C.C.E. (assemblée générale), 8 décembre 2016, n° 179.108

Louvain-La-Neuve

Visa humanitaire et recours en suspension d’extrême urgence. Le Conseil du contentieux des étrangers interroge la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne.

Par l’arrêt n° 179.108 du 8 décembre 2016, l’assemblée générale du Conseil du contentieux des étrangers adresse des questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle et à la Cour de justice de l’Union européenne. L’assemblée générale souhaite obtenir, de la part de la Cour constitutionnelle, une clarification de l’étendue des compétences du Conseil en tant que juge de la suspension : ses compétences correspondent-elles à celles dont il bénéficie en tant que juge de l’annulation, de sorte qu’il peut ordonner la suspension de toute décision individuelle adoptée en application de la législation relative au séjour des étrangers, ou sont-elles limitées aux seules décisions d’éloignement ? L’assemblée générale souhaite également obtenir, de la part de la Cour de justice de l’Union européenne, une clarification du cadre juridique européen applicable aux demandes de visas humanitaires : existe-t-il une obligation de délivrer un visa humanitaire dans certaines hypothèses, afin de prévenir une violation des droits fondamentaux ? En cas de réponse positive, quels sont les pourtours de pareille obligation ? Ce faisant, l’assemblée générale espère asseoir la légitimité du Conseil du contentieux des étrangers, vivement remise en cause auprès du grand public suite à la polémique générée par la condamnation de l’Etat belge à délivrer un visa humanitaire à une famille originaire d’Alep, en obtenant une confirmation de l’étendue de ses compétences et en prévenant toute controverse future due au manque de clarté du cadre juridique européen applicable.

Code des visas – Art. 3 C.E.D.H. – Art. 4 et 18 de la Charte des droits fondamentaux – Art. 39/1 et 39/82 de la loi du 15 décembre 1980 – Visa humanitaire – Recours en suspension d’extrême urgence – Extraterritorialité.

A. Arrêt

Les requérants sont une famille syrienne, vivant à Alep et de confession chrétienne. Ils sollicitent un visa humanitaire auprès de l’ambassade de Belgique au Liban, afin d’introduire une demande d’asile en Belgique.

L’Office des étrangers rejette leur demande de visa humanitaire, pour trois motifs. Premièrement, la disposition pertinente du Code des visas n’autorise la délivrance d’un visa humanitaire que pour un court séjour[1]. Or, les requérants entendent introduire une demande d’asile dès leur arrivée sur le territoire belge. Il est vrai que des visas humanitaires ont déjà été délivrés à des Syriens afin qu’ils introduisent une demande d’asile en Belgique, mais cela s’est fait dans le cadre d’un programme de réinstallation organisé par les autorités belges. En-dehors de pareil programme, la délivrance d’un visa humanitaire aux fins d’introduire une demande d’asile ne peut être envisagée sous peine de générer « un précédent dérogeant gravement au caractère exceptionnel de la procédure et susceptible d'entamer dangereusement la confiance des autres États Schengen ». Deuxièmement, l’article 3 C.E.D.H. n’impose aucune obligation d’admettre sur le territoire belge toute personne confrontée à une « situation dramatique », « sous peine d'exiger des pays développés d'accepter toutes les populations des pays en voie de développement, en guerre ou ravagés par des catastrophes naturelles ». Troisièmement, octroyer un visa aux fins d’introduire une demande d’asile revient de fait à permettre d’introduire une demande d’asile au consulat, en violation de la règlementation pertinente qui octroie pareille compétence à l’Office des étrangers[2].

Les requérants introduisent un recours en suspension d’extrême urgence devant le Conseil du contentieux des étrangers. Se pose, alors, les questions de déterminer si pareil recours est recevable (a) et si les conditions de fond du recours en suspension d’extrême urgence, à savoir l’urgence, les moyens d’annulation prima facie sérieux et le préjudice grave et difficilement réparable, sont rencontrées dans l’espèce (b).

1. Sur la recevabilité du recours. Un recours en suspension d’extrême urgence peut-il être introduit contre toute décision adoptée en application de la loi du 15 décembre 1980, ou uniquement contre une décision d’éloignement ?

