C.J.U.E., 14 novembre 2013, Kaveh Puid c. Bundesrepublik Deutschland (C-4/11)

Louvain-La-Neuve

En cas d’impossibilité de transfert Dublin, l’Etat requérant n’est en principe pas obligé d’appliquer la clause de souveraineté.

Après reconnaissance du statut de réfugié au requérant et intervention de l’arrêt N.S. de la C.J.U.E. en cours de procédure, la juridiction de renvoi maintient une question préjudicielle. Elle interroge la C.J.U.E. sur la portée de l’arrêt N.S. quant à l’obligation de l’Etat requérant d’examiner la demande d’asile en cas d’impossibilité de transfert Dublin liée aux défaillances systémiques du régime d’asile de l’Etat responsable engendrant un risque de violation de l’article 4 CDFUE. La Cour rappelle les principes dégagés dans l’arrêt N.S., c’est à dire l’obligation pour l’Etat requérant de poursuivre l’examen des critères hiérarchiques du RD. A défaut, l’Etat de la première demande ou, encore à défaut, l’Etat requérant est responsable. L’Etat requérant n’est pas tenu, en pareille situation, d’examiner la demande d’asile sur le fondement de la clause de souveraineté. Il s’agit d’une faculté pour l’Etat sauf si la poursuite de l’examen des critères a pour effet de prolonger la procédure de détermination pour une « durée déraisonnable ». L’Etat requérant doit alors, « au besoin », examiner la demande en appliquant la clause dérogatoire.

Règlement n° 343/2003 dit Règlement « Dublin II » (RD) – Article 3, § 2, RD – Clause de souveraineté – Article 4 de la Charte de l’U.E. –  Défaillance systémique du régime d’asile – Transfert impossible vers l’Etat responsable – Obligations de l’Etat requérant – Détermination de l’Etat responsable –  Accès effectif et rapide à la procédure d’asile.

A. Arrêt

Monsieur Puid, de nationalité iranienne, arrive en Grèce par avion, en octobre 2007, et y reste quatre jours. Il poursuit son trajet pour l’Allemagne où il introduit une demande d’asile. Placé en rétention en vue de son transfert vers la Grèce, il saisit le tribunal administratif compétent en sollicitant d’enjoindre à l’Etat de se déclarer responsable de sa demande d’asile sur le fondement de l’article 3, § 2, du Règlement « Dublin II »[1] (ci-après RD). Le tribunal administratif suspend le transfert jusqu’au 16 janvier 2008. Le 14 décembre 2007, l’Office fédéral déclare la demande d’asile irrecevable et ordonne un transfert vers la Grèce en application des critères du RD. Le 25 décembre 2007, le requérant saisit le Tribunal administratif d’un recours en annulation de la décision de l’Office fédéral.

Le 23 janvier 2008, Monsieur Puid est renvoyé vers la Grèce. Le 8 juillet 2009, le tribunal administratif annule le transfert au motif que les autorités allemandes étaient tenues d’exercer le droit d’évocation conféré par l’article 3, § 2, RD, compte tenu des conditions d’accueil et de traitement des demandes d’asile en Grèce. Les autorités interjettent appel du jugement devant la Cour administrative. Le 22 décembre 2010, la Cour administrative décide de surseoir à statuer et de poser quatre questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après C.J.U.E.) sur la portée de l’article 3, § 2, RD (clause de souveraineté) lorsque la situation existant dans l’Etat responsable « met en péril les droits fondamentaux du demandeur d’asile en cause ».

Le 20 janvier 2011, l’Office fédéral accepte finalement d’examiner la demande d’asile, sur le fondement de l’article 3, § 2, RD et reconnaît au requérant le statut de réfugié. La Cour administrative considère que la procédure préjudicielle conserve son objet (§ 21). En décembre 2011, la greffe de la C.J.U.E. transmet à la juridiction de renvoi l’arrêt C.J.U.E. N.S.[2]. Par décision du 1er juin 2012, la Cour administrative retire ses trois premières questions, qui ont reçu réponse suffisante, et maintient une question sur la portée de l’arrêt N.S. quant à la possibilité pour le demandeur de se prévaloir en justice de l’obligation pour l’Etat dans lequel il se trouve d’examiner sa demande d’asile[3].

