C.J.U.E., 11 juin 2015, Z. Zh. et I.O. c. Staatssecretaris voor Veiligheid en Justitie, aff. C 554/13

Louvain-La-Neuve

Le danger pour l’ordre public comme motif de refus d’octroi d’un délai de départ volontaire : une notion à l’autonomie encadrée

Un danger pour l’ordre public peut fonder la suppression du délai de départ volontaire d’un étranger en séjour irrégulier ayant reçu un ordre de quitter le territoire (« O.Q.T. »). Cette notion de danger pour l’ordre public n’est pas définie par la directive 2008/115, dite « retour ». Elle nécessite au minimum l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société. Elle doit être interprétée strictement et appréciée in concreto, dans le respect du principe de proportionnalité.

Séjour irrégulier – O.Q.T. – Refus du délai de départ volontaire - Danger pour l’ordre public –– Contours de la notion - art. 7, § 4, Directive 2008/115/CE.

A. Arrêt

M. Zh. a été condamné à une peine privative de liberté de deux mois pour détention d’un document de voyage qu’il savait falsifié. À l’issue de sa détention, il a immédiatement été placé en rétention aux fins d’éloignement. M. O. est soupçonné d’avoir maltraité une femme dans la sphère privée. Un O.Q.T. lui a été délivré et il a immédiatement été placé en rétention aux fins d’éloignement.

Ni l’un ni l’autre n’a bénéficié d’un délai de départ volontaire au motif qu’ils représentaient un danger pour l’ordre public. La juridiction néerlandaise s’interroge sur la compatibilité de cette interprétation de la notion de « danger pour l’ordre public » avec l’article 7, § 4, de la directive 2008/115, lequel se lit comme suit :

« […] si la personne concernée constitue un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale, les États membres peuvent s’abstenir d’accorder un délai de départ volontaire ou peuvent accorder un délai inférieur à sept jours. »

La juridiction néerlandaise pose trois questions à la C.J.U.E. :

  • un étranger en séjour irrégulier est-il réputé constituer un danger pour l’ordre public au sens de l’art. 7, § 4, de la directive 2008/115 au seul motif qu’il est soupçonné d’avoir commis un délit ou un crime ou a fait l’objet d’une condamnation pénale pour un tel acte ?
  • d’autres éléments, tels que la nature et la gravité du délit ou du crime, le temps écoulé depuis sa commission, ainsi que la circonstance que ce ressortissant était en train de quitter le territoire quand il a été interpellé, sont-ils pertinents dans le cadre de cette appréciation du danger pour l’ordre public ?
  • le recours à la possibilité de s’abstenir d’accorder un délai de départ volontaire lorsque le ressortissant d’un pays tiers constitue un danger pour l’ordre public nécessite-t-il un nouvel examen des éléments qui ont déjà été examinés pour constater l’existence de ce danger ?

1. Première question : le danger pour l’ordre public ne résulte pas automatiquement de la commission d’une infraction pénale

La Cour observe d’emblée que la directive 2008/115 ne définit pas la notion d’ordre public. Les États sont libres de déterminer les exigences de l’ordre public, conformément à leurs besoins nationaux. Néanmoins, la Cour précise que, dans le contexte de l’Union, et notamment en tant que justification d’une dérogation à une obligation conçue dans le but d’assurer le respect des droits fondamentaux, ces exigences doivent être entendues strictement. Leur portée ne peut être déterminée unilatéralement par les États membres, sans contrôle des institutions de l’Union.

L’État reste par ailleurs tenu au respect du principe de proportionnalité.

La Cour précise que l’appréciation du danger pour l’ordre public doit se faire au cas par cas, afin de vérifier si le comportement personnel du ressortissant concerné constitue un danger réel et actuel. Cela implique que lorsqu’un État s’appuie sur une pratique générale ou une quelconque présomption, sans qu’il soit dûment tenu compte du comportement personnel du ressortissant et du danger que ce comportement représente pour l’ordre public, il méconnait les exigences découlant d’un examen individuel du cas en cause et du principe de proportionnalité (§50).