L’Office des étrangers argumente qu’un recours en suspension d’extrême urgence ne peut être introduit qu’à l’encontre d’une décision d’éloignement dont l’exécution est imminente[3]. A le suivre, une décision de refus de visa ne peut faire l’objet d’un recours en suspension d’extrême urgence, faute d’être une décision d’éloignement. En effet, le quatrième paragraphe l’article 39/82 de la loi du 15 décembre 1980, qui précise la procédure de suspension, énonce que « lorsque l'étranger fait l'objet d'une mesure d'éloignement ou de refoulement dont l'exécution est imminente (…) il peut, s'il n'en a pas encore demandé la suspension par la voie ordinaire, demander la suspension de l'exécution en extrême urgence de cette mesure ».

L’assemblée générale constate que la jurisprudence du Conseil est divisée sur la question. Certains arrêts relèvent que le premier paragraphe de l’article 39/82 énonce la compétence exclusive du Conseil de suspendre tout « acte (…) susceptible d'annulation »[4]. Ces « actes susceptibles d’annulation » sont eux-mêmes définis par l’article 39/1 de la loi du 15 décembre 1980, qui consacre la compétence exclusive du Conseil du contentieux des étrangers « pour connaître des recours introduits à l'encontre de décisions individuelles prises en application des lois sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers ». Selon ce premier courant jurisprudentiel, le quatrième paragraphe de l’article 39/82, invoqué par l’Office des étrangers, ne fait que préciser les conditions d’introduction d’une demande de suspension. D’autres arrêts suivent l’interprétation de l’Office des étrangers.

L’assemblée générale décide, dès lors, d’adresser à la une question préjudicielle Cour constitutionnelle. Elle interroge la Cour sur la constitutionnalité de la différence de traitement entre les étrangers visés par une décision d’éloignement, d’une part, et ceux visés par une autre décision individuelle adoptée en application de la législation relative au séjour des étrangers, d’autre part, si l’article 39/82 de la loi du 15 décembre 1980 devait être interprété comme limitant la possibilité d’obtenir la suspension de la décision contestée aux seules décisions d’éloignement.

2. Sur les conditions de fond du recours. Existe-t-il, dans certaines hypothèses, une obligation de délivrer un visa humanitaire afin de prévenir de graves atteintes aux droits fondamentaux ?

Compte tenu de la situation générale en Syrie, l’urgence ne fait pas débat aux yeux de l’assemblée générale. Le risque de préjudice grave et difficilement réparable n’est pas plus contesté. Le raisonnement de l’assemblée générale se focalise donc, essentiellement, sur le caractère prima facie sérieux des moyens d’annulation invoqués.

Les requérants estiment que le refus de leur délivrer un visa porte notamment atteinte à l’article 25 du Code des visas, qui règlemente l’octroi d’un visa humanitaire, ainsi qu’à la Charte des droits fondamentaux. En particulier, les requérants argumentent que le droit à l’asile consacré par l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux et la Convention de Genève, ainsi que l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, impliquent qu’ils soient dispensés des conditions habituelles de délivrance des visas. Ils supportent leur argumentation en référence à la pratique antérieure des autorités belges, qui ont délivré des visas humanitaires à des civils d’Alep dans le cadre d’un programme de réinstallation. Ils soulignent, également, que la circonstance que la situation est extraterritoriale n’est pas de nature à absoudre l’Etat belge de toute responsabilité.

L’Office des étrangers réplique en rappelant les arguments exposés dans la motivation de la décision de refus. Il insiste sur la circonstance que ni la Convention de Genève, ni l’article 3 C.E.D.H., n’imposeraient une obligation d’octroyer une protection aux individus qui ne relèvent pas de la juridiction de la Belgique. Il estime que le visa humanitaire tel que règlementé par le Code des visas ne peut en aucun cas être délivré pour un séjour de plus de trois mois, ce qui serait le cas en l’espèce puisqu’il permettrait aux requérants d’introduire une demande d’asile dès leur arrivée sur le sol belge.

L’assemblée générale constate que, s’il ressort très clairement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que l’article 3 C.E.D.H. impose, dans certains cas, une obligation d’adopter des mesures préventives, les critères permettant de déterminer le champ d’application territorial de pareille obligation manquent de clarté. Par une jurisprudence constante, la Cour européenne des droits de l’homme considère que la Convention ne s’applique qu’au sein de la « juridiction effective » des Etats parties, sans que cette « juridiction effective » ne soit clairement définie. Du reste, la question de déterminer si, dans certains cas exceptionnels, les Etats parties ont l’obligation de délivrer un visa est hautement controversée en doctrine[5].

