C.C.T., 6 décembre 2018, A.H. c. Suisse, COM. No. 758/2016

Louvain-La-Neuve

Le Comité contre la torture face aux accords entre États visant à prévenir les mouvements secondaires des réfugiés. L’exigence procédurale d’un examen individualisé, qui tienne compte des vulnérabilités particulières.

Mouvements secondaires – premier pays d’asile – non-refoulement – examen individualisé – vulnérabilité – confiance mutuelle – procéduralisation des droits – gouvernance mondiale en matière d’asile.

Par la décision A.H. c. Suisse, rendue relativement au renvoi d’un demandeur d’asile par la Suisse vers l’Italie, où il avait précédemment obtenu le statut de réfugié, le Comité contre la torture des Nations-Unies précise les garanties de respect des droits fondamentaux applicables au renvoi d’un demandeur d’asile vers un premier pays d’asile. Il le fait en exigeant un examen individualisé qui tienne compte des vulnérabilités propres au requérant, en l’occurrence les besoins médicaux spécifiques résultant des séquelles d’actes de torture. Il confirme l’approche jurisprudentielle adoptée par la précédente décision A.N. c. Suisse (2018), adoptée quelques mois plus tôt relativement au transfert vers l’Italie, en application du règlement Dublin, d’un demandeur d’asile érythréen souffrant de graves troubles psychologiques, dont il étend les enseignements à l’hypothèse du renvoi vers un premier pays d’asile. Ce faisant, le Comité apporte sa pierre à l’édifice balbutiant de la gouvernance mondiale en matière d’asile, suivant la direction esquissée par les Pactes mondiaux des Nations-Unies. Il contribue également, de manière indirecte, aux débats européens relatifs au principe de confiance mutuelle, tel qu’il s’applique dans le cadre de la mise en œuvre du droit européen de l’asile notamment.

Luc Leboeuf

A. Décision

Le Comité contre la torture des Nations-Unies est saisi d’une communication introduite par un ressortissant éthiopien qui conteste son renvoi par la Suisse vers l’Italie, où la qualité de réfugié lui a été reconnue. Il estime que son expulsion violerait l’interdiction du renvoi vers la torture telle que consacrée par l’article 3 de la Convention contre la torture, en raison de ses conditions de vie en Italie. Il soutient avoir vécu sans assistance publique ni prise en charge adéquate de ses besoins médicaux spécifiques, résultant des séquelles de tortures subies en Éthiopie. Il rappelle avoir déjà tenté de quitter l’Italie et s’être précédemment rendu en Norvège, d’où il avait été expulsé vers l’Italie après que cette dernière ait donné diverses garanties, qui n’auraient pas été respectées.

Le Comité commence par clarifier le contenu de l’article 3 de la Convention contre la torture, selon lequel « aucun État partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture ». Le Comité rappelle que les obligations de la Convention doivent s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention et du droit international général, desquels il ressort, ainsi que le Comité l’a déjà constaté dans son observation générale n° 2, une égale prohibition des peines et traitements inhumains et dégradants. Cela vaut également pour l’article 3 de la Convention contre la torture, qui doit s’interpréter à la lumière du principe de non-refoulement tel que développé par la Convention de Genève et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme notamment, lesquels protègent également de tout renvoi vers des traitements inhumains et dégradants. A la différence de la torture, les traitements inhumains et dégradants incluent les atteintes graves à la dignité humaine ne résultant pas d’actes imputables aux autorités publiques, comme par exemple les souffrances résultant d’une pathologie face à l’absence de soins adéquats, du type de celles alléguées par le requérant.

Ce préalable posé, le Comité s’interroge sur la conformité du renvoi du requérant avec la Convention, compte tenu des défaillances dans la prise en charge des réfugiés reconnus en Italie telles qu’attestées par divers rapports émanant d’ONG, d’une part, et de ses besoins médicaux spécifiques, d’autre part. Il considère qu’au vu des informations disponibles et de la particulière vulnérabilité du requérant, les autorités suisses ne pouvaient pas se contenter de lui reprocher de ne pas avoir établi de risque concret de subir des traitements inhumains et dégradants. Il leur revenait, au contraire, d’investiguer l’existence de pareils risques. Selon le Comité :

« (…) il appartenait à l’État partie de procéder à une évaluation individualisée du risque personnel et réel auquel le requérant serait exposé en Italie, compte tenu, en particulier, de sa vulnérabilité particulière en tant que victime de torture et demandeur d’asile, au lieu de se fonder sur le postulat que le requérant serait en mesure d’obtenir un traitement médical adapté » (§9.9)[1].

