C.C.E., arrêt n°96.579 du 4 février 2013

Louvain-La-Neuve

Sauf force majeure, le recours en suspension d’extrême urgence introduit au-delà du délai légal de cinq jours n’est pas extrêmement urgent.

La requérante a introduit son recours en suspension d’extrême urgence contre la décision de renvoi « Dublin » au-delà du délai légal de cinq jours. Faute d’avoir agi diligemment, elle ne démontre pas connaitre une situation d’extrême urgence quand bien même elle est privée de liberté. Ce manque de diligence ne peut être expliqué par les difficultés rencontrées pour obtenir l’assistance d’un avocat qui, quand bien même elles seraient crédibles, ne constituent pas un cas de force majeure.

Art. 39/82 de la loi du 15 décembre 1980 – Art. 51/5 de la loi du 15 décembre 1980 – Recours en suspension d’extrême d’urgence – Délais – Extrême urgence – Absence d’accès à un avocat – Force majeure (rejet).

A. Arrêt

La requérante somalienne conteste son transfert vers l’Italie, Etat membre de l’Union européenne responsable de sa demande d’asile par application du règlement « Dublin II »[1]. Privée de liberté, elle introduit un recours en suspension d’extrême urgence devant le Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.) contre la décision de non-prise en considération de sa demande d’asile assortie d’un ordre de quitter le territoire (annexe 26quater).

La requérante introduit son recours en suspension d’extrême urgence le quinzième jour suivant la notification de l’annexe 26quater, hors du délai de cinq jours consacré par l’article 39/82, § 4, al. 2, de la loi du 15 décembre 1980. Elle s’en justifie en invoquant les difficultés pratiques rencontrées pour obtenir l’assistance d’un avocat. Selon ses dires, bien qu’elle ait sollicité le bureau d’aide juridique, aucun avocat ne s’est présenté. Elle a dû en trouver un par ses propres moyens.

Le C.C.E. commence par rappeler les enseignements des arrêts rendus en assemblée générale le 17 février 2011[2]. Cette jurisprudence étend le délai de cinq jours pour introduire un recours en suspension d’extrême urgence au délai prévu par l’article 39/57 de la loi du 15 décembre 1980 pour introduire un recours en annulation, soit quinze jours à compter de la notification de la décision contestée lorsque l’étranger est privé de liberté comme en l’espèce. Puisque le recours de la requérante a été introduit le quinzième jour suivant la notification, le C.C.E. ne le déclare pas irrecevable pour non-respect des délais.

Le C.C.E. considère toutefois que la requérante a manqué de diligence en introduisant son recours en suspension d’extrême urgence aussi tardivement. D’une part, aucun début de preuve n’établit les difficultés qu’elle allègue avoir rencontrées pour contacter un avocat, qui ne sont par conséquent pas crédibles[3]. D’autre part, quand bien même ces difficultés seraient crédibles, elles ne constituent pas un cas de force majeure justifiant l’introduction tardive du recours[4].

Selon le C.C.E., ce manque de diligence de la requérante implique qu’elle ne se trouve pas face à une situation d’extrême urgence. Il rejette en conséquence le recours.

B. Éclairage

Le recours en suspension d’extrême urgence permet d’obtenir la suspension de la décision contestée le temps que le C.C.E. statue en annulation sur celle-ci. L’article 39/82, § 4, al. 2, de la loi du 15 décembre 1980 requiert que le recours en suspension d’extrême urgence soit introduit dans les cinq jours suivant la notification de la décision. La suspension ne sera accordée que si les trois conditions cumulatives énoncées à l’article 39/82, § 2, al. 1, de la même loi sont remplies. Le requérant doit 1) établir une extrême urgence, 2) invoquer des moyens d’annulation sérieux susceptibles d’entrainer l’annulation de la décision contestée et 3) démontrer qu’il subirait un préjudice grave et difficilement réparable en cas d’exécution de la décision contestée.

Dans l’arrêt M.S.S., la Cour européenne des droits de l’homme considère que « la procédure de suspension en extrême urgence ne remplit pas les exigences de l’article 13 de la Convention »[5]. Le requérant n’a pas pu obtenir la suspension de la mesure d’expulsion contre laquelle il invoquait un grief défendable tiré d’une violation de l’article 3 CEDH. Par les arrêts d’assemblée générale du 17 février 2011 précités, le C.C.E. tente d’apporter une réponse à cette critique de la Cour européenne des droits de l’homme. Il étend le délai pour introduire un recours en suspension d’extrême urgence à celui prévu par l’article 39/57 de la loi du 15 décembre 1980 pour introduire un recours en annulation, soit quinze jours au lieu de cinq lorsque le requérant est privé de liberté[6].

