L’analyse de la crédibilité des faits, étape nécessaire mais pas suffisante de l’examen de demande de protection, d’autant plus en cas de vulnérabilité.
Le C.C.E. aborde un élément clef de l’examen de la demande de protection par le C.G.R.A., l’examen de la crédibilité du récit du requérant. Il la présente comme « une étape » dans l’analyse de la qualification qui peut être jugée comme « nécessaire » mais pas « suffisante ». Cette étape, qui doit tenir compte de la vulnérabilité du requérant, ne saurait occulter la finalité de l’examen : l’existence ou non d’une crainte de persécution.
Article 48/3 de la loi du 15 décembre 1980 – article 22 de la directive 2011/95/UE « procédure » - Mineur non accompagné (MENA) – groupe vulnérable et situation sécuritaire en Irak (crainte fondée) – en tout état de cause bénéfice du doute (reconnaissance du statut de réfugié)
A. Arrêt
Le requérant est un mineur non accompagné (MENA), de nationalité irakienne et d’origine ethnique ainsi que de religion yézidie. Il expose qu’il est orphelin : son père a été assassiné (2006), sa sœur a été abattue par des inconnus et suite à cela, sa mère a succombé d’une crise cardiaque (2008). Il a donc été pris en charge par son oncle vivant à Sheikhan (Province de Ninive, Irak). Il y a rencontré une jeune fille, de religion yézidie, avec laquelle il a entretenu une relation amoureuse durant un an. À partir de mars 2011, « un ami musulman, un certain (N) » a voulu sortir avec elle et a porté un coup de couteau au requérant qui l’a lui-même blessé à l’épaule. Le requérant s’est caché chez un ami et a appris que l’affaire prenait une tournure religieuse, la famille de (N) voulait venger son honneur. Elle a menacé de mort l’oncle du requérant qui a répondu que celui-ci n’était pas au domicile et qu’il ne voulait plus en entendre parler. Le requérant a été averti par son oncle que la famille le cherchait partout. Dans ce contexte, il s’est enfui vers la Belgique et y a introduit une demande d’asile en mars 2011.
Le C.G.R.A. rejette la demande de protection, au titre de la Convention de Genève, au motif principal que le récit du requérant comporte « quelques divergences » et qu’il ignore les formes prises par les recherches de la famille de (N). Le C.G.R.A. conclut que ce conflit s’apparente plus à un conflit entre jeunes qu’à un réel problème de vengeance entre familles ou communauté religieuse. Concernant la protection subsidiaire, le C.G.R.A. fait une analyse des conditions de sécurité dans la Province de Ninive pour conclure que le requérant ne démontre pas un risque individuel en cas de retour.
Le C.C.E. procède par étapes.
Il rappelle d’abord que l’origine et la religion yézidie du requérant ainsi que sa résidence dans la Province de Ninive ne sont pas remises en cause. Il souligne que les « quelques divergences », qui ne sont pas importantes, peuvent être expliquées par le jeune âge du requérant, toujours mineur à la date de l’audience. Il ajoute que l’assassinat du père et de la sœur du requérant n’est pas valablement remis en cause et qu’il s’agit de faits plausibles. Il affirme que le C.G.R.A. conclut trop hâtivement à l’absence de motif religieux dans le conflit opposant le requérant à (N).
Il reproche ensuite à la partie adverse de n’examiner la question des conditions de sécurité en cas de retour que sous l’angle de la protection subsidiaire et sans égard à l’appartenance ethnico-religieuse du jeune requérant. Pourtant, le requérant a transmis des informations selon lesquelles la minorité yézidie constitue un groupe minoritaire religieux à risque, actuellement en Irak, et que la situation sécuritaire dans la région de Ninive est très mauvaise.
Il conclut que la combinaison du profil du requérant justifie une crainte fondée et raisonnable de persécution : minorité, plusieurs membres de la famille assassinés, appartenance à un groupe ethnico-religieux vulnérable en Irak, situation sécuritaire dans la province où il réside.
