un recours effectif prévu dans le Règlement (art. 27) devait permettre de « vérifier si les critères de responsabilité fixés par le législateur de l’Union ont été correctement appliqués » et que « le législateur de l’Union n’a pas entendu sacrifier la protection juridictionnelle des demandeurs d’asile à l’exigence de célérité dans le traitement des demandes d’asile » (ibidem ; CJUE 29 janvier 2009, Petrosian, C‑19/08, ECLI:EU:C:2009:41 ; CJUE Tsegezab Mengesteab, 26 juillet 2017, C‑670/16, ECLI:EU:C:2017:587).
Et la Cour d’insister sur la « protection octroyée aux demandeurs, celle-ci étant notamment assurée par une protection juridictionnelle effective et complète », que le Règlement prévoit en « garantissant, notamment, la possibilité d’introduire un recours contre une décision de transfert prise à son égard, pouvant porter sur l’examen de l’application de ce règlement, y compris le respect des garanties procédurales prévues par ledit règlement (CJUE Tsegezab Mengesteab, 26 juillet 2017, C‑670/16, ECLI:EU:C:2017:587; CJUE 7 juin 2016, Karim, C‑155/15, ECLI:EU:C:2016:410, point 22 »). La Cour précise encore dans sa jurisprudence que les « procédures de prise en charge et de reprise en charge qui doivent obligatoirement être conduites en conformité avec les règles énoncées, notamment, au chapitre VI dudit règlement » qui doivent « être menées dans le respect d’une série de délais impératifs » (CJUE Tsegezab Mengesteab, 26 juillet 2017, C‑670/16, ECLI:EU:C:2017:587).
S’il est certain qu’un contrôle juridictionnel doit pouvoir être opéré, à la demande de l’étranger[6], la forme que peut revêtir ce contrôle en Belgique reste à déterminer.
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Quel contrôle juridictionnel ?
Dans l’arrêt commenté, le CCE procède à un tel contrôle juridictionnel de la décision de prolongation de transfert.
Cependant, la manière dont il exerce ce contrôle surprend : la décision est, en l’espèce, matérialisée par un courrier adressé par l’Office des étrangers au CCE ; le conseil du requérant en est avisé « quelques jours » avant l’audience ; aucune requête n’est déposée à l’encontre cette décision ; et le CCE procède à l’analyse de la légalité de cette décision d’office, dans le cadre du recours dont il est saisi contre la « décision Dublin » initiale (matérialisée par un refus de séjour avec ordre de quitter le territoire).
Comment le CCE peut-il se déclarer compétent pour analyser la légalité d’une décision administrative, sans avoir été saisi d’un recours contre celle-ci, et sans s’interroger sur notification de cette décision ?
L’attitude du CCE, qui peut s’expliquer par la volonté de sanctionner une pratique très contestable de l’Office des étrangers en ce qui concerne les décisions de prolongation du délai de transfert (2.1.), peut se justifier par l’application de l’article 159 de la Constitution (2.2.).
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L’absence de notification des décisions de prolongation du délai de transfert : une pratique contestable
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Dans la pratique, les décisions de prolongation du délai de transfert prises en exécution du Règlement Dublin III ne sont jamais notifiées au requérant.
En principe, en effet, une telle décision, qui devrait être minutieusement préparée, dans le respect du droit d’être entendu le cas échéant, doit être prise par un auteur compétent, et devrait ensuite faire l’objet d’une notification (voy. l’article 62, §3 de la loi du 15 décembre 1980) au moyen d’un instrumentum dûment motivé (voy. l’article 62, §2 de la loi du 15 décembre 1980 et la loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs).
Le fait que l’étranger soit considéré comme « en fuite » par l’administration, ne permet pas à celle-ci d’échapper à ces obligations. L’article 62, §3 prévoit en effet que la notification peut aussi se faire « à la résidence ou, le cas échéant, au domicile élu » par « pli recommandé », voire « par télécopie si l'étranger a élu domicile chez son avocat », et même « par tout autre mode admis par arrêté royal délibéré en Conseil des ministres par lequel la date de la notification peut être constatée de manière certaine ».
Il est très fréquent que l’étranger concerné informe l’Office des étrangers de ses changements de résidence, afin, précisément, d’éviter d’être considéré comme étant en fuite, voire fasse élection de domicile chez son conseil. Dans ces cas, la notification est parfaitement possible.
Si l’Office des étrangers estime être dans l’impossibilité de poursuivre la notification de sa décision, il lui appartiendra encore de le démontrer. Un minimum de collaboration procédurale, sinon de courtoisie, nous semble à tout le moins imposer que l’Office des étrangers cherche à informer le conseil du requérant de cette décision dès qu’elle a été prise, a fortiori si un recours est pendant devant le CCE.
En outre, se pose la question de savoir si, à défaut de notification, les effets de la décision de prolongation du délai de transfert sont opposables à l’étranger.
Dans le même ordre d’idée, l’absence de notification d’une telle décision entraîne l’absence de point de départ du délai de recours, conformément à la règle consacrée par l’article 2, 4° de la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration.