Dans l’arrêt commenté, le C.C.E. revient sur cette avancée en interprétant strictement la condition d’extrême urgence. A le suivre, le requérant qui n’a pas introduit de recours en suspension d’extrême urgence dans les cinq jours de notification de la mesure doit démontrer qu’un cas de force majeure l’en a empêché. Dans le cas contraire, il n’aura pas agi avec diligence et sera en défaut d’établir l’existence d’une extrême urgence[7].

Une telle interprétation stricte de la condition d’extrême urgence n’est pas cohérente avec la jurisprudence jusqu’à présent constante du C.C.E. selon laquelle la privation de liberté suffit à établir l’extrême urgence[8]. En outre, en soumettant l’extension des délais pour introduire un recours en suspension d’extrême urgence prononcée par l’assemblée générale du C.C.E. à la condition que le requérant démontre une « force majeure », l’arrêt commenté ignore les enseignements de la Cour européenne des droits de l’homme.

Dans l’arrêt M.S.S., la Cour européenne des droits de l’homme critique le rejet du recours en suspension d’extrême urgence pour un « motif procédural » aveugle aux « obstacles d’ordres pratiques » rencontrés par le requérant[9]. Elle rappelle que « l’exigence résultant de l’article 13 de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire »[10], mais doit nécessairement découler de l’invocation d’un grief défendable sous l’angle de l’article 3 CEDH[11].

En reproduisant les erreurs du passé, l’arrêt commenté met à mal le fragile édifice construit pas les arrêts d’assemblée générale pour garantir l’effectivité du recours en suspension d’extrême urgence. A l’heure où le législateur étend ce recours à d’importants pans du contentieux de l’asile où un recours de plein contentieux avec effet suspensif automatique était autrefois prévu, ce constat interpelle[12].

L.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., arrêt n° 96.579 du 4 février 2013.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Sauf force majeure, le recours en suspension d’extrême urgence introduit au-delà du délai légal de cinq jours n’est pas extrêmement urgent », Newsletter EDEM, mars 2013.


[1] Règlement 243/2003 dit « Dublin II » ; art. 51/5 de la loi du 15 décembre 1980 ; art. 71/2 et s. de l’Arrêté royal du 8 octobre 1981.

[2] C.C.E. (assemblée générale), arrêts nos 56201, 56202, 56203, 56204, 56205, 56207 et 56208 du 17 février 2011.

[3] C.C.E., arrêt n° 96.579 du 4 février 2013, § 2.3.3 : « Het gegeven dat geen raadsman werd toegekend of deze niets heeft verricht is, mede gelet op het ontbreken van enig begin van bewijs, ongeloofwaardig ».

[4] Ibidem, § 2.3.3 : « In elk geval kan dergelijke situatie niet als een situatie van overmacht aanzien worden ».

[6] C.C.E. (assemblée générale), arrêts nos 56201, 56202, 56203, 56204, 56205, 56207 et 56208 du 17 février 2011. Pour une mise en perspective de cette réponse au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour constitutionnelle, voy. L. LEBOEUF, « Les pays sûrs en droit belge de l’asile. Le ‘pays d’origine sûr’, ‘pays tiers sûr’ et ‘premier pays d’asile’ dans la loi de 1980 et la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers », R.D.E., 2012, p. 197.

[7] Dans le même sens, voy. A. OOMS, « De ‘uiterst dringende noodzakelijkheid’ is voor de Raad voor Vreemdelingenbetwistingen steeds minder uiterst dringend », T. Vreemd., 2012, p. 208.

[9] Ibidem, § 392 (voy. aussi les §§ 371 et 372 pour le détail de ces obstacles pratiques) ; C. COPPENS, « Conseil du contentieux des étrangers et juridictions civiles : analyse comparée au regard de certaines garanties procédurales et de l’indépendance du juge », A.P.T., 2012, p. 264.

[10] Cour eur. D.H., 2 février 2012, I.M. c. France, req. n° 9152/09, § 135 ; Cour eur. D.H., M.S.S., op. cit., § 388.

[11] J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, « Le droit d’asile dans l’Union européenne contrôlé par la Cour européenne des droits de l’homme. À propos de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce », J.T., 2011, p. 355.

[12] Voy. la limitation récente de la compétence du C.C.E. pour ce qui est des décisions de non-prise en considération des demandes d’asile introduites par des ressortissants de « pays d’origine sûrs » (art. 39/2, § 1, 2°, al. 2, de la loi du 15 décembre 1980).

Publié le 21 juin 2017