Par un arrêt du 14 novembre 2013[4], la C.J.U.E. répond à l’unique question préjudicielle. D’emblée, elle relève que cette question se fonde sur le postulat selon lequel dans une situation où l’Etat requérant se trouve dans l’impossibilité de transférer le demandeur – en raison de la situation du régime d’asile dans le pays responsable, il serait obligé d’appliquer la clause de souveraineté et d’examiner la demande d’asile. La Cour écarte ce postulat qui n’est pas compatible avec le caractère discrétionnaire de ladite clause. La Cour précise qu’elle a rappelé, dans son arrêt N.S.[5], que l’utilisation de la clause de souveraineté, dans un contexte de défaillance systémique de l’Etat responsable, était une faculté et qu’ « elle n’a pas pour autant constaté que [l’Etat] y était tenu » (pt 29). Elle a jugé que l’Etat requérant a l’obligation de ne pas transférer le demandeur en cas de risque d’atteinte à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après CDFUE)[6]. Elle ajoute qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’examiner si de telles défaillances existaient à la date du transfert vers la Grèce. La Cour rappelle ensuite que, sous réserve de la faculté d’examiner la demande sur la base de la clause de souveraineté, l’Etat requérant qui se trouve dans cette impossibilité doit poursuivre l’examen des critères de détermination dans leur ordre hiérarchique pour vérifier s’ils permettent de désigner un autre Etat responsable (N.S., pts 96 et 107). A défaut, l’Etat responsable est celui de la première demande d’asile (article 13 RD et pt 97). Toutefois, l’Etat requérant peut-être incité à examiner lui-même la demande sur la base de la clause de souveraineté, « au besoin », si la procédure de détermination risque de s’étendre sur une « durée déraisonnable » et d’aggraver la situation de violation des droits fondamentaux du demandeur (N.S., pts 98 et 108).

Pour toutes ces raisons, l’Etat requérant – qui ne peut ignorer que les défaillances systémiques constatées dans l’Etat responsable constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur pourrait être soumis à des traitements contraires à l’article 4 de la CDFUE – est tenu de ne pas transférer et de poursuivre l’examen des critères pour établir si un autre Etat est responsable. L’impossibilité de transférer pour ces raisons n’implique pas, en tant que telle, une obligation pour l’Etat requérant d’examiner lui-même la demande d’asile sur le fondement de l’article 3, § 2, RD.

B. Éclairage

Dans le droit fil de son arrêt N.S.[7], la C.J.U.E. rappelle les obligations posées à l’Etat requérant lorsqu’il est confronté à une impossibilité de transférer le demandeur vers le pays responsable en raison des défaillances systémiques de son régime d’asile de ce dernier. L’Etat requérant ne doit pas procéder au transfert vers cet Etat, mais poursuivre l’application des règles de détermination du RD. Elle souligne que si le RD accorde à l’Etat la faculté d’examiner lui-même la demande d’asile, l’impossibilité de transférer vers l’Etat initialement responsable n’implique pas qu’il soit tenu de le faire. La Cour distingue, dans une situation de défaillance systémique, les obligations posées à l’Etat requérant depuis sa jurisprudence N.S. et la faculté de l’Etat de déroger au RD au titre de la clause de souveraineté. La C.J.U.E. souligne, incidemment, le caractère discrétionnaire de cette faculté que se sont aménagée les Etats membres au titre du RD (1). Toutefois, au fil de ce raisonnement, la Cour énonce des tempéraments à cette faculté réaffirmée. Elle considère, comme dans N.S., que sous l’effet des obligations complémentaires mises à la charge de l’Etat requérant de poursuivre l’examen des critères, la procédure Dublin ne doit pas pour autant s’étendre sur une « durée déraisonnable ». Si tel devait être le cas, l’Etat requérant pourrait être tenu d’examiner lui-même la demande et, partant, d’appliquer la clause de souveraineté. La recherche d’un équilibre entre différents impératifs s’exprime, entre souveraineté des Etats, respect des règles du RD et droits fondamentaux du demandeur d’asile dans un système d’asile commun qui se consolide (2).