La Cour conclut, en réponse à la première question, que le fait qu’un ressortissant d’un pays tiers est soupçonné d’avoir commis un acte punissable qualifié de délit ou de crime en droit national ou a fait l’objet d’une condamnation pénale pour un tel acte ne saurait, à lui seul, justifier que ce ressortissant soit considéré comme constituant un danger pour l’ordre public au sens de l’article 7, § 4, de la directive 2008/115 (§ 54).

En d’autres termes, la condamnation pénale n’est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante, ni un obstacle au constat de l’existence d’un danger pour l’ordre public.

2. Deuxième question : les éléments autres que la commission d’une infraction pénale à prendre en considération pour évaluer le danger pour l’ordre public

La notion de « danger pour l’ordre public » suppose, en tout état de cause, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société.

La Cour considère comme pertinent, dans le cadre de l’appréciation de cette notion, tout élément de fait ou de droit relatif à la situation personnelle du ressortissant concerné et susceptible de renseigner quant au degré de la menace qu’il présente pour l’ordre public. Dans le cas d’un ressortissant qui est soupçonné d’avoir commis une infraction ou a fait l’objet d’une condamnation pénale, la nature et la gravité de cet acte ainsi que le temps écoulé depuis sa commission figurent au nombre des éléments pertinents (§ 65).

3. Troisième question : ordre public et absence de délai de départ volontaire

Le recours à la possibilité de s’abstenir d’accorder un délai de départ volontaire lorsque le ressortissant d’un pays tiers constitue un danger pour l’ordre public ne nécessite pas un nouvel examen des éléments déjà examinés pour constater l’existence de ce danger (§ 75).

B. Éclairage

En droit belge, la possibilité de déroger au principe de l’octroi d’un délai de départ volontaire, lorsque le ressortissant d’un pays tiers constitue un danger pour l’ordre public, figure à l’article 74/14, § 3, 3°, de la loi du 15 décembre 1980.

Ainsi qu’on a pu l’écrire par ailleurs[1], le danger pour l’ordre public et la sécurité nationale est fréquemment invoqué par l’Office des étrangers pour justifier la suppression du délai de départ volontaire. À titre d’exemple, ont été qualifiés de danger pour l’ordre public :

  • des condamnations pour vol[2] ou pour vol avec violence ou menaces, détention arbitraire et coups et blessures volontaires[3] ;
  • le flagrant délit d’usage de documents d’identité qui ne lui appartiennent pas (faux passeport des Pays-Bas et fausse carte E Belgique)[4] ;
  • le flagrant délit de fraude informatique[5] ;
  • le flagrant délit de coups et blessure envers sa compagne[6] ;
  • le flagrant délit d’un comportement suspect consistant à avoir en sa possession des gants et deux tournevis à tête plate[7] ;
  • le port d’une Annexe 35 falsifiée[8] ;
  • la condamnation à une peine d’un an de prison avec sursis pour la moitié, du chef de rébellion et de séjour illégal[9] ;
  • être l’objet d’une plainte et d’un procès-verbal du chef d’escroquerie et d’abus de faiblesse[10].

À plusieurs occasions, il a également été considéré que le travail frauduleux pouvait constituer une menace pour l’ordre public belge[11].

Comme écrit par ailleurs[12], la Cour de cassation a récemment interprété souplement l’étendue du contrôle de légalité exercé par les juridictions d’instruction. Elle a considéré que le contrôle de légalité du risque de fuite implique de vérifier s’il a été apprécié par l’Office des étrangers eu égard à la situation actuelle et réelle du défendeur. Les juridictions d’instruction doivent vérifier si tous les éléments factuels pertinents ont été pris en compte par l’Office des étrangers pour évaluer la réalité du risque de fuite[13].