L’absence d’examen individualisé de la situation particulière du requérant, compte tenu de sa vulnérabilité spécifique, conduit le Comité à conclure que son renvoi vers l’Italie violerait la Convention.

B. Éclairage

La décision rendue dans l’affaire A.H. c. Suisse offre l’occasion, pour le Comité contre la torture, de préciser sa doctrine quant aux accords et arrangements conclus entre États relativement aux « mouvements secondaires » des réfugiés, qui quittent un pays où ils ont obtenu une certaine protection pour se rendre dans un autre à la recherche d’une protection (plus) adéquate et de conditions de vie (plus) dignes[2]. Le Comité le fait en plaçant l’emphase sur l’exigence procédurale d’un examen individualisé et approfondi qui tienne compte des vulnérabilités spécifiques. Il rejoint, ce faisant, les principes énoncés par la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union européenne et le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies relativement au transfert, en application du règlement Dublin, d’un demandeur d’asile vers un autre État qui sera chargé d’examiner sa demande. 

En enjoignant aux États de tenir compte des vulnérabilités particulières au requérant dans le cadre de son renvoi vers un premier pays d’asile, le Comité apporte sa pierre à l’édifice balbutiant de la gouvernance mondiale en matière d’asile, telle qu’esquissée par les Pactes mondiaux des Nations-Unies. Ces derniers accordent une place importante à la prise en considération des besoins spécifiques des migrants, demandeurs d’asile et réfugiés dits « vulnérables » dans le cadre de la réalisation des objectifs divers qu’ils fixent (1). De plus, en plaçant l’emphase sur l’obligation procédurale d’opérer un examen individualisé du cas d’espèce, le Comité informe indirectement les controverses européennes relatives au principe de confiance mutuelle, qui a donné lieu à divers développements dans le cadre de la mise en œuvre du règlement Dublin notamment (2).

1. La « vulnérabilité », standard émergeant pour assurer la conformité de la mise en œuvre des accords entre États visant à prévenir les mouvements secondaires avec les droits fondamentaux ?

Les États, occidentaux en particulier, s’accordent de plus en plus entre eux et avec les États du Sud aux fins de réguler les mouvements secondaires des réfugiés et demandeurs d’asile. Ces accords prennent des formes diverses et variées, qu’il s’agisse d’accords internationaux au sens strict ou d’autres formes pragmatiques de coopération à la nature juridique floue, comme la déclaration UE-Turquie. Ils poursuivent également des objectifs divers, qu’il s’agisse de la réinstallation de réfugiés dans le but d’assurer l’accès à une protection effective, ou encore de la réadmission des demandeurs d’asile par des pays qualifiés de « sûrs » suivant des considérations essentiellement liées au contrôle des frontières.

Prenant acte de l’intensification de cette coopération entre États, les Pactes mondiaux conclus sous l’égide des Nations-Unies entendent lui permettre de se développer dans le cadre institutionnel onusien. Ils énoncent, à cette fin, divers objectifs sans valeur juridique contraignante. Comme l’ont noté divers commentateurs, une constante s’en dégage toutefois : l’injonction de tenir compte des vulnérabilités spécifiques à certains migrants, demandeurs d’asile et réfugiés[3]. Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières se réfère, ainsi, à la prise en considération des migrants vulnérables dans le cadre de la réalisation de la plupart de ses objectifs[4]. Il consacre, également, l’objectif de « s’attaquer aux facteurs de vulnérabilité liés aux migrations et les réduire »[5]. Quant au Pacte mondial sur les réfugiés, il insiste à diverses reprises sur la nécessité d’adresser les besoins spécifiques des demandeurs d’asile et des réfugiés[6].