1 . Les obligations posées aux Etats en cas de risque d’atteinte à l’article 4  CDFUE lié au transfert

Ces obligations sont posées par la Cour dans l’hypothèse d’un risque d’atteinte à l’article 4 CDFUE en cas de défaillances systémiques dans le régime d’asile de l’Etat responsable. L’Etat requérant ne doit pas transférer et doit poursuivre l’examen des critères du RD. Ces obligations ne relèvent pas de la clause de souveraineté, dans le cas précis, mais s’imposent aux Etats en cas de risque d’atteinte à l’article 4 CDFUE connu des instances nationales au moment du transfert.

Une obligation de ne pas transférer : expression du principe de non-refoulement

Depuis l’arrêt N.S., et dans pareille situation, les instances administratives ou judiciaires doivent constater que le transfert Dublin n’est pas compatible avec cette disposition. Elles ont pour obligation de ne pas procéder au transfert vers l’Etat pourtant désigné comme responsable (N.S., pts 94 et 106). Dans l’arrêt Puid, la Cour confirme que l’Etat, qui ne peut ignorer une telle situation, est tenu de ne pas transférer et qu’il revient à la juridiction de renvoi d’évaluer, en l’espèce, si de telles défaillances systémiques existaient au moment du transfert.

Quant au seuil que doivent atteindre les défaillances systémiques dans l’Etat responsable, la Cour a rappelé dans son arrêt N.S. que s’il n’était pas possible que des demandeurs d’asile soient traités d’une manière incompatible avec les droits fondamentaux, elle a précisé que toute violation d’une disposition d’un texte du système d’asile européen commun par l’Etat responsable ne saurait justifier une impossibilité de transférer vers cet Etat[8] (N.S., pt 82). Elle a indiqué que dans le cas de la Grèce le niveau d’atteinte aux droits fondamentaux décrit dans l’arrêt M.S.S. de la Cour eur. D.H. atteste qu’il existait à cette époque « une défaillance systémique de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile » (N.S., pt 89). Dans ses conclusions dans l’affaire Puid, l’avocat général désigne des « situations exceptionnelles » où « le degré de preuve requis est fixé au niveau où il est devenu « notoire » que les demandeurs d’asile ne peuvent pas être transférés vers l’Etat membre concerné » (pt 61).

Quant aux instances susceptibles de constater ces défaillances, la C.J.U.E. a déjà indiqué qu’ « il incombe aux Etats membre, en ce compris les juridictions nationales, de ne pas transférer un demandeur d’asile […] lorsqu’ils ne peuvent ignorer » la situation dans l’Etat responsable (pt 106).

Dans l’arrêt Puid, elle précise qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si cette situation existait à la date de la décision du transfert du requérant (pt 31 et dispositif). La Cour ne procède pas elle-même à cet examen. La question préjudicielle maintenue ne l’y invitait pas et elle a conclu à des « défaillances systémiques » du régime d’asile grec dans son arrêt N.S. un peu plus d’un an après le transfert du requérant.

Quant au moment auquel ces obligations jouent, la C.J.U.E. vise l’hypothèse où les Etats « ne peuvent ignorer » que les défaillances de l’Etat responsable pourrait atteindre les droits fondamentaux du demandeur d’asile (arrêts N.S. et Puid). Pour l’avocat général, ces obligations jouent dès que l’autorité nationale de l’Etat requérant détermine « que les limites tracées dans l’arrêt N.S. sont franchies » (pt 63).

