L’exécution immédiate de l’arrêté royal du 26 mai 2012 contenant la liste des « pays sûrs » en droit belge de l’asile ne cause aux demandeurs d’asile concernés aucun préjudice grave et difficilement réparable.
Art. 57/6/1 de la loi du 15.12.1980 – A.R. du 26 mai 2012 – Liste des « pays sûrs » en droit belge de l’asile – Demande en suspension (article 17, §2, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat du 12 janvier 1973) – Absence de préjudice grave et difficilement réparable.
A. Arrêt
Par une requête du 16 juillet 2012, les parties requérantes, au nombre de six[1], ont sollicité l’annulation et la suspension de l’exécution de l’arrêté royal du 26 mai 2012 portant exécution de l’article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980.
La directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 permet aux États membres de désigner comme pays d’origine sûrs, au niveau national, des pays tiers autres que ceux figurant sur la liste commune minimale. La loi belge du 19 janvier 2012 a transposé certaines dispositions de cette directive.
Actuellement, l’article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 confie au Roi le soin de déterminer, « au moins une fois par an, par un arrêté délibéré en Conseil des ministres, la liste des pays d'origine sûrs », et ce « sur proposition conjointe du ministre et du ministre des Affaires étrangères et après que le ministre a obtenu l'avis du Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides ». Par arrêté royal du 26 mai 2012, l’État belge a désigné en tant que pays sûrs les pays suivants : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, l’Inde, le Kosovo, la République de Macédoine, le Monténégro et la Serbie.
L’arrêt commenté se prononce sur la demande en suspension introduite contre l’arrêté royal précité. Pour établir le risque de préjudice grave et difficilement réparable en cas d’exécution de l’acte attaqué, les parties requérantes faisaient valoir trois arguments :
- l’absence ce recours effectif en dehors de la procédure en suspension, les requérants expliquant que, au vu des délais de procédure devant la juridiction administrative, le recours en annulation devant le Conseil d’Etat ne serait pas traité avant l’expiration du délai d’un an à la suite duquel la liste des pays sûrs contenue dans l’arrêté royal critiqué sera remplacée par une nouvelle liste ;
- l’atteinte aux droits fondamentaux des demandeurs d’asile, singulièrement au droit à la dignité humaine, consacré par l’article 23 de la Constitution, au motif qu’ils perdent le droit à l’aide matérielle lorsque le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides (ci-après : C.G.R.A.) prend une décision de non prise en considération de leur demande d’asile en application de l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980 et de l’A.R. du 26 mai 2012 ;
- pour les requérants personnes morales, l’existence d’un préjudice moral découlant de l’adoption de dispositions règlementaires contraires aux objectifs et principes inscrits dans leurs statuts.
Le Conseil d’Etat a décidé, dans l’arrêt commenté, de rejeter la demande en suspension, arguant du fait que l’existence d’un préjudice grave et difficilement réparable en cas d’exécution de l’acte attaqué n’était pas démontrée par les parties requérantes. Selon le Conseil d’Etat, en effet :
- l’absence de recours effectif autre que le recours en suspension n’est pas démontrée car : « il n’est nullement établi que le recours en annulation ne pourrait être tranché avant que le présent acte attaqué soit remplacé en application de l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980. Toutefois, si tel était le cas, le préjudice invoqué par les requérants, à le supposer établi, ne serait pas causé par l’exécution immédiate de l’acte attaqué mais par le fait qu’il n’aurait pas été statué sur le recours en annulation avant que l’arrêté entrepris soit remplacé. Par ailleurs, il ne peut être préjugé que le Conseil d’Etat ne statuerait pas sur le recours en annulation en raison du remplacement de l’arrêté royal attaqué et qu’il ne contrôlerait pas la légalité des effets qu’il aurait produits avant d’être remplacé » ;
- l’acte attaqué ne cause aucune atteinte aux droits fondamentaux des demandeurs d’asile car la perte de l’aide matérielle en cas de décision de non-prise en considération de leur demande d’asile ne résulte pas de l’acte attaqué, mais bien des décisions du C.G.R.A. et de l’application de la loi « accueil » du 12 janvier 2007. En outre, le Conseil d’État affirme que l’acte attaqué n’empêche pas le Conseil d’Etat de prendre en considération les demandes d’asile introduites par les requérants ;
- les requérants personnes morales restent « en défaut de démontrer qu’une atteinte aux droits fondamentaux des demandeurs d’asile résulterait de l’exécution immédiate de l’acte attaqué ».
B. Éclairage
La liste des « pays sûrs » en matière d’asile a beaucoup fait parler d’elle depuis son adoption par le gouvernement belge, instituant un régime de traitement des demandes d’asile distinct du régime général pour les ressortissants des pays concernés en établissant une présomption réfragable d’absence de crainte fondée de persécution dans le chef de ces derniers dans leur pays d’origine[2].
Le Conseil d’État estime, dans son arrêt commenté, que l’exécution de l’arrêté royal établissant cette liste de pays sûrs ne cause aux demandeurs concernés aucun risque de préjudice grave et difficilement réparable.
On peut regretter cette prise de position de la juridiction administrative, d’autant plus que l’auditeur, dans son rapport, avait conclu à l’existence d’un préjudice grave et difficilement réparable en cas d’exécution immédiate de l’acte attaqué, directement lié à la perte du droit à l’aide matérielle accordée aux demandeurs d’asile suite à la prise, par le C.G.R.A., d’une décision de non prise en considération de leur demande d’asile.
Ceci dit, le Conseil d’État ne s’est dès lors pas prononcé, dans cet arrêt, sur le caractère sérieux des moyens invoqués.