Si l’étranger avait pu prendre connaissance de la décision de prolongation du délai de transfert par le biais d’une décision formellement notifiée, il aurait pu introduire un recours contre cette décision auprès du CCE. Il aurait en effet pris connaissance de la décision, des motifs sur lesquels elle se fonde et des voies de recours qui lui étaient ouvertes. Il disposerait alors d’un délai de 30 jours pour saisir le CCE d’une requête en suspension et en annulation. Dans ce cas de figure, il serait sans doute préférable que le recours contre la décision de transfert Dublin et le recours introduit contre la décision de prolongation soient traités conjointement par le CCE, puisque l’illégalité de la première entrainera l’illégalité de la seconde, et que l’illégalité de la seconde fera très probablement perdre son objet au premier recours, comme dans l’arrêt commenté[7].
En d’autres termes, une notification en bonne et due forme d’une décision de prolongation de transfert Dublin nous paraît être la solution préférable, dans un souci de respect du contradictoire, du respect des droits de la défense et du respect de l’égalité des armes.
Nous l’avons souligné : comme en l’espèce, ce n’est pourtant pas ce qui ressort de la pratique de l’Office des étrangers. En conséquence, une partie requérante se retrouve fréquemment à une audience du CCE, apprenant alors que le délai de transfert a été prolongé, mais se trouvant dans l’incapacité de contester utilement la motivation de cette décision.
Dans l’arrêt commenté, le CCE s’est déclaré compétent pour analyser la légalité de la décision de prolongation du délai de transfert, alors même qu’il n’en avait pas été saisi par un recours en annulation et en suspension. S’il a pu le faire, c’est en application de l’article 159 de la Constitution. C’est l’objet du point 2.2.
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L’application de l’article 159 de la Constitution
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Dans l’arrêt commenté, le CCE s’est, implicitement mais certainement, basé sur l’article 159 de la Constitution pour effectuer un contrôle incident de légalité de la décision de prolongation du délai de transfert, prise en application de l’article 29, §2 du Règlement Dublin III.
Pour rappel, l’article 159 de la Constitution dispose que « Les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu’autant qu’ils seront conformes aux lois ». Ce contrôle incident de légalité peut prendre la forme, comme en l’espèce, d’une exception d’illégalité, qui consiste, pour l’administré défendeur, à opposer à l’administration l’illégalité d’un acte administratif et demander au juge de ne pas l’appliquer[8]. Cet article « peut et doit être mis en œuvre par tout juge, dans quelque contexte que ce soit, depuis le juge de paix jusqu’à la Cour d’assises sans oublier les juridictions spéciales »[9]. Aucun délai ne limite, en principe, l’application de l’article 159 de la Constitution par un juge.
Devant le Conseil d’État, pourtant, « la critique incidente de légalité d’un acte individuel n’est admise que dans le délai de recours direct contre l’acte critiqué à titre incident, sauf quand cet acte s’inscrit dans une opération complexe. En revanche, les actes règlementaires peuvent être critiqués par la voie incidente sans limitation de délai et cette voie de contestation incidente se fonde dans l’article 159 de la Constitution (…) »[10].
Le CCE s’est toujours montré soucieux d’appliquer cette jurisprudence du Conseil d’État à sa propre compétence de contrôle en application de l’article 159 de la Constitution. Il répète invariablement que, comme le Conseil d’État, il ne refuse d’appliquer un acte administratif individuel, sur le fondement de l’article 159 de la Constitution, qu’aussi longtemps que cet acte individuel n’est pas réputé « définitif », c’est-à-dire tant que le délai légal endéans lequel il convient d’introduire un recours en annulation n’est pas expiré, ou tant que ce recours, valablement introduit, n’a pas été tranché[11]. Il s’agit, pour le CCE comme pour le Conseil d’État, d’une application du principe de sécurité juridique.
En l’espèce, le CCE a pu faire application de l’article 159 de la Constitution même dans le cadre étroit du respect de la jurisprudence du Conseil d’État qu’il applique. En effet, la décision de prolongation de délai de transfert n’était pas devenue définitive : elle n’avait pas été notifiée au requérant, si bien que le délai de recours ouvert contre cette décision était toujours pendant.
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Conclusions
La voie empruntée par le CCE, et la solution du litige qui s’en dégage, nous semble pragmatique et favorable, mais elle comporte certains risques.
Au rang des effets positifs, on notera certainement le fait qu’une telle solution permet une résolution rapide du recours exercé dans le cadre du Règlement Dublin. On sait que c’est l’un des défis majeurs en la matière, que de parvenir à déterminer de manière rapide, efficace, et équitable, à quel État membre il incombe d’analyser la demande d’asile. En statuant sur le premier recours introduit, à l’encontre de la « décision de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire », et en analysant directement, dans le cadre de ce recours, la légalité de la décision de prolongation du délai de transfert intervenue entre temps, le CCE fait assurément gagner du temps dans la résolution du litige. S’il n’avait pas veillé à une telle diligence, le CCE aurait parfaitement pu renvoyer la première affaire au rôle, dans l’attente d’être saisi d’un recours contre la décision de prolongation, à l’égard de laquelle le délai de recours peut être très long au vu de l’absence de notification en bonne et due forme. Il aurait pu, ensuite, analyser la légalité de la seconde décision, avant de statuer sur le premier recours introduit. L’étranger serait alors demeuré de longs mois dans la situation, extrêmement inconfortable, de l’attente de l’issue de la « procédure Dublin ». La solution suivie par le CCE a certainement le mérite d’offrir une issue rapide au litige, en économisant à l’étranger l’introduction d’un autre recours.