Une obligation de poursuivre l’examen des critères hiérarchiques du RD

Dès lors que l’Etat requérant se trouve dans cette impossibilité de transfert, la C.J.U.E. ajoute une obligation supplémentaire. Il est tenu de poursuivre l’examen des critères hiérarchiques prévus par le Chapitre III du RD pour tenter de déterminer un autre Etat responsable de la demande (N.S., pt 96 et Puid, pt 33). Si aucun Etat n’est responsable à l’issu de cet examen, c’est le premier Etat auprès duquel la demande a été présentée en vertu de l’article 13 RD qui est responsable.

Dans l’affaire Puid, le requérant avait sollicité de l’Etat allemand qu’il applique la clause de souveraineté, en raison des défaillances systémiques constatées dans le pays responsable, et avait demandé à une juridiction d’enjoindre l’Etat à prendre en charge sa demande. La Cour est ainsi amenée à préciser sa réponse à la question de savoir s’il existe une obligation pour l’Etat requérant, qui se trouve dans pareille situation, d’examiner la demande d’asile sur le fondement de l’article 3, § 2, RD. La formulation de la question préjudicielle[9], telle que maintenue par la juridiction nationale, aurait pu orienter la réponse de la Cour davantage vers « les droits du demandeurs d’asile » dans l’Etat requérant et, plus précisément, le droit ou non « d’exiger un examen de leur demandeur d’asile par un Etat membre autre que celui qui est responsable » en cas de défaillance systémique de ce dernier devant une juridiction nationale (voir en ce sens les conclusions de l’avocat général[10]). La C.J.U.E. ferme cet angle d’interprétation en précisant d’emblée que cette formulation suppose que l’Etat requérant serait obligé d’examiner la demande d’asile au titre de la clause de souveraineté (article 3, § 2, RD) en cas d’impossibilité de transfert pour défaillances systémiques de l’Etat responsable. La Cour considère sans détour que la clause de souveraineté « ne saurait fonder une telle prémisse » (pt 26).

La Cour semble distinguer les obligations qu’elle a posées aux Etats confrontés à une telle situation, de la possibilité qu’ils se sont réservés de déroger aux règles du RD au titre d’une disposition discrétionnaire, marque de leur souveraineté à examiner une demande d’asile même si le RD ne les désigne pas responsable. Le caractère discrétionnaire de la clause ressort aussi de l’arrêt Halaf, du 30 mai 2013[11], dans lequel la Cour a jugé que l’Etat qui souhaite en faire usage n’a pas à justifier d’un motif tiré de la clause humanitaire. Le Cour en avait profité pour souligner le libellé de la clause de souveraineté duquel ressort que « l’exercice de cette faculté n’est soumis à aucune condition particulière » (pt 36). Elle s’appuyait également sur les travaux préparatoires du RD[12].

Finalement, en l’absence de disposition du RD prévoyant un tel cas, la Cour a posé avec son arrêt N.S. un cadre exceptionnel, en cas de défaillance systémique d’un Etat responsable, pour éviter une atteinte aux droits fondamentaux du demandeur d’asile concerné. L’Etat requérant ne doit pas transférer, mais surtout il doit sans délai poursuivre l’application des règles du RD. La Cour rappelle cette solution, indépendante de la marge de manœuvre que les Etats tirent de la clause de souveraineté. Le texte de refonte du RD, soit le Règlement dit « Dublin III »[13] (ci-après RD III), confirme cette tendance. Les obligations posées aux Etats en cas de défaillance systémique de l’Etat responsable sont insérées dans une disposition distincte de la clause de souveraineté, même si elle se retrouve avec une numérotation presque similaire (article 3, § 2, (2), RD III).