Ces incertitudes sont plus grandes encore lorsqu’il s’agit de la Charte des droits fondamentaux. D’une part, si l’article 4 de la Charte correspond en substance à l’article 3 C.E.D.H., il s’étend sur un champ d’application distinct. L’article 4 de la Charte s’applique à toute mesure de mise en œuvre du droit de l’Union, ce qu’est incontestablement une décision adoptée en application de l’article 25 du Code des visas. D’autre part, en ce qui concerne l’article 18 de la Charte, les directives qui le mettent en œuvre limitent expressément leur champ d’application au territoire des Etats membres[6]. Une certaine doctrine, citée par l’assemblée générale, estime toutefois que l’article 18 de la Charte revêt un contenu autonome, de sorte qu’il pourrait imposer des obligations plus importantes que celles concrétisées par les directives européennes pertinentes.

La Cour de justice ne s’est pas encore prononcée sur la question. Tout au plus, dans son arrêt Koushkaki, elle a mis en emphase la large marge d’appréciation dont bénéficient les Etats membres dans l’application du Code des visas. Toutefois, certains auteurs argumentent que pareille marge d’appréciation se transforme en obligation lorsque le respect d’autres obligations de droit international l’exige.

Pour cette raison, l’assemblée générale adresse deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne. La première question entend identifier les obligations internationales qui s’imposent aux Etats membres lors de la mise en œuvre de l’article 25 du Code des visas. Ces dernières comprennent-elles, en particulier, les articles 4 et 18 de la Charte, la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention de Genève ? La seconde question a trait à l’étendue des obligations consacrées par les articles 4 et 18 de la Charte. Imposent-ils à un Etat membre de délivrer un visa afin de prévenir de graves violations des droits fondamentaux ? Cette question doit-elle recevoir une réponse différente en fonction du degré d’attache entre le demandeur et l’Etat membre sollicité ?

B. Éclairage

Par l’arrêt commenté, le Conseil du contentieux des étrangers tente de clôturer, du moins en ce qui le concerne, une vive polémique relative à l’octroi d’un visa humanitaire à une famille syrienne originaire d’Alep (a). A cette fin, il interroge à la fois l’étendue de ses compétences et l’étendue des obligations internationales qui pèsent sur les Etats membres relativement à la délivrance de visas humanitaires (b).

1. La légitimité du Conseil du contentieux des étrangers remise en question

Ces dernières semaines, la scène politico-médiatique belge a été dominée par le refus des autorités d’exécuter un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers les condamnant à délivrer un visa ou un laisser-passez à une famille syrienne originaire d’Alep, afin qu’elle puisse introduire une demande d’asile en Belgique où des citoyens étaient prêts à l’accueillir.

Le visa humanitaire est une pratique encadrée par l’article 25 du Code des visas, qui énonce qu’un visa à validité territoriale limitée « est délivré » par les Etats membres, quand bien même les conditions fixées par le Code ne sont pas remplies, lorsqu’ils « l’estiment nécessaire, pour des raisons humanitaires, pour des motifs d’intérêt national ou pour honorer des obligations internationales »[7]. Historiquement, l’Office des étrangers semble user des visas humanitaires afin de mettre en œuvre des programmes de réinstallation ou de protéger une vie familiale impérieuse qui ne rencontre pas, en raison de circonstances exceptionnelles, les conditions pour bénéficier d’un visa aux fins de regroupement familial (par ex. pour un enfant qui fait partie de la cellule familiale de fait à l’étranger, sans qu’une adoption formelle n’ait eu lieu)[8].

Par un premier arrêt n° 175.973 du 7 octobre 2016, le Conseil du contentieux des étrangers a suspendu une décision de refus de délivrer un visa humanitaire à une famille syrienne, au motif que sa motivation ne fait nulle référence aux droits fondamentaux[9]. Il reproche à l’Office des étrangers d’avoir « fait fi de toutes les informations (…) déposées (par les requérants) à l’appui de leur demande de visa et afférentes tant à leur situation personnelle qu’à la situation qui prévaut à l’heure actuelle en Syrie et plus particulièrement dans la ville d’Alep », de sorte qu’il a « gravement failli à son obligation de motivation formelle ». Il ordonne, au titre de mesure provisoire, l’adoption d’une nouvelle décision dans les 48 heures.