Le C.C.E. accorde le statut de réfugié au requérant.
B. Éclairage
La prise en compte de la vulnérabilité du requérant : besoins particuliers
Le C.C.E. insiste sur la prise en compte de la vulnérabilité du requérant : en raison de sa minorité, de sa situation familiale particulière et de son appartenance à une minorité ethnique et religieuse.
La minorité, soit le très jeune âge du requérant au moment des faits et de la procédure d’asile, est avancée pour justifier « les imprécisions et divergences reprochées » par le C.G.R.A. Sur sa situation familiale, le C.C.E. la qualifie de « particulière », notamment en raison de l’assassinat de son père et de sa sœur, et juge que ces faits plausibles « peuvent avoir pour résultat d’amener ce dernier à développer une sensibilité particulière aux menaces dont il a ensuite été l’objet ». Ces faits avaient été écartés par le C.G.R.A. jugeant la crainte liée à un niveau de « supputation ». Le C.C.E. reproche au C.G.R.A. de n’avoir examiné les conditions de sécurité dans la Province de Ninive qu’au stade de l’examen de la protection subsidiaire et de ne pas avoir tenu compte de l’appartenance du requérant à un groupe ethnico-religieux, alors qu’il a rapporté des éléments démontrant qu’il s’agit d’un « groupe vulnérable » et ciblé en Irak.
Cette vigilance quant à la prise en compte de la vulnérabilité du demandeur d’asile fait écho aux exigences rappelées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. D.H.) qui qualifie le demandeur d’asile de « personne particulièrement défavorisée et vulnérable qui a besoin d’une protection spéciale »[1]. Elle fait aussi écho à la directive « procédure »[2] qui incite les États membres à détecter les situations spécifiques des personnes vulnérables, dont font partie les mineurs[3], et à tenir compte de cette vulnérabilité dans l’examen du contenu de la demande de protection internationale. À l’heure des négociations du texte de refonte de cette directive « procédure », précisons que le projet de refonte insiste pour que cette détection du profil vulnérable se fasse très en amont de la procédure d’asile aux fins de répondre à leurs besoins particuliers, notamment en terme de garanties procédurales[4].
Le HCR souligne en ce sens que « en ce qui concerne l’établissement des faits et l’évaluation de la crédibilité dans le cadre de demandes d’asile de personnes ayant des besoins particuliers, il convient de se référer aux paragraphes pertinents de la version republiée en décembre 2011 du "Guide des procédures" incluant les principes directeurs sur la protection internationale dont plusieurs abordent également des aspects liés à la procédure »[5]. En droit belge, l’article 4, § 1er, de l’Arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant la procédure devant le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides ainsi que son fonctionnement stipule que « l’agent tient compte des circonstances spécifiques dans le chef du demandeur d’asile, plus particulièrement, le cas échéant, la circonstance qu’il appartient à un groupe vulnérable ».
La crédibilité des faits : une étape de l’analyse de l’exigibilité, non une fin en soi
Le C.C.E. précise également que si l’examen de crédibilité auquel procède le C.G.R.A., au stade de l’analyse de l’éligibilité au statut de réfugié, « constitue, en règle, une étape nécessaire », elle ne doit pas occulter la question même de la crainte de persécution. À ce titre, si des doutes subsistent sur la réalité de certains faits ou la sincérité du demandeur, « l’énoncé de ce doute ne dispense pas de s’interroger in fine sur l’existence d’une crainte d’être persécuté qui pourrait être établie à suffisance, nonobstant ce doute, par les éléments de la cause qui sont, par ailleurs, tenus pour certains »[6].