Dans leur requête en suspension et en annulation, les requérants avaient pris un moyen de la violation de l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980. Cet article dispose en effet qu’un pays « est considéré comme un pays d'origine sûr lorsque, sur la base de la situation légale, de l'application du droit dans le cadre d'un régime démocratique et des circonstances politiques générales, il peut être démontré que, d'une manière générale et de manière durable, il n'y est pas recouru à la persécution au sens de la Convention internationale relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, telle que déterminée à l'article 48/3, ou des motifs sérieux de croire que le demandeur d'asile court un risque réel de subir une atteinte grave telle que déterminée à l'article 48/4 »[3]. Or, dans les informations objectives à disposition du C.G.R.A. et produites par les parties requérantes à l’appui de leur recours, il apparaissait, selon elles, que certaines minorités ethniques du Monténégro et de l’Albanie étaient confrontées à des discriminations et que l’Inde et le Kosovo connaissaient de graves troubles sur certaines parties de leur territoire. En outre, ils relevaient que le nombre de demandeurs d’asile kosovars et albanais auquel le C.G.R.A. avait accordé une protection contredisait, de facto, l’affirmation du caractère sûr de ces deux pays dans l’arrêté royal attaqué.
Il est intéressant de relever que l’auditeur avait remis un rapport favorable au Conseil d’Etat, arguant, outre de l’existence d’un préjudice grave et difficilement réparable, du caractère sérieux du moyen tiré de la violation de l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980 précitée, se basant sur le fait que le C.G.R.A. avait accordé le statut de réfugié à 11% des demandeurs d’asile d’origine albanaise en 2012, et à 7,7% des demandeurs d’asile kosovars pour les six premiers mois de cette même année. Il expliquait que cette circonstance n’était pas compatible avec l’exigence d’absence de persécution de manière générale et durable déduite de l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980. Il concluait dès lors y avoir lieu à suspendre l’exécution de l’arrêté royal attaqué.
Il faut également rappeler que le Conseil d’Etat français, dans sa décision n° 349174 du 26 mars 2012 (ASYL et autres), a décidé d’annuler la décision du conseil d’administration de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides fixant la liste des pays d’origine sûrs, au motif qu’il ressortait des pièces des dossiers soumis devant elles que « en dépit des progrès accomplis, notamment par la République d’Albanie, ni cette dernière ni la République du Kosovo ne présentaient à la date de la décision attaquée, eu égard notamment à l’instabilité du contexte politique et social propre à ces pays ainsi qu’aux violences auxquelles sont exposées certaines catégories de leur population, sans garantie de pouvoir trouver auprès des autorités publiques une protection suffisante, les caractéristiques justifiant leur inscription sur la liste des pays d’origine sûrs ».
Il appartient désormais aux requérants d’introduire une demande de poursuite de la procédure auprès du Conseil d’Etat pour que soit examiné leur recours en annulation et, dans ce cadre, le caractère fondé des moyens invoqués. L’intérêt à agir des requérants demeure en effet, à notre sens, tout à fait présent et actuel malgré l’adoption par le gouvernement, le 7 mai 2013 dernier, d’un arrêté royal contenant la nouvelle liste des pays sûrs[4].
M.L.
C. Pour en savoir plus
Pour consulter l’arrêt : C.E., arrêt n° 223.472 du 14 mai 2013.
Pour consulter les dispositions légales :
- Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres.
- Article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.
- Arrêté royal du 26 mai 2012 portant exécution de l’article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, établissant la liste des pays d’origine sûrs, M.B., 1er juin 2012.
- Arrêté royal du 7 mai 2013 portant exécution de l'article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, établissant la liste des pays d'origine sûrs.
Doctrine :
L. Leboeuf, « Les pays sûrs en droit belge de l’asile. Le "pays d’origine sûr", "pays tiers sûr", et "premier pays d’asile" dans la loi du 1980 et la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers », R.D.E., 2012, pp. 193 à 205.
Pour citer cette note : M. Lys, « L’exécution immédiate de l’arrêté royal du 26 mai 2012 contenant la liste des « pays sûrs » en droit belge de l’asile ne cause aux demandeurs d’asile concernés aucun préjudice grave et difficilement réparable », Newsletter EDEM, mai 2013.
[1] Trois requérants personnes physiques (deux personnes de nationalité serbe et un ressortissant indien), l’A.S.B.L. Association pour le Droit des Étrangers (ADDE), l’A.S.B.L. Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers (CIRE), l’A.S.B.L. Liga voor Mensenrechten (LIGA), l’A.S.B.L. Ligue des Droits de l’Homme (LDH).
[2] Sur le caractère réfragable de cette présomption, voy. L. Leboeuf, « Les pays sûrs en droit belge de l’asile. Le « pays d’origine sûr », « pays tiers sûr », et « premier pays d’asile » dans la loi du 1980 et la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers », R.D.D.E., 2012, p. 195 : « À l’occasion de l’arrêt M.S.S., la Cour européenne des droits de l’homme insiste sur le fait qu’une présomption de sécurité de jure réfragable ne devienne pas de facto irréfragable ». Cet arrêt concernant le mécanisme de répartition des demandes d’asile ne exécution du règlement « Dublin II », donc des renvois entre pays de l’Union européenne au « caractère "super sûr" », Luc Leboeuf en déduit qu’il est a fortiori applicable aux pays d’origine sûrs, tiers à l’Union européenne.
[3] Nous soulignons.
[4] La liste des pays sûrs dans ce nouvel arrêté royal est exactement la même que dans l’acte attaqué.