L’Office des étrangers adopte une seconde décision de refus, à la motivation semblable. Si cette motivation contient une référence aux droits fondamentaux, c’est uniquement pour argumenter que l’article 3 C.E.D.H. n’est pas applicable à l’espèce. Il n’y est fait nulle mention de la situation particulière des requérants, ni de la situation en Syrie. Cette seconde décision est, elle aussi, suspendue en extrême urgence, par l’arrêt n° 176.363 du 14 octobre 2016 qui rappelle l’autorité de chose jugée du précédent arrêt n° 175.973 du 7 octobre 2016[10]. A nouveau, le Conseil du contentieux des étrangers suspend cette décision et ordonne à l’Office des étrangers, au titre de mesure provisoire, d’adopter une nouvelle décision dans les 48h.

La motivation de la troisième décision de refus est, toutefois, en tous points identique[11]. Par l’arrêt n° 176.577 du 20 octobre 2016, le Conseil du contentieux des étrangers la suspend donc et ordonne, au titre de mesure provisoire, la délivrance d’un visa ou d’un laisser-passer d’une durée de trois mois aux requérants[12].

La suite est connue[13]. L’Office des étrangers n’exécute pas cet arrêt du Conseil du contentieux des étrangers. Les avocats de la famille syrienne saisissent le président du Tribunal de première instance statuant en référé, lequel impose provisoirement des astreintes. Le Secrétaire d’Etat annonce sa volonté de ne pas exécuter ces décisions de justice. Son administration entreprend diverses procédures judiciaires, avec des succès divers. Les astreintes, d’abord supprimées par le Tribunal de première instance, sont réinstaurées et augmentées par la Cour d’appel. Saisi en référé unilatéral par l’Etat belge, le Président de la Cour d’appel statuant en référé aurait, toutefois, suspendu provisoirement la possibilité de procéder au recouvrement forcé des astreintes par le biais de saisies.

2. Le Conseil du contentieux des étrangers cherche à asseoir sa légitimité

Pour la seconde fois en quelques mois, après la polémique qu’avait suscité la suspension en extrême urgence de l’expulsion d’un imam néerlando-marocain auxquels des propos extrémistes étaient reprochés, sans que cette suspension provisoire ne soit suivie d’une annulation au fond, le Conseil du contentieux des étrangers voit sa légitimité très sérieusement remise en question[14]. Relativement jeune juridiction, puisqu’il n’a été créé qu’en 2006, et jusque-là largement inconnu du grand public, il ne pouvait demeurer sans réaction. 

Dans ce contexte, l’assemblée générale cherche naturellement à asseoir la légitimité du Conseil en appelant à des juridictions supérieures, la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne. Elle sollicite de la Cour constitutionnelle une clarification des compétences du Conseil, relativement au recours au suspension d’extrême urgence. Elle souhaite obtenir de la Cour de justice de l’Union européenne une clarification des normes applicables, obscures en ce qui concerne les obligations extraterritoriales qu’imposerait le principe de non-refoulement tel que consacré par la Charte des droits fondamentaux.

  • La compétence. Le Conseil du contentieux des étrangers à la recherche d’une confirmation de l’étendue de ses compétences par la Cour constitutionnelle

La première question du Conseil du contentieux des étrangers est destinée à la Cour constitutionnelle. Le Conseil souhaite obtenir une clarification de l’étendue de ses compétences, dans le cadre du recours en suspension d’extrême urgence. D’un côté, l’article 39/1 de la loi du 15 décembre 1980 énonce sa compétence de contrôle de la légalité de toute décision individuelle adoptée en application de la législation relative au séjour des étrangers. D’un autre côté, l’article 39/82 de la même loi, qui fixe les conditions d’introduction d’une demande de suspension, se réfère exclusivement aux décisions d’éloignement.