Cette exigence d’adresser les vulnérabilités spécifiques dans le cadre de la mise en œuvre des accords de coopération entre États a également été consacrée par la Cour européenne des droits de l’homme, le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies et la Cour de justice de l’Union européenne, dans le cadre de leur contrôle de la mise en œuvre du règlement Dublin. Dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (2011), la Cour européenne des droits de l’homme avait souligné la vulnérabilité inhérente à la qualité de demandeur d’asile pour justifier son constat de violation de l’article 3 C.E.D.H., en raison du dénuement matériel extrême auquel le requérant fut confronté en Grèce après son transfert par la Belgique en application du règlement Dublin (§232). La « vulnérabilité » avait alors participé à justifier le contrôle de la Cour sous l’angle de l’article 3 C.E.D.H., bien qu’il s’agissait de mauvais traitements résultant de l’absence d’assistance publique, traditionnellement conçue comme un droit de nature essentiellement sociale et économique ne relevant pas de la Convention, qui a pour objectif premier de protéger des droits civils et politiques. Dans l’arrêt ultérieur Tarakhel c. Suisse (2014), la Cour européenne des droits de l’homme avait également eu égard à la vulnérabilité particulière des requérants, une famille de demandeurs d’asile avec des enfants mineurs, pour considérer que leur transfert vers l’Italie violerait la Convention européenne des droits de l’homme. C’est, cette fois, la vulnérabilité spécifique des requérants en tant qu’enfants mineurs qui a conduit la Cour de Strasbourg à censurer un transfert en application du règlement Dublin, dans une hypothèse où, à la différence de la Grèce, il n’y avait pas de défaillance systémique de nature à affecter tous les demandeurs d’asile.

Par la décision Jasin c. Danemark (2015), le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies a également adopté cette approche. Il s’est opposé à un transfert Dublin par le Danemark vers l’Italie, notant que la requérante « demandeur d’asile et mère célibataire de trois enfants mineurs, souffrant d’asthme, se trouve dans une situation de grande vulnérabilité » (§8.4.). Un raisonnement similaire ressort de l’arrêt C.K., H.F. et A.S. (2017) de la Cour de justice de l’Union européenne, où les juges avaient eu égard à l’état de santé de la requérante pour considérer que son transfert par la Slovénie vers la Croatie serait contraire à la Charte des droits fondamentaux, quand bien même le système d’asile slovène ne souffre pas de défaillances systémiques[7]. Ces principes trouvent écho dans la jurisprudence des États membres de l’Union, dont le Conseil du contentieux des étrangers de Belgique[8].

Par la décision A.N. c. Suisse (2018), adoptée quelques mois avant la décision commentée, le Comité contre la torture s’est également prononcé en ce sens. Il s’est opposé au transfert, en application du règlement Dublin, d’un demandeur d’asile érythréen souffrant de graves troubles psychologiques vers l’Italie. Le Comité a alors considéré que « il revient à l’État partie d’opérer un examen individuel (…) eu égard en particulier à la vulnérabilité spécifique du requérant en tant que demandeur d’asile et victime d’actes de torture » (§8.6.)[9].

La décision commentée constitue le prolongement de la décision A.N. c. Suisse, dont elle étend les enseignements à l’hypothèse où le demandeur d’asile est renvoyé non pas vers un État qui sera chargé d’examiner sa demande, mais vers un premier pays d’asile, c’est-à-dire un État qui lui a reconnu un statut de protection. Le Comité y exige également des États qu’ils tiennent compte de la « vulnérabilité particulière » du requérant « en tant que victime de torture et demandeur d’asile » (§9.9.). Cette extension n’allait pas nécessairement de soi. Par les décisions R.I.H. et S.M.D. c. Danemark (2017)[10] et Hashi c. Danemark (2017), le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies avait validé le renvoi de demandeurs d’asile vulnérables vers un premier pays d’asile, à savoir la Bulgarie et l’Italie respectivement, tenant compte de la circonstance que le statut de protection obtenu est moins précaire que celui de demandeur d’asile. Le Comité contre la torture aboutit à une solution différente, compte tenu de l’évolution de la situation en Italie telle que documentée par divers rapports.

Ce faisant, le Comité supporte l’usage de la notion de « vulnérabilité » pour guider la gouvernance mondiale émergente en matière d’asile, qui en demeure à ses balbutiements, au-delà du contrôle de la mise en œuvre du règlement Dublin[11]. Il s’inscrit dans la dynamique institutionnelle actuelle au sein des Nations-Unies, qui entend favoriser la coopération entre États en matière d’asile aux fins notamment de prévenir des mouvements secondaires désordonnés, tout en garantissant le respect des droits fondamentaux en exigeant, notamment, une prise en considération adéquate des vulnérabilités spécifiques.