Il convient néanmoins d’être conscient des risques que comporte une telle approche, particulièrement au regard du respect des droits de la défense. En l’espèce, la solution du litige a été favorable au requérant, car le CCE a considéré que la décision de prolongation du délai de transfert était illégale. Mais qu’en aurait-il été s’il avait conclu à la légalité de cette décision ? L’étranger, qui n’a pas eu la possibilité de faire valoir son point de vue dans le cadre du processus décisionnel, qui ne s’est pas vu notifier une décision « en bonne et due forme » et qui fait face à une décision qui n’est pas matérialisée selon les formes et obligations de motivation habituelles, aurait-il pu se satisfaire du contrôle opéré par le CCE ? Nous ne le pensons pas. Les droits de la défense de l’Office des étrangers nous semblent en tout état de cause préservés, puisque c’est bien lui qui prend cette décision et la porte à la connaissance du CCE en tant qu’élément nouveau. Il appartient à l’Office des étrangers, lors de cette communication au CCE, de se prévaloir des effets et arguments qu’il entend en tirer dans le cadre de cette procédure. L’étranger, quant à lui, devrait à tout le moins se voir offrir la possibilité « effective » de contester la légalité de cette décision. Cela suppose non seulement que les motifs qui fondent la décision lui soient dûment communiqués, mais aussi qu’il dispose d’un délai suffisant pour faire valoir, par écrit, les illégalités dont il estime que cette décision est affectée, et puisse déposer les pièces qui étayent son argumentation, telles les preuves qu’il a signalé son adresse à l’Office des étrangers. Le report de l’affaire, de quelques semaines, à cette fin, pourrait généralement suffire. Cela nous semble être la meilleure façon de concilier les intérêts en présence, de célérité et d’effectivité du recours, et donc de respecter la jurisprudence de la CJUE selon laquelle « le législateur de l’Union n’a pas entendu sacrifier la protection juridictionnelle des demandeurs d’asile à l’exigence de célérité dans le traitement des demandes d’asile » (CJUE (G.Ch.), 7.06.2016, C-63/15, ECLI:EU:C:2016:409; CJUE 29 janvier 2009, Petrosian, C‑19/08 , ECLI:EU:C:2009:41; CJUE Tsegezab Mengesteab, 26 juillet 2017, C‑670/16, ECLI:EU:C:2017:587).
J.H et M.L.
C. Pour en savoir plus
Lire l’arrêt :
C.C.E., arrêt n° 182.277 du 15 février 2017
Pour aller plus loin :
M. Nihoul (dir. et éd.), L’article 159 de la Constitution – Le contrôle de légalité incident, La Charte, Bruxelles, 2010.
M. Pâques, Principes de contentieux administratif, Bruxelles, Larcier, 2017
Pour citer cette note : J. Hardy et M. Lys, « Le contrôle juridictionnel de la décision de prolongation du délai de transfert sous le Règlement Dublin III », Cahiers de l’EDEM, août 2017.
[1] Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte).
[2] P. LEWALLE, Contentieux administratif, Liège, Ed. Collection Scientifique de la Faculté de Droit de Liège, 1997, p. 457 ; CCE n°38.841 du 17 février 2010 ; CCE n°42.563 du 29 avril 2010, ;CCE n°32.609 du 13 octobre 2009.
[3] P. GOFFAUX, Dictionnaire de droit administratif, 2e éd., Bruxelles, Bruylant, 2016, p. 25.
[4] Ibidem
[5] L’existence d’une telle décision administrative, ou acte administratif (negotium), est indépendante de sa matérialisation (instrumentum), et de sa notification.
[6] Voire d’office si l’on reconnaît aux dispositions en cause du Règlement Dublin III le caractère « d’ordre public », voy. notamment CE n°126.157 du 8.12.2013.
[7] Il n’y aurait éventuellement pas de perte d’objet, dans l’hypothèse, très théorique, où la décision de prolongation serait prise et attaquée devant le CCE, et où ce dernier en analyse la légalité avant l’expiration du délai de 6 mois visé à l’article 29, §1 du Règlement Dublin III.
[8] En ce sens, voy. M. Pâques, Principes de contentieux administratif, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 134.
[9] D. Déom, « Le refus d’application », in L’article 159 de la Constitution – Le contrôle de légalité incident, M. Nihoul (dir. et éd.), La Charte, Bruxelles, 2010, p. 154.
[10] M. Pâques, Principes de contentieux administratif, op. cit., p. 142.
[11] Voy., pour une application récente, CCE, arrêt n°185.112 du 5 avril 2017.
Photo : Rudi Jacobs