Dans l’arrêt Puid, la Cour précise qu’une impossibilité de transférer « n’implique pas, en tant que telle », que l’Etat requérant soit tenu d’examiner lui-même la demande d’asile sur le fondement de la clause de souveraineté. S’il restait un doute à la lecture de l’arrêt N.S. sur la portée exacte de cette « réserve », la réponse de la Cour précise son interprétation. La situation de défaillance systémique d’un Etat responsable n’oblige pas l’Etat en charge de la procédure de détermination d’examiner la demande du requérant sur la base de la clause de souveraineté. Les Etats étaient en cours de négociation du texte de refonte lorsque l’affaire N.S. était portée devant la Cour. Or, ils ne sont pas entendus sur un mécanisme de suspension généralisée des transferts avec examen de la demande d’asile là où se trouve le demandeur d’asile[14].

La Cour, in fine, rappelle que la marge de manœuvre des Etats peut être atténuée par d’autres impératifs.

2. La faculté pour l’Etat requérant d’examiner la demande en cas de risque d’atteinte à l’article 4 CDFUE lié au transfert

La Cour a ainsi jugé qu’après constat d’une défaillance de l’Etat responsable[15], l’Etat requérant doit continuer à appliquer le RD, dont la clause de souveraineté s’il le souhaite. Toutefois, si la Cour est claire sur le fait que l’Etat ne peut être contraint à en faire usage de manière systématique en cas de défaillance de l’Etat responsable, elle pose des jalons à cette marge de manœuvre.

De la « faculté » à l’incitation en cas de « durée déraisonnable » de la procédure Dublin

En effet, les règles posées par la Cour dans les arrêts N.S. et Puid, en cas de défaillance systémique, ne sont pas aussi tranchées sur la « marge de manœuvre » finalement laissée à l’Etat requérant. La Cour précise que si la poursuite de l’examen des critères aboutit à étendre la procédure de détermination dans un « délai déraisonnable », alors l’Etat requérant doit « au besoin » se reconnaître responsable de ladite demande (pt 35). Elle met en balance le respect des règles du RD et le risque d’aggravation des droits fondamentaux du demandeur d’asile. Depuis l’arrêt N.S., la Cour a quelque peu encadré la marge de manœuvre que les Etats tirent de leur clause de souveraineté en cas de défaillance systémique de l’Etat responsable. Elle exige de l’Etat requérant, face à une « aggravation d’une situation de violation des droits fondamentaux de ce demandeur » qu’il fasse usage de ce pouvoir « au besoin ». La Cour a jugé qu’une procédure Dublin dont la durée est « déraisonnable » peut être un motif susceptible de contraindre l’Etat requérant d’examiner la demande d’asile, au titre de la clause de souveraineté. La faculté de l’Etat dans ce cas précis se trouve encadrée, in fine, par le respect des droits fondamentaux du demandeur d’asile.

En l’espèce, la Cour ne s’est pas prononcée sur ce qu’il faut entendre par « durée raisonnable » de la procédure Dublin. Toutefois, au sens du RD, un délai « raisonnable » approximatif pourrait se situer entre deux mois (échanges) et six mois (à compter de l’acceptation de l’Etat requis). En effet, passé ce délai, à défaut d’un transfert, l’Etat requérant doit examiner la demande de protection. On peut  combiner ce délai avec les principes de la Directive Procédure qui incitent les Etats à procéder à l’examen de la demande d’asile dans un délai de six mois[16]. Cette préoccupation de la Cour, qui se traduit aussi en matière de procédure Dublin dans d’autres arrêts[17], vise à permettre au demandeur un accès le moins long possible à la procédure d’asile. C’est d’ailleurs un des objectifs du RD de garantir un accès rapide et effectif à l’examen de la demande de protection sur le territoire de l’U.E. (considérant 4 RD). Le nouveau Règlement Dublin (RD III) comprend un article sur l’accès à la procédure d’examen d’une demande de protection (article 3 RD III) dans lequel la jurisprudence N.S. est pour l’essentiel intégrée[18]. Dans une telle dynamique, où la célérité du traitement de la demande est mise en avant, l’examen de la demande par l’Etat où se trouve le demandeur semble privilégié.