S’il est vrai que le texte de la loi du 15 décembre 1980 peut paraître obscur sur ce point, force est toutefois de constater que les travaux préparatoires laissent clairement transparaitre la volonté du législateur de calquer les compétences d’annulation et de suspension du Conseil du contentieux des étrangers sur celles dont disposait, autrefois, le Conseil d’Etat en matière d’immigration[15]. Avant la création du Conseil du contentieux des étrangers, le Conseil d’Etat se prononçait sur les demandes de suspension introduites à l’encontre d’une décision de refus de visa. Il lui est même arrivé d’ordonner, au titre de mesure provisoire, la délivrance d’un visa sous peine d’astreinte[16]. Il reviendra à la Cour constitutionnelle de déterminer quelle influence cette circonstance historique doit revêtir dans la réponse à apporter à la question posée.

Par ailleurs, si la question préjudicielle est posée essentiellement en termes d’égalité et de non-discrimination, elle renvoie également au droit à un recours effectif et au droit d’accéder au juge. Sans préjuger de la réponse qu’apportera la Cour constitutionnelle, il y a donc fort à parier que le débat se posera aussi en termes de recours effectif. Dans la mesure où le Code des visas est soumis au respect de la Charte des droits fondamentaux, les juges constitutionnels devront notamment aborder la question de déterminer si la possibilité d’obtenir la suspension d’une décision de refus de visa est un élément essentiel du droit à un recours effectif.

Divers éléments devront alors être pris en considération. La directive procédure et le règlement Dublin précisent le droit à un recours effectif en enjoignant aux Etats membres de prévoir, dans leur champ d’application, au minimum une possibilité de solliciter la suspension de l’exécution de la décision contestée[17]. De même, dans sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme insiste sur la nécessité de prévoir une possibilité effective d’obtenir la suspension de la décision contestée, lorsqu’elle est susceptible de porter atteinte à l’article 3 C.E.D.H.[18]. Il reviendra, finalement, à la Cour constitutionnelle de déterminer le poids que ces textes et jurisprudences doivent revêtir dans le cadre du contentieux des visas.

  • Les normes applicables. Le Conseil du contentieux des étrangers à la recherche d’une clarification du cadre juridique auprès de la Cour de justice de l’Union européenne

Bien que dans les trois arrêts précités à l’origine de la polémique, le Conseil du contentieux des étrangers se soit prononcé sous l’angle exclusif de l’obligation de motivation formelle, une autre question juridique se pose en toile de fond : doit-on considérer que les droits fondamentaux imposent, dans certaines hypothèses, une obligation de délivrer un visa humanitaire afin de prévenir certaines de leurs violations ?

Il n’est pas contestable, nous semble-t-il, que le Code des visas doit être appliqué en conformité avec la Charte des droits fondamentaux. La Charte des droits fondamentaux énonce que son champ d’application couvre tout acte de mise en œuvre du droit de l’Union européenne[19]. Elle s’impose donc aux Etats lorsqu’ils mettent en œuvre le Code des visas, comme ce dernier le reconnaît explicitement dans ses considérants[20].

Reste, toutefois, à déterminer s’il peut être déduit de la Charte une obligation d’accorder un visa humanitaire dans certaines hypothèses. Afin de répondre à cette question, la Cour de justice sera notamment amenée à clarifier deux dispositions de la Charte : l’article 4, qui prohibe la torture et les traitements inhumains et dégradants en offrant une protection substantielle au moins équivalente à celle de l’article 3 C.E.D.H.[21], et l’article 18 de la Charte, qui consacre le droit d’asile en référence à la Convention de Genève. Si la Cour de justice est libre de donner un contenu autonome à ces dispositions, il y a donc fort à parier qu’elle se penchera également sur les éventuelles limites territoriales du principe de non-refoulement, tel qu’il se déduit de la Convention européenne des droits de l’homme et est consacré par la Convention de Genève.

La Convention de Genève est silencieuse sur son éventuelle application extraterritoriale, qu’elle ne paraît pas envisager. Tout au plus, elle donne une large portée au principe de non-refoulement, en prohibant le renvoi vers la persécution « de quelque manière que ce soit »[22].

Gageons, dès lors, que la Cour de justice sera essentiellement amenée à prendre en considération la jurisprudence de sa consœur strasbourgeoise relative au champ d’application de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que les controverses y afférentes.

Par une jurisprudence constante, la Cour européenne des droits de l’homme exige qu’une situation relève de la « juridiction effective » des Etats parties pour engager leur responsabilité[23]. La notion de « juridiction effective » renvoie à un contrôle de fait. Si pareil contrôle est, en principe, établi en situation territoriale, il n’est pas toujours aisé de l’identifier en situation extraterritoriale[24]. Par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré qu’un territoire occupé par un Etat partie relève de sa juridiction effective[25]. De même, elle a considéré qu’un individu appréhendé par un Etat partie lors d’une opération militaire ou de police menée hors de son territoire, relève de sa juridiction effective[26].