Force est, toutefois, de constater que la motivation de la décision A.H. c. Suisse ne contient pas d’indications ni de réflexions complémentaires sur ce qu’est la « vulnérabilité », ni comment elle doit être évaluée. La notion de vulnérabilité renvoie à des réalités multiformes, évolutives et relatives : les vulnérabilités d’un individu ne sont pas figées, mais évoluent au gré des rapports et contextes sociaux et des stratégies de résistance qu’ils développent. La notion de vulnérabilité présente l’avantage de rendre compte de la complexité du Réel, tout en attirant l’attention sur les difficultés particulières rencontrées par les plus faibles. Toutefois, et précisément parce qu’elle est une notion multiforme rendant compte de la complexité des rapports sociaux, son introduction dans le champ juridique n’est pas sans risques, en termes de sécurité juridique notamment, si elle n’est pas accompagnée d’une compréhension précise des phénomènes sociaux divers et variés qu’elle recouvre et de ses conséquences juridiques qu’il convient de leur donner[12].

Ces questions fondamentales, le Comité ne les aborde pas. La motivation de la décision A.H. ne contient aucune précision sur la manière dont les États doivent évaluer les vulnérabilités et les adresser, le Comité se référant de manière large à la « vulnérabilité particulière » du requérant en tant que « victime de torture et demandeur d’asile ». Sans doute le cas d’espèce ne s’y prêtait-il guère. Le requérant disposant de certificats médicaux pour attester de la gravité des séquelles résultant des actes de torture subis, sa vulnérabilité particulière ne faisait pas de doute, d’autant plus que tant le droit de l’Union que les Pactes mondiaux incluent les victimes de torture parmi les demandeurs d’asile et réfugiés particulièrement vulnérables, dont les besoins spécifiques doivent être adressés[13]. Le Comité préfère donc en appeler à l’obligation procédurale des États de réaliser un examen individuel approprié. Cette emphase placée sur les aspects procéduraux est susceptible d’informer de manière utile les débats européens relatifs au principe de confiance mutuelle, abordés ci-après.

2. Le principe de confiance mutuelle face à l’exigence d’un examen individualisé

Le principe de confiance mutuelle est un principe de droit de l’Union, selon lequel les États membres doivent présumer le respect, par les autres États membres, de leurs obligations de droit de l’Union, en ce compris en matière de droits fondamentaux. Il trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne relative au marché intérieur, où il a été utilisé pour justifier et supporter la reconnaissance mutuelle et, partant, l’intégration européenne[14]. Par son avis 2/13 (2014), la Cour de justice l’a érigé en principe constitutionnel, se reposant entre autres sur ce dernier pour s’opposer à l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme. Cela n’a pas manqué de susciter les critiques, certains craignant qu’en accordant à la confiance mutuelle une place égale à celle des droits fondamentaux au sein de l’architecture constitutionnelle de l’Union, elle ne conduise finalement à un affaiblissement de ces derniers[15]. D’autres rappellent que la confiance mutuelle ne peut pas être « aveugle » et qu’elle n’implique pas l’économie d’un examen du respect des droits fondamentaux par chaque État membre, posant alors la question du degré de ce contrôle[16].

La décision commentée n’est pas directement pertinente pour ces débats, en ce qu’elle ne concerne ni le renvoi par un État membre de l’Union, ni le renvoi en application du droit de l’Union. La Suisse, bien qu’associée à l’espace Schengen et partie en cette qualité au règlement Dublin, n’est pas liée par la directive procédures d’asile et la possibilité qu’elle consacre de déclarer une demande d’asile irrecevable lorsque le demandeur bénéficie déjà d’une protection dans un premier pays d’asile[17]. Toutefois, sur le plan des principes, il est intéressant de noter que le Comité abonde dans le sens d’une obligation procédurale de procéder à un examen individuel du respect des droits fondamentaux, indépendamment du contenu des accords conclu entre États. Ce faisant, il suit la position adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme, telle que suivie par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt C.K., H.F. et A.S. (2017)[18], qui avait pointé la nécessité d’opérer pareil examen individuel même dans les hypothèses où le système d’asile de l’État d’accueil n’est pas confronté à des défaillances systémiques telles que celles qui affectaient le système d’asile grec lors du prononcé de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce.