Cet arrêt impose un contrôle de légalité des décisions de détention afin d’éloignement qui inclut l’existence d’une motivation factuellement complète et légalement exacte.

Cette jurisprudence de la Cour de cassation doit être transposée au contrôle de légalité des décisions de détention fondées sur l’existence d’un danger pour l’ordre public. Il ne suffit plus pour l’Office des étrangers d’affirmer qu’un requérant s’est rendu coupable de travail au noir ou a été intercepté en présentant une Annexe 35 falsifiée. Les juridictions d’instruction doivent vérifier qu’il a bien été tenu compte, dans la motivation de la décision de suppression du délai de départ volontaire prise par l’Office des étrangers, de tout élément de fait ou de droit relatif à la situation du ressortissant concerné qui est susceptible d’éclairer la question de savoir si le comportement personnel de celui-ci est constitutif d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société.

Rappelons enfin que si le danger pour l’ordre public permet de raccourcir voire de supprimer le délai de départ volontaire, il ne permet pas nécessairement de recourir à des mesures de privation de liberté. Il ne peut en effet être procédé à la rétention qu’à la condition que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, ne puissent être appliquées efficacement.

P.dH.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt :

C.J.U.E., 11 juin 2015, Z. Zh. et I.O. c. Staatssecretaris voor Veiligheid en Justitie, aff. C‑554/13

Jurisprudence

  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2680, 1er août 2012 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2727, 8 août 2012 ;
  • Liège (mis. acc.), arrêt noC1195, 13 septembre 2012 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no3539, 17 octobre 2012.
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no3932, 13 novembre 2012 ;
  • Cass. (2e ch.), arrêt noP.12.2019.F, 2 janvier 2013 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no632, 15 février 2013 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no1086, 22 mars 2013 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2125, 19 juin 2013 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2451, 3 juillet 2013 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2570, 17 juillet 2013 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2557, 17 juillet 2013 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2807, 23 août 2013 ;
  • Cass. (2e ch.), arrêt du 17 décembre 2014, noP.14.1810.

Doctrine

T. Racho, « Délai de départ volontaire et danger pour l’ordre public, une suppression sous contrôle », Rev. D.H., Lettre ADL, 19 juin 2015 ;

S. Saroléa (dir.) et P. d’Huart, La réception de la directive retour en droit belge, Louvain la Neuve, 2014, pp. 112-113

Pour citer cette note : P. d’Huart, « C.J.U.E., Z. Zh. et I.O. c. Staatssecretaris voor Veiligheid en Justitie, aff. C 554/13, 11 juin 2015 – Le danger pour l’ordre public comme motif de refus d’octroi d’un délai de départ volontaire : un concept à l’autonomie encadrée », Newsletter EDEM, juin 2015.


[1] S. Saroléa (dir.) et P. d’Huart, La réception de la directive retour en droit belge, Louvain la Neuve, 2014, pp. 112-113.

[2] Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2570, 17 juillet 2013.

[3] Bruxelles (mis. acc.), arrêt no3932, 13 novembre 2012.

[4] Bruxelles (mis. acc.), arrêt no3539, 17 octobre 2012.

[5] Liège (mis. acc.), arrêt noC1195, 13 septembre 2012.

[6] Bruxelles (mis. acc.), arrêt no1086, 22 mars 2013.

[7] Bruxelles (mis. acc.), arrêt no632, 15 février 2013.

[8] Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2557, 17 juillet 2013.

[9] Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2125, 19 juin 2013.

[10] Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2807, 23 août 2013.

[11] Cass. (2e ch.), arrêt noP.12.2019.F, 2 janvier 2013 ; Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2680, 1er août 2012 ; Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2727, 8 août 2012 ; Bruxelles (mis. acc.), arrêt no2451, 3 juillet 2013.

[13] Cass. (2e ch.), arrêt du 17 décembre 2014, noP.14.1810.

Publié le 13 juin 2017