Une invitation supplémentaire : veiller à la situation des droits fondamentaux du demandeur

La Cour, depuis N.S., semble considérer que le demandeur qui se trouve dans cette situation, connaît déjà une violation de ses droits fondamentaux. L’Etat requérant doit être vigilant à ne pas alourdir cette situation et « au besoin » examiner lui-même la demande « conformément aux modalités prévues » par la clause de souveraineté (voir supra).

Finalement, la solution retenue semble faire converger les règles de détermination vers l’Etat requérant. Si celui-ci reprend l’examen des critères Dublin, il y a des chances pour qu’il soit au final responsable de la demande (premier pays où fut introduite la demande d’asile, impossibilité de déterminer un autre Etat responsable, durée déraisonnable de la procédure Dublin). Dans le cas d’espèce, le critère retenu était le franchissement illégal d’une frontière extérieure, il s’agit d’un des derniers critères du RD (article 10 RD). Il en résulte que la poursuite de l’examen des critères ultérieurs (exemption de visa, zone de transit) aurait mené à l’article 13 RD (premier Etat auprès duquel une demande d’asile a été introduite), c’est-à-dire l’Etat allemand. Dans un autre cas, puisqu’il s’agissait de mineurs sans famille résidant légalement dans l’UE, la Cour a retenu que l’Etat responsable serait celui où se trouve le mineur pour lui permettre d’accéder le plus rapidement possible à la procédure d’asile et éviter un transfert « inutile » eu égard à sa particulière vulnérabilité. La même logique aurait pu être adoptée dans le cas d’espèce, puisqu’il ne vise que des « cas exceptionnels » (défaillance systémique) où les droits fondamentaux du demandeur d’asile sont déjà fragilisés. Toutefois, en l’espèce, la Cour devait concilier différents impératifs (souveraineté, critères du RD, droits fondamentaux du demandeur d’asile).

Comme l’a souligné l’avocat général dans ses conclusions, « l’arrêt N.S. a établi lui-même que la Charte est applicable dans le contexte de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire » (§ 63). Il en résulte que la faculté de l’Etat requérant d’examiner ou non la demande d’asile, en cas d’impossibilité de transfert, est encadrée par le respect des droits fondamentaux du demandeur d’asile sous procédure Dublin (durée de la détermination, accès à la procédure d’asile).

Conclusion

Dans un premier temps, la Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt M.S.S.[19], a jugé que l’Etat belge aurait dû et pu, en raison de l’existence de la clause de souveraineté du RD, « s’abstenir de transférer le requérant si elles avaient considéré que le pays de destination, en l’occurrence la Grèce, ne remplissait pas ses obligations au regard de la Convention » (pt 340). Elle faisait un lien entre la possibilité de ne pas transférer et la clause de souveraineté. Dans un second temps, la C.J.U.E. dans ses arrêts N.S. et Puid est venue poser des obligations à l’Etat requérant se trouvant dans l’impossibilité de transférer le demandeur d’asile vers l’Etat responsable (ne pas transférer, poursuivre l’examen des critères). La C.J.U.E. n’a pas inscrit ces obligations dans le cadre de la clause de souveraineté, laissant les Etats libres d’en faire usage à moins que d’autres droits fondamentaux du demandeur de protection ne soient affectés (durée de la procédure Dublin, accès à l’examen de la demande). Dans un troisième temps, le législateur de l’Union européenne est venu intégrer pour l’essentiel[20] ces obligations jurisprudentielles faites à l’Etat requérant en cas d’impossibilité de transfert pour cause de défaillances systémiques de l’Etat responsable, dans le texte de refonte du Règlement Dublin (RD III).

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt et les conclusions de l’avocat général :

 

Pour citer cette note : E. NERAUDAU, « En cas d’impossibilité de transfert Dublin, l’Etat requérant n’est en principe pas obligé d’appliquer la clause de souveraineté. », Newsletter EDEM, novembre 2013.


[1] Le règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, J.O., L50, 25 février 2003, p. 1.