La décision du Comité apporte donc confirmation, si besoin en était, que la confiance mutuelle n’emporte pas l’absence de contrôle de conformité aux droits fondamentaux, singulièrement lorsqu’il s’agit de droits absolus comme celui de ne pas être renvoyé vers la torture et les traitements inhumains et dégradants. En outre, en insistant sur l’obligation procédurale des États d’évaluer les circonstances individuelles, le Comité paraît suggérer que l’expression du principe de confiance mutuelle ne serait pas, non plus, à chercher dans une protection procédurale moindre, lorsque cette dernière conduit à limiter l’examen individuel de la situation en cause. Il indique que le degré de contrôle opéré doit correspondre à un examen approfondi des circonstances propres au cas d’espèce.

Ce faisant, le Comité envoie indirectement un signal à l’intention des juridictions et administrations nationales. Si le principe de confiance mutuelle peut conduire à une certaine attitude administrative et jurisprudentielle consistant à élever la charge de la preuve, voire à certains aménagements procéduraux comme par exemple une accélération des procédures, il ne peut pas justifier une limitation du contrôle en tant que tel[19]. Si l’on admet que la confiance mutuelle est une question de degré et une dynamique en évolution permanente, le Comité contribue à marquer les mentalités administratives et jurisprudentielles en tirant le curseur vers un contrôle attentif lorsqu’il est question d’individus particulièrement vulnérables. 

3. Conclusion

Par l’emphase qu’elle place sur l’exigence procédurale d’un examen des circonstances individuelles, compte tenu des vulnérabilités particulières, la décision A.H. c. Suisse du Comité contre la torture s’inscrit dans la ligne des développements actuels tant au niveau européen qu’au niveau global. Elle supporte la tendance consistant à avoir égard à la vulnérabilité spécifique à certains demandeurs d’asile et réfugiés, lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre les accords entre États visant à prévenir les mouvements secondaires, telle qu’elle ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne, de même que des décisions du Comité des droits de l’homme des Nations-Unies. Ce faisant, le Comité contre la torture confirme l’approche adoptée quelques mois plus tôt, dans sa précédente décision A.N. c. Suisse.

La décision A.H. c. Suisse présente, toutefois, une double originalité. Premièrement, elle étend l’exigence d’accorder une attention particulière aux vulnérabilités spécifiques, telle que développée dans le cadre de la mise en œuvre du règlement Dublin, à l’hypothèse où le demandeur d’asile bénéficie d’une protection dans un premier pays d’asile. Deuxièmement, elle suit une approche essentiellement procédurale de nature à informer indirectement les débats européen relatifs au principe de confiance mutuelle. Elle rappelle, utilement, que le principe de confiance mutuelle ne peut pas conduire à l’économie d’un examen individuel du risque de violation des droits fondamentaux, en particulier lorsqu’est en cause un droit absolu, comme le principe de non-refoulement.

Par la décision commentée, le Comité contre la torture supporte donc un usage plus général de la notion de « vulnérabilité » comme un standard guidant le contrôle de la mise en œuvre des accords entre États visant à prévenir les mouvements secondaires des demandeurs d’asile et réfugiés. Il supporte la direction indiquée par les Pactes mondiaux, rappelant indirectement que le principe de confiance mutuelle ne peut pas y faire échec dans le contexte européen.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.T., 24 janvier 2019, A.S. c. Suisse, Com. No. 758/2016   

Jurisprudence :

- C.C.T., 3 août 2018, A.N. c. Suisse, Com. No. 742/3016 ;

- C.D.H., 22 août 2017, R.I.H. et S.M.D. c. Danemark, Com. No. 2640/2015 ;

- C.D.H., 9 octobre 2017, Hashi c. Danemark, Com. No. 2470/2014;

- C.D.H., 25 septembre 2015, Jasin c. Danemark, Com. No. 2360/2014.

Doctrine :  

Sur la vulnérabilité, voy. notamment :

-  I. ATAK, D. NAKACHE, E. GUILD et F. CRÉPEAU, « Migrants in vulnerable situations and the Global Compact for Safe, Orderly and Regular Migration », Queen Mary University of London, School of Law, Legal Studies Research Paper No. 273/2018, 2018 ;

- J.-Y. CARLIER, « Des droits de l’homme vulnérable à la vulnérabilité des droits de l’homme, la fragilité des équilibres », R.I.E.J., 2017, pp. 175-204

Sur la confiance mutuelle, voy. récemment :

- C. RIZCALLAH, « Le principe de confiance mutuelle : une utopie malheureuse ? », Rev. trim. dr. h., 2019, pp. 297-322.