Peut-on considérer que l’individu qui se présente au sein de l’ambassade ou du consulat d’un Etat, afin de solliciter un visa en vue de demander l’asile, relève de la « juridiction effective » de cet Etat ? En fait et en droit, un Etat exerce un contrôle relativement élevé sur les locaux de ses missions diplomatiques, dont l’inviolabilité est garantie par la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques[27]. Mais ce degré de contrôle est-il suffisant ? En outre, à la différence des espèces à l’origine des jurisprudences strasbourgeoises précitées, l’individu qui pénètre dans l’ambassade ou le consulat d’un Etat pour y solliciter un visa se soumet, de sa propre initiative, à la juridiction de cet Etat. Ce n’est pas l’Etat qui lui impose sa juridiction et se voit, en conséquence, contraint de respecter ses droits. Toutefois, comme le souligne Gregor Noll, le choix de l’individu de solliciter un visa aux fins d’introduire une demande d’asile pourrait ne pas être libre, mais contraint, en raison de la multiplication et de la sophistication des mécanismes visant à empêcher cet individu de rejoindre un territoire sûr pour y solliciter la protection à laquelle il a droit[28]. Autant de questions qu’il reviendra à la Cour de justice d’adresser.

Il se peut enfin que, pour déterminer si la situation relève de la « juridiction effective » d’un Etat membre ou non, la Cour ait égard au degré de connexité que la situation personnelle de l’individu concerné présente avec l’ordre juridique de cet Etat membre. Cette voie, innovante au regard de la jurisprudence strasbourgeoise mais cohérente au regard de la jurisprudence de la Cour de justice relative à l’application du droit de l’Union à des travailleurs exerçant à l’étranger, est suggérée par l’assemblée générale[29]. Il reste à voir si les juges de Luxembourg s’y engageront.

3. Conclusion

En refusant d’exécuter un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers ordonnant la délivrance d’un visa humanitaire ou d’un laissez-passer à une famille syrienne afin qu’elle puisse introduire une demande d’asile en Belgique en toute légalité, les autorités ont violemment questionné sa légitimité. Par l’arrêt commenté, l’assemblée générale du Conseil réagit en droit. Elle cherche auprès de juridictions supérieures une confirmation de l’étendue de ses compétences, ainsi qu’une clarification du cadre juridique applicable.

Par l’effet de la tempête médiatique, une décision de justice adoptée dans un cas particulier, sous l’angle exclusif de l’obligation de motivation, conduira donc la Cour de justice à adresser le plus grand paradoxe du droit international des réfugiés : seul celui qui est parvenu à fuir, le cas échéant par le biais de réseaux criminels de passeurs et au péril de sa vie, est protégé.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt

C.C.E. (assemblée générale), 8 décembre 2016, n° 179.108

Doctrine

Kruispunt Migratie-Integratie, DVZ veroordeeld tot afgifte humanitair visum type C aan Syrisch gezin, 14 novembre 2016 ;

Myria, Visas humanitaires : Myria propose une approche chiffrée et demande davantage de transparence

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Visa humanitaire et recours en suspension d’extrême urgence. Le Conseil du contentieux des étrangers interroge la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne », Newsletter EDEM, décembre 2016.


[1] Art. 25 du règlement (CE) n° 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas, J.O., n° L 243, 15 septembre 2009, p. 1, tel que modifié par le règlement (UE) n° 610/2013 du 26 juin 2013, J.O., n° L182, 29 juin 2013, p. 1.

[2] Art. 71/2 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 sur l’accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 27 octobre 1981, p. 13740.

[3] Par souci de concision, nous usons ci-après du terme « décision d’éloignement » pour désigner toute décision d’expulsion adoptée en application de la loi du 15 décembre 1980. Ce terme comprend donc également les « décisions de refoulement » au sens de la loi du 15 décembre 1980, c’est-à-dire les décisions d’expulsion adoptées à l’encontre d’un étranger appréhendé alors qu’il tente de pénétrer sur le territoire belge. L’Office des étrangers ne conteste pas la compétence du Conseil du contentieux des étrangers de suspendre pareilles décisions.