[2] C.J.U.E., 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10.

[3] « L’obligation de [...] [l’]État membre d’exercer le droit conféré par l’article 3, paragraphe 2, première phrase, du règlement [...] donne-t-elle au demandeur d’asile un droit subjectif à l’exercice du droit d’évocation susceptible d’être invoqué en justice envers cet [...] État membre ? », C.J.U.E., 14 novembre 2013, Kaveh Puid c. Bundesrepublik Deutschland, C-4/11, pt 23.

[4] C.J.U.E., 14 novembre 2013, Kaveh Puid c. Bundesrepublik Deutschland, C-4/11.

[5] C.J.U.E., 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt 107.

[6] Ibid., pts 94 et 106.

[7] Ibid.

[8] La Cour a précisé que cela reviendrait à créer un « critère supplémentaire d’exclusion selon lequel des violations mineures » à ces textes pourraient avoir pour effet d’exonérer les Etats de leurs obligations prévues par le RD (N.S., pt 85).

[9] « L’obligation de [...] [l’]État membre d’exercer le droit conféré par l’article 3, paragraphe 2, première phrase, du règlement [...] donne-t-elle au demandeur d’asile un droit subjectif à l’exercice du droit d’évocation susceptible d’être invoqué en justice envers cet [...] État membre ? »,  C.J.U.E., 14 novembre 2013, Puid, précité, pt 23.

[10] Conclusions de l’avocat général, M. Niilo Jääskinen, présentées le 18 avril 2013, affaire C-4/11, § 47.

[11] C.J.U.E., 30 mai 2013, Halaf c. Bulgarie, C-528/11.

[12] « En effet, la proposition de la Commission […] précise que la règle figurant à l’article 3, paragraphe 2, du règlement a été introduite afin de permettre à chaque État membre de décider souverainement, en fonction de considérations politiques, humanitaires ou pratiques, d’accepter d’examiner une demande d’asile même s’il n’en est pas responsable en application des critères prévus par le règlement », C.J.U.E., 30 mai 2013, Halaf c. Bulgarie, C-528/11, pt 37.

[13] Règlement (UE) n° 604/2013 (REFONTE) du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (J.O.U.E., 29 juin 2013, L180/31).

[14] « 6. À la suite de la décision de la Commission de suspendre les transferts vers un État membre, les États membres dans lesquels se trouvent les demandeurs d’une protection internationale dont le transfert à été suspendu sont responsables de l’examen des demandes de ces personnes », article 31, § 6, de la Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale présentée dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (Refonte) (COM(2008) 820 final/2) (nous soulignons). En novembre 2011, le Président du Conseil de l’UE a déposé un amendement à la proposition de réforme du RD, visant à transformer le mécanisme d’urgence en un « mécanisme d’alerte rapide, de préparation et de gestion des crises en matière d’asile ».

[15] A ce jour, seule la Grèce a été désignée dans cette situation par la C.J.U.E.

[16] Article 23 Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres, et article 31, § 3, Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte).

[17] Voy. en ce sens, pour des mineurs non accompagnés : C.J.U.E., 6 juin 2013, M.A. c. Secretary of State for the Home Department, C-648/11.

[18] Le paragraphe 2 de l’article 3, § 2, RDIII remplace l’ancienne clause de souveraineté du RD et intègre l’obligation de poursuite des critères en cas d’impossibilité de transférer.

[19] Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

[20] Voy. article 3 RDIII. Il reprend pour l’essentiel les règles posées par la C.J.U.E. en cas d’impossibilité de transfert pour raison de « défaillances systémiques » de l’Etat responsable. En revanche, n’y figure pas l’invitation faite à l’Etat dans lequel se trouve le demandeur d’asile de veiller à ne pas aggraver la situation de violation des droits fondamentaux de ce demandeur par une procédure de détermination de l’État membre responsable d’une durée déraisonnable. Par conséquent, au besoin, il lui incombe d’examiner lui-même la demande.

Publié le 16 juin 2017