Pour citer cette note : L. LEBOEUF, « Le Comité contre la torture face aux accords entre États visant à prévenir les mouvements secondaires des réfugiés. L’exigence procédurale d’un examen individualisé, qui tienne compte des vulnérabilités particulières », Cahiers de l’EDEM, avril 2019.


[1] Notre emphase.

[4] Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, adopté à Marrakech les 10 et 11 décembre 2018, objectif 2, k): Lutter contre les facteurs négatifs et les problèmes structurels qui poussent des personnes à quitter leur pays d’origine ; Objectif 4, d): Munir tous les migrants d’une preuve d’identité légale et de papiers adéquats ; Objectif 5: Faire en sorte que les filières de migration régulière soient accessibles et plus souples ; Objectif 6, j): Favoriser des pratiques de recrutement justes et éthiques et assurer les conditions d’un travail décent ; Objectifs 9, b): Renforcer l’action transnationale face au trafic de migrants ; Objectif 10, e): Prévenir, combattre et éliminer la traite de personnes dans le cadre des migrations internationales ; Objectif 11, a): Gérer les frontières de manière intégrée, sûre et coordonnée ; Objectif 12, b): Veiller à l’invariabilité et à la prévisibilité des procédures migratoires pour assurer des contrôles, des évaluations et une orientation appropriés ; Objectif 14, d): Renforcer la protection, l’assistance et la coopération consulaires tout au long du cycle migratoire ; Objectif 15, b): Assurer l’accès des migrants aux services de base.

[5] Objectif 7 du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières.

[8] Voy. par ex. C.C.E. (AG), 8 juin 2018, n° 205.104 (transfert vers la Grèce) et C.C.E., 28 novembre 2016, n° 178.479 ; 26 septembre 2016, n° 175.351 ; 28 novembre 2016, n° 178.480 ; 28 novembre 2016, n° 178.481 (transferts vers la Bulgarie). Voy. aussi, dans le même sens, la Recommandation de la Commission européenne 2016/2256 du 8 décembre 2016 relative aux transferts Dublin vers la Grèce.

[9] Notre traduction.

[11] Sur la contribution que les Pactes mondiaux pourraient apporter à cette gouvernance mondiale, voy. notamment M. TARDIS, « Le Pacte de Marrakech. Vers une gouvernance mondiale des migrations ? », Notes de l’Ifri, Ifri, février 2019

[13] Voy. notamment les art. 2, d) ; 15, §2, a), et 31, §7, b), de la directive « procédures d’asile » 2013/32/UE ; l’art. 21 de la directive « accueil » 2013/33/UE ; le §59 du Pacte mondial sur les réfugiés.

[14] Voy. notamment C.J.C.E., 23 mai 1996, Hedley Lomas, aff. C-5/94, Rec., 1994, p. I-2553 ; L. LEBOEUF, Le droit européen de l’asile au défi de la confiance mutuelle, Limal, Anthémis, 2016, pp. 23 et s.

[15] H. LABAYLE ET F. SUDRE, « L'avis 2/13 de la Cour de justice sur l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme : pavane pour une adhésion défunte ? », R.F.D.A., 2015, pp. 3-20. Voy. aussi, plus récemment, la contribution de Cecilia Rizcallah, qui évoque une « utopie malheureuse » : C. RIZCALLAH, « Le principe de confiance mutuelle : une utopie malheureuse ? », Rev. trim. dr. h., 2019, pp. 297-322. Pour une analyse transversale du principe de confiance mutuelle, voy. notamment E. BRIBOSIA et A. WEYEMBERGH, « Confiance mutuelle et droits fondamentaux : ‘back to the future’ », C.D.E., 2016, pp. 469-522.

[16] K. LENAERTS, « La vie après l’avis: exploring the principle of mutual (yet not blind) trust », C.M.L.Rev., 2017, p. 832.

[17] Le renvoi d’un réfugié par un État membre vers un autre État membre qui lui a précédemment reconnu ce statut se réalise en application d’accords bilatéraux de réadmission. Il est permis de douter que la mise en œuvre de ces accords, qui ne relèvent pas du droit de l’Union, est soumise au principe de confiance mutuelle tel qu’établi par le droit de l’Union.

[19] Pour davantage de développements en ce sens, voy. L. LEBOEUF, op. cit.

 

Publié le 06 mai 2019