Le C.C.E. aborde un élément clef de l’examen de la demande de protection par le C.G.R.A., à savoir la question de la crédibilité du récit du requérant. Il le présente comme « une étape » dans l’analyse de la qualification qui peut être jugée comme « nécessaire » mais pas suffisante pour répondre à la question de l’existence d’une crainte[7]. Cette étape de l’examen de la crédibilité ne doit pas faire perdre de vue l’objet de la démarche : définir in fine s’il y a crainte de persécution ou non en cas de retour dans le pays d’origine.
Le C.C.E. ajoute, dans cette logique, que même s’il subsiste des doutes sur « la réalité de certains faits », l’examen de la crainte de persécution doit avoir lieu sur la base des éléments à la cause qui seraient « tenus pour certains ». Dans le cas d’espèce, le C.C.E. reproche au C.G.R.A. de ne pas avoir tenu pour « plausibles » certains des faits, notamment ceux en lien avec l’assassinat du père et de la sœur du requérant en Irak, ou de ne pas avoir tenu compte d’éléments déterminants à la cause (appartenance à une minorité ethnique et religieuse ciblée et persécutée en Irak). On souligne la prise en compte par le C.C.E. des rapports transmis par la partie requérante, annexés à la requête, sur les persécutions subies par la minorité yézidie en Irak. Or, la partie adverse n’apporte aucun élément concret sur la situation de cette minorité dans la province de Ninive qui permettrait de contester ces informations. La jurisprudence de la Cour eur. D.H., notamment dans son arrêt M.S.S., incite les États à tenir compte des rapports d’O.N.G. de terrain sur la situation dans le pays de renvoi. Le C.G.R.A., quant à lui, exigeait en outre un « risque individuel au sens de l’article 48/4, § 2 » de la loi du 15 décembre 1980. Pourtant, la jurisprudence de la Cour eur. D.H. a tempéré cette exigence d’un risque individualisé dans plusieurs affaires[8], dernièrement dans l’arrêt M.S.S.[9].
Le C.C.E. conclut en l’espèce, et en tout état de cause, qu’au vu du profil vulnérable du requérant, ce doute doit lui profiter.
E.N.
C. Pour en savoir plus
Pour consulter l’arrêt : C.C.E., 16 octobre 2012, n° 89.877.
- Avis du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés relatif à l’évaluation des demandes d’asile de personnes ayant des besoins particuliers et en particulier de personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d'autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mai 2012, p. 2.
- H.C.R., Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, janvier 1992 (FR) ; décembre 2011 (EN).
- Proposition modifiée de Directive du Parlement européen et du Conseil relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait du statut conféré par la protection internationale (Refonte).
Pour citer cette note : E. Néraudau, « L’analyse de la crédibilité des faits, une étape nécessaire mais pas suffisante de l’examen de la demande d’asile, d’autant plus en cas de vulnérabilité », Newsletter EDEM, janvier 2013.
[1] « La Cour accorde un poids important au statut du requérant qui est demandeur d’asile et appartient de ce fait au groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable qui a besoin d’une protection spéciale (voir, mutatis mutandis, Orsus et autres c. Croatie) » (Cour eur. D.H., M.S.S. c. Belgique et Grèce, § 251).
[2] L’article 20 de la Directive 2011/95/UE du Parlement Européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte) prévoit que : « 3. Lorsqu’ils appliquent le présent chapitre [contenu de la protection internationale, y compris la protection contre le refoulement], les États membres tiennent compte de la situation spécifique des personnes vulnérables telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents seuls accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes ayant des troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle. 4. Le paragraphe 3 ne s’applique qu’aux personnes dont les besoins particuliers ont été constatés après une évaluation individuelle de leur situation. 5. L’intérêt supérieur de l’enfant constitue une considération primordiale pour les États membres lors de la transposition des dispositions du présent chapitre concernant les mineurs » (nous soulignons).
[3] L’article 1, 12° de la loi du 15 décembre 1980 définit une « personne vulnérable » comme « les mineurs accompagnés, les mineurs non accompagnés, les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d'enfants mineurs et les personnes qui ont été victimes de torture, de viol ou d'une autre forme grave de violence psychologique, physique ou sexuelle » (nous soulignons).