[4] Art. 39/82, §1er, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 31 décembre 1980, p. 14584.

[5] L’assemblée générale cite de nombreuses études doctrinales ainsi que l’opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, rendue à l’occasion de l’affaire Hirsi Jamaa c. Italie de la Cour européenne des droits de l’homme, où il est souligné que « la politique d’un pays en matière de visas est subordonnée aux obligations qui lui incombent en vertu du droit international des droits de l’homme ».

[6] Voy. l’art. 3, §1er, de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, J.O., n° L 180, 29 juin 2013, p. 60 : « La présente directive s’applique à toutes les demandes de protection internationale présentées sur le territoire des États membres, y compris à la frontière, dans les eaux territoriales ou dans une zone de transit, ainsi qu’au retrait de la protection internationale ».

[7] Art. 25 du Code des visas.

[11] Si ce n’est la mention qu’un recours en cassation a été introduit devant le Conseil d’Etat contre l’arrêt n° 175.973 du 7 octobre 2016, et quelques reformulations sans incidence sur le fond de la motivation.

[15] Doc. parl., Chambre, 2005-2006, n° 2478, en particulier p. 13 : « Le Conseil d’État cesse d’être compétent en tant que juge d’annulation et de suspension en ce qui concerne toutes les décisions individuelles prises en application des lois sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, et ce à partir d’une date fixée en vertu de la loi. Cette compétence étant accordée à la juridiction administrative à mettre en place, ceci aura lieu à la date à laquelle cette juridiction sera chargée de ces recours » ; voy. aussi p. 18 : « La compétence d’annulation et de suspension (du Conseil du Contentieux des étrangers) a le même contenu et la même portée que celle du Conseil d’État, si bien qu’il suffit de renvoyer à celle-ci ». 

[17] Art. 46 de la directive 2013/32/UE, précitée ; art. 27 du règlement (UE) n ° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, J.O., n° L 180, 29 juin 2013, p. 31.

[20] Voy. le considérant 29.

[21] Art. 52, §3, de la Charte.

[22] Art. 33 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, Genève, 28 juillet 1951.

[24] Par exemple, dans l’arrêt Hirsi Jamaa c. Italie, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que les migrants victimes de refoulement vers la Libye par des garde-côtes italiens, qui les ont interceptés en haute mer, relevaient de la juridiction de l’Italie puisqu’ils ont été embarqués sur des navires battant pavillon italien, lesquels relèvent du territoire de l’Italie conformément au droit de la mer.

[25] Par exemple, dans l’arrêt Loizidou, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la Turquie était responsable des violations de la Convention commise à Chypre Nord, contrôlée par son armée.

[26] Par exemple, dans l’arrêt Medvedyev, la Cour a considéré que la France était responsable des violations de la Convention commise à l’encontre de pirates interceptés en haute mer par ses forces militaires, qui ont pris le contrôle de leur navire.

[27] Art. 22 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, Vienne, 18 avril 1961.

[28] G. NOLL, « Seeking Asylum at Embassies: A Right to Entry under International Law? », Int. J. Ref. L., 2005, p. 542: « The more efficient states are in blocking access to territory, and the scarcer the protection offer in the region of origin is, the more convincing is an argument to the effect that the grant of an entry visa remains the sole avenue to avoid torture or other relevant forms of ill-treatment ».

[29] En matière de libre-circulation des travailleurs, la Cour de justice a, à plusieurs reprises, examiné la connexité qu’une situation extraterritoriale présente avec le droit de l’Union pour déterminer si les droits et obligations consacrées par ce dernier trouvent à s’appliquer. Voy. par ex. C.J.C.E., 30 avril 1996, Boukhalfa, aff. C-214/94, Rec., 1996, p. I-2253, où la Cour souligne que : « selon la jurisprudence de la Cour, des dispositions de droit communautaire peuvent s'appliquer à des activités professionnelles exercées en dehors du territoire de la Communauté, dès lors que la relation de travail garde un rattachement suffisamment étroit avec le territoire de la Communauté » (sur cet arrêt, voy. J.-Y. CARLIER, La condition des personnes dans l’Union européenne, Bruxelles, Larcier, 2007, p. 39, n° 16).

Publié le 07 juin 2017