[4] L’article 25 de la Proposition modifiée de la Directive « Procédure » (refonte), prévoit les « garanties accordées aux mineurs non accompagnés. L’article 24 de la même Proposition modifiée de la Directive « Procédure » prévoit des « garanties procédurales spéciales » pour les demandeurs vulnérables :
« 2. Les États membres veillent à ce que les demandeurs nécessitant des garanties procédurales spéciales soient identifiés en temps utile. À cette fin, les États membres peuvent utiliser le mécanisme prévu à l'article 22 de la directive [.../.../UE] [la directive sur les conditions d’accueil] » (COM(2011) 319 final) (nous soulignons).
[5] H.C.R., Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (in Avis du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés relatif à l’évaluation des demandes d’asile de personnes ayant des besoins particuliers (…), mai 2012, p. 2).
[6] Voir notamment l’arrêt d’assemblée, C.C.E., 24 juin 2010, n° 45 396, §§ 7.6 et 7.7.
[7] En ce qui concerne l’évaluation par le C.G.R.A. de la crédibilité du demandeur d’asile, ainsi que les compétences limitées du C.C.E. en matière d’instruction, le H.C.R. et le Comité Belge d’Aide aux Réfugiés (C.B.A.R.) ont exprimé leurs préoccupations à l’occasion de l’évaluation de la nouvelle procédure d’asile par la Commission de l’intérieur et des affaires administratives du Sénat : « Concernant le Commissariat général aux réfugiés et apatrides, se pose plus particulièrement la question de l'évaluation de la crédibilité de la demande d'asile. Au CGRA, cette évaluation prend souvent une place prépondérante, si pas exclusive, dans l'examen de la demande d'asile et ne tient pas toujours assez compte du récit du demandeur, de son profil et de son éventuel besoin de protection. Il est exact qu'il s'agit d'un exercice extrêmement délicat et très difficile. L'audition se concentre trop souvent sur des questions de contrôle ayant trait à la géographie, à des faits considérés comme marquants ou à des événements politiques récents. Ces données ne correspondent pas toujours à la réalité connue des demandeurs d'asile, surtout s'il s'agit de personnes illettrées ou ayant un niveau d'éducation très faible, ou de personnes ayant un profil vulnérable », Sénat de Belgique, Session de 2009-2010, Évaluation de la nouvelle procédure d'asile, Rapport fait au nom de la Commission de l'intérieur et des affaires administratives par Mme Lanjri, 1er décembre 2009, Doc. 4 – 1204, pp. 31 – 32 ; H.C.R., en collaboration avec le CBAR, Audition du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés par la Commission de l'Intérieur et des Affaires administratives du Sénat de Belgique au sujet de l’évaluation de la nouvelle procédure d’asile, Bruxelles, le 24 mars 2009, pp. 6-7 (in Avis du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés relatif à l’évaluation des demandes d’asile de personnes ayant des besoins particuliers et en particulier de personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d'autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mai 2012, p. 1, précité) (nous soulignons).
[8] Voir notamment les arrêts Cour eur. D.H., Salah Sheeck ou N.A. c. Royaume-Uni, où il est fait exception à l’exigence d’un risque individualisé si le requérant fait partie d’un groupe particulièrement visé tel le clan auquel appartenait Salah Sheeck en Somalie ou si les violences graves dans le pays d’origine sont à ce point généralisées que l’on ne peut exiger un risque individuel.
[9] La Cour écarte l’argument de l’État belge fondé sur l’absence d’individualisation du risque allégué par le requérant en Grèce : « Le fait qu’un grand nombre de demandeurs d’asile en Grèce se trouvent dans la même situation que le requérant ne fait pas obstacle au caractère individualisé du risque invoqué, dès lors qu’il s’avère suffisamment concret et probable